^.-M s; •■d A £^v» ^ H-^- i^^ tstJ- #é, i^-^ <«^ 3 trw^BvyAO' (JUt* \..^W->iW (ÏV4- tf CHOUANS. mPBlUF.niE DB K.-J. GRECOIK, \\„p Rti t,.n. n- 2n LES CHOUANS LA BRETAGNE EN 1799, S2. ^^ îî^^^2S. CHAPITRE II. La scène précédente recevra quelque lumière d'une courte digres- sion qu'il convient de placer ici , pour faire partager les craintes du commandant Hulot à certaines personnes casanières , habituées à douter de tout , parce qu'elles ne voient rien , et qui pourraient contredire l'existence de Marche-à-terre et des honnêtes paysans de l'Ouest. Le mot Gars , que l'on prononce Gâ, est un débris de la langue celtique. Il a passé du bas-breton dans le français , et ce mot est , de notre langage actuel , celui qui contient le plus de souvenirs antiques. Le gais était l'arme principale des Galls ou Gaulois; Gaisde signifiait armé ; gais , bravoure ; gas , force. Ces rapprochements prouvent la parenté du mot gars avec ces expressions de la langue de nos ancêtres. Il a de l'analogie avec le mot latin vir, homme, racine de virtus, force, courage. Cette dissertation trouve son excuse dans sa nationalité ; puis , peut-être , servira-t-elle à réha- biliter, dans l'esprit de quelques personnes, les mots : gars , garçon , garçonnette, garce, garcette , généralement proscrits du discours comme mal séants , mais dont l'origine est si guerrière , et qui se montreront cà et là dans le cours de cette histoire. — C'est une fameuse garce ! est un éloge peu compris que recueil- lit madame de Staël dans un petit canton du Vendômois où elle passa quelques jours d'exil. La Bretagne est , de toute la France , le pays où les mœurs gau- loises ont laissé les plus fortes empreintes. Les parties de cette province où , même de nos jours , la vie sauvage et l'esprit super- stitieux de nos rudes aïeux sont restés , pour ainsi dire , flagrants , se nomment le pays des Gars. Lorsqu'un canton est habité par nom- bre de sauvages semblables à celui qui vient de comparaître dans ce récit , les gens de la contrée disent : les gars de telle paroisse. CHAPITRE II. ^3 Ce nom classique est comme une récompense de la fidélité avec laquelle ils s'efforcent de conserver les traditions du langage et des mœurs galliques. Aussi leur vie garde-t-elle de profonds vestiges des croyances et des pratiques superstitieuses des anciens temps. Là , les coutumes féodales sont encore respectées. Là , les antiquaires retrouvent debout les monuments des druides. Là , le génie de la civilisation moderne s'effraie de pénétrer à travers d'immenses forêts primordiales. Une incroyable férocité, un entêtement brutal; mais aussi la foi du serment, l'absence complète de nos lois, de nos mœurs, de notre habillement, de nos monnaies nouvelles, de notre langage; mais aussi une simplicité patriarcale et d'héroïques vertus, s'accordent à rendre les habitants de ces campagnes plus sauvages et plus pauvres de combinaisons intellectuelles , que ne le sont les Mohicans et les Peaux-Rouges de l'Amérique septentrionale. La place que la Bretagne occupe, au centre de l'Europe, la rend beau- coup plus curieuse à observer que ne l'est le Canada. Entouré de lumières dont il ne ressent pas la bienfaisante chaleur, ce pays res- semble à un charbon glacé qui reste obscur et noir au sein d'un brillant foyer. Les efforts tentés par quelques bons esprits pour conquérir à la vie sociale et à la prospérité cette belle partie de la France, si riche de trésors ignorés , les tentatives du gouvernement même , meurent au sein de l'immobilité de toute une population vouée aux pratiques d'une immémoriale routine. Ce malheur s'explique assez par la nature d'un sol encore sillonné de ravins , de torrents , de lacs et de marais ; hérissé de haies et de bastions en terre , qui font, de chaque champ, une citadelle; privé de routes et de canaux; puis, par l'esprit d'une population ignorante, livrée à des préjugés dont les détails de cette histoire feront peut- être ressortir les dangers , et qui ne veut pas de notre moderne agri- culture. La disposition pittoresque de ce pays , les superstitions de ses habitants excluent et la concentration des individus et les bienfaits amenés par la comparaison , par l'échange des idées. Là , point de villages. Les constructions précaires, que l'on nomme des logis, sont clair-semées à travers la contrée. Chaque famille vit dans un désert. Les seules réunions connues sont les assemblées éphémères que le dimanche ou les fêtes de la religion consacrent à la paroisse. Ces 24 LES CHOUANS. réunions silencieuses, dominées ^ar le Recteur ^ le seul maître de ces esprits grossiers , ne durent que quelques heures. Après avoir entendu la voix terrible de ce prêtre , le paysan retourne pour une semaine dans sa demeure insalubre. Il en sort pour le travail ; il y rentre pour dormir. S'il y est visité , c'est par ce recteur , l'âme de la contrée. Aussi , était-ce à la voix de ce prêtre que des milliers d'hommes se ruèrent sur la République, et que ces parties de la Bretagne fournirent , cinq ans avant l'époque à laquelle commence celte histoire , des masses de néophites à la première chouannerie. Les frères Cottereau, hardis contrebandiers, qui donnèrent leur nom à cette guerre , exerçaient leur périlleux métier de Laval à Fougères. Mais les insurrections de ces campagnes n'eurent rien de noble , et l'on peut dire avec assurance que , si la Vendée fit du brigandage une guerre , la Bretagne fit de la guerre un brigandage. La proscription des princes , la religion détruite , ne furent pour les chouans que des prétextes de pillage , et les événements de cette lutte intestine contractèrent quelque chose de la sauvage âpreté qu'ont les mœurs en ces contrées. Aussi , quand de vrais défenseurs de la monarchie vinrent recru- ter des soldats parmi ces populations ignorantes et belliqueuses , ils essayèrent de donner , sous le drapeau blanc , quelque grandeur à ces tristes entreprises qui avaient rendu la chouannerie odieuse. Leurs nobles efforts furent inutiles , et les chouans sont restés comme un mémorable exemple du danger de remuer les masses peu civilisées d'un pays. Le tableau de la première vallée offerte par la Bretagne aux yeux du voyageur, la peinture des hommes qui composaient le déta- chement des réquisilionnaires , la description du gars apparu sur le sommet de la Pèlerine , donnent en raccourci une fidèle image de la province et de ses habitants. Une imagination exercée peut , d'après ces détails , concevoir le théâtre et les instruments de la guerre. Là en étaient les éléments. Les haies si fleuries de ces belles vallées cachaient alors d'invisibles agresseurs. Alors chaque champ était une forteresse , chaque arbre méditait un piège , chaque vieux tronc de saule creux gardait un stratagème. Le lieu du combat était partout. Les fusils attendaient, au coin des routes, les bleus que de jeunes filles attiraient en riant sous le feu des canons, sans croire CHAPITRE II. 25 être perfides. Elles allaient en pèlerinage avec leurs pères et leurs frères demander des ruses et des absolutions à des vierges de bois vermoulu. La religion, ou plutôt le fétichisme de ces créatures ignorantes désarmait le meurtre de ses remords. Aussi , une fois cette lutte engagée , tout le pays devenait-il dangereux : le bruit comme le silence , la grâce comme la terreur. Il y avait de la convic- tion dans ces trahisons : c'étaient des sauvages qui servaient Dieu et le roi, à la manière dont les Natchez font la guerre. Mais , pour rendre exacte et vraie en tous points la peinture de cette lutte, l'historien doit ajouter qu'au moment où la paix de Hoche fut signée, la contrée entière redevint et riante et amie. Les familles qui, la veille, se déchiraient encore, le lendemain soupèrent sans danger sous le même toit. A l'instant où Hulot recotmut les perfidies secrètes que trahissait la peau de chèvre de 3Iarche-à-terre, il resta convaincu de la rup- ture de cette heureuse paix, due au génie de Hoche, et dont il avait espéré le maintien. Ainsi la guerre renaissait sans doute plus terrible, à la suite d'une inaction de trois années. La révolution , adoucie depuis le 9 thermidor, allait peut-être reprendre le. caractère de terreur qui la rendit haïssable aux esprits modérés. L'or des Anglais avait donc, comme toujours, aidé aux discordes de la France, et laPiépublique, abandonnée du jeune Bonaparte, qui semblait en être le génie tutélaire , paraissait hors d'état de résister à tant d'ennemis. Le plus cruel se montrait le dernier. La guerre civile, annoncée par mille petits soulèvements partiels, prenait un caractère de gravité tout nouveau, du moment où les chouans concevaient le dessein d'attaquer une aussi forte escorte. Telles étaient les réflexions qui se déroulèrent dans l'esprit de Hulot, quoique d'une manière beaucoup moins succincte, dès qu'il crut apercevoir , dans l'apparition de 3Iarche-à-terre , l'indice d'une embuscade habilement préparée ; car lui seul était dans le secret de son danger. Le silence dont fut suivie la phrase prophétique du commandant à Gérard, et qui termine la scène précédente, servit à Hulot pour recouvrer son sang-froid. Le vieux soldat avait presque chance'é. H ne put chasser les nuages qui couvrirent son front, quand il vint à penser qu'il était environné déjà des horreurs d'uue guerre dont les Cannibales auraient peut-être renié les atrocités. 26 LES CHOUANS. Le capitaine Merle et le lieutenant Gérard , ses deux amis , cher- chant à s'expliquer la terreur, si nouvelle pour eux , dont témoi- gnait la figure de leur chef, contemplaient Marche-à-terre man- geant sa galette au bord du chemin, sans pouvoir établir le moindre rapport entre cette espèce d'animal et l'inquiétude de leur intrépide commandant. Mais le visage de Hulot s'éclaircit bientôt. Tout en déplorant les malheurs de la France , il se réjouit d'avoir à combattre pour elle, et se promit joyeusement de ne pas être la dupe des chouans , et de pénétrer l'homme si ténébreusement rusé qu'ils lui faisaient l'hon- neur d'employer contre lui. Avant de prendre aucune résolution , il se mit à examiner la position dans laquelle ses ennemis voulaient le surprendre. En voyant que le chemin, au milieu duquel il se trouvait engagé, pas- sait dans une espèce de gorge peu profonde à la vérité , mais flan- quée de bois, et où aboutissaient plusieurs sentiers, il fronça forte- ment ses gros sourcils noirs , puis dit à ses deux amis , d'une voix sourde et très-émue : — Nous sommes dans un guêpier î — Et de quoi donc avez-vous peur? demanda Gérard. — Peur ! reprit le commandant , oui , peur. J'ai toujours eu peur d'être fusillé comme un chien, au détour d'un bois , sans qu'on vous crie : Qui vive ! — Bah ! dit Merle en riant , qui vive ! est aussi un préjugé. — Nous sommes donc vraiment en danger ? demanda Gérard , aussi étonné du sang-froid de Hulot, qu'il l'avait été de sa passagère terreur. — Chut ! dit le commandant , nous sommes dans la gueule du loup ; il y fait noir comme dans un four , et j'essaie à lire mon alphabet. Heureusement , reprit-il, que nous tenons le hautde cette côte ! H la décora d'une épithète énergique ; puis ajouta : — Mais je finirai peut-être par y voir clair. Le commandant , attirant à lui les deux officiers , cerna Marche- à-terre. Le gars feignit de croire qu'il les gênait, et se leva promptement. — Reste là, chenapan ! lui cria Hulot en le poussant et le faisant retomber sur le talus où il s'était assis. CHAPITRE II. 27 De ce moment, le chef de demi-brigade ne cessa de regarder attentivement l'insouciant Breton. — Mes amis, reprit-il alors en parlant à voix basse aux deux officiers , il est temps de vous dire que la boutique est enfoncée là bas. Le Directoire , par suite d'un remue-ménage qui a eu lieu aux Assemblées , a encore donné un coup de balai à nos affaires. Ces pentarques, ou pantins, c'est plus français, de directeurs viennent de perdre une bonne lame. Bernadotte n'en veut plus. — Qui le remplace ? demanda vivement Gérard. — Milet-Mureau , une vieille perruque. On choisit là un bien mauvais temps pour laisser naviguer des mâchoires! Voilà des fusées qui partent sur les côtes. Tous ces hannetons de Vendéens et de chouans sont en l'air , et ceux qui sont derrière ces marion- nettes-là ont bien su prendre le moment où nous succombons. — Comment ! dit Merle. — Nos armées sont battues sur tous les points , reprit Hulot en étouffant sa voix encore davantage. Les chouans ont déjà intercepté deux fois les courriers , et je n'ai reçu mes dépêches et les derniers décrets qu'au moyen d'un exprès envoyé par Bernadotte, au moment où il quittait le ministère. Des amis m'ont heureusement écrit con- fidentiellement sur cette débâcle. Fouché a découvert que le tyran Louis XVIII a été averti par des traîtres de Paris d'envoyer un chef à ses canards de l'intérieur. On pense que Barras trahit la République. Bref, Pitt et les princes ont envoyé ici un ci-devant , homme vigoureux, plein détalent, qui voudrait, en réunissant les efforts des Vendéens à ceux des chouans , abattre le bonnet de la République. Ce camarade-là a débarqué dans le Morbihan. Je l'ai su le premier , et je l'ai appris aux malins de Paris. Le Gars est le nom qu'il s'est donné. Tous ces animaux-là, dit-il en montrant Marche-à-terre , chaussent des noms qui donneraient la colique à un honnête patriote, s'il les portait. Or, notre homme est dans ce district. L'arrivée de ce chouan-là ( il indiqua de nouveau Marche- à-terre) m'annonce qu'il est sur notre dos. Mais on n'apprend pas à un vieux singe à faire la grimace , et vous allez m'aider à ramener mes linottes à la ca^e, et plus vite que ça! Je serais un joli coco, si je me laissais engluer comme une corneille par ce ci-devant, qui arrive de Londres sous le prétexte d'avoir à épousseter nos chapeaux. En apprenant ces circonstances secrètes et critiques , les deux 28 LES CHOUANS. officiers, sachant que leur commandant ne s'alarmait jamais en vain , prirent alors cette contenance grave qu'ont les militaires au fort du danger , lorsque ce sont de ces hommes fortement trempés et habitués à voir un peu loin dans les affaires humaines. Gérard voulut répondre , afin d'apprendre toutes les nouvelles politiques dont le commandant paraissait taire une partie ; mais un signe de Hulot lui imposa silence, et tous les trois se mirent à regarder Marche-à-terre. Ce dernier ne donna pas la moindre marque d'émotion , en se voyant sous la surveillance de ces hommes aussi redoutables par leur intelligence que par leur force corporelle. La curiosité des deux officiers , pour lesquels cette sorte de guerre était nouvelle , fut vivement excitée par le commencement d'une affaire qui offrait un intérêt presque romanesque. Aussi voulurent-ils en plaisanter ; mais, au premier mot qui leur échappa, Hulot les regarda.gravement et leur dit : — Tonnerre de Dieu ! n'allons pas fumer sur le tonneau de poudre , citoyens! C'est porter de l'eau dans un panier que d'avoir du courage hors de propos ! — Gérard , dit-il ensuite en se penchant à l'oreille du lieutenant, approchez-vous insensiblement de ce brigand-là , et tenez vous prêt à lui passer votre épée au travers du corps , au moindre mouvement suspect. Quant à moi , je vais prendre des mesures pour soutenir ja conversation , s'ils veulent bien l'entamer. Gérard inclina légèrement la tête, en signe d'obéissance; puis il se mit à contempler les points de vue de cette vallée avec laquelle on a pu se familiariser. Il parut vouloir les examiner plus attenti- vement , et marcha pour ainsi dire sur lui-même et sans affectation ; mais on pense bien que le paysage était la dernière chose qu'il observât. De son côté , Marche-à-terre laissa complètement ignorer si la manœuvre du lieutenant le mettait en péril ; il jouait avec le bout de son fouet , et l'on eût dit qu'il péchait à la ligne dans le fossé. Pendant que Gérard essayait ainsi de prendre position devant les chouans , le commandant dit tout bas à Merle : — Donnez dix hommes d'élite à un caporal, et allez les poster vous- même au-dessus de nous, à l'endroit du sommet de cette côte où le chemin s'élargit en formant un plateau , et d'où vous apercevrez un I CliAI>lTllE II. 29 bon ruban de queue de la route d'Ernée. Choisissez une place où le chemin ne soit pas flanqué de bois et d'où le caporal puisse surveiller la campagne. Appelez La-clef-des-cœurs ; il est intelligent. Il n'y a point de quoi. rire ; je ne donnerais pas un décime de notre peau , si nous ne prenons pas notre bisque î Pendant que le capitaine Merle exécutait cet ordre avec une promptitude dont il comprenait toute l'importance , le commandant agita la main droite , popr réclamer un profond silence des soldats dont il était entouré, et qui causaient en jouant. Il ordonna, par un autre geste, de reprendre les armes. Lorsque le calme fut établi, il porta les yeux d'un côté de la route à l'autre , écoutant avec une attention inquiète , comme s'il espérait surprendre quelque bruit étouffé , quelques sons d'armes ou des pas précurseurs de la lutte attendue. Son œil noir et perçant semblait sonder les bois à des pro- fondeurs extraordinaires; mais, ne recueillant aucun indice , il con- sulta le sable de la route , à la manière des sauvages , pour tâcher de découvrir quelques traces de ces invisibles ennemis dont il con- naissait l'audace et les avantages. Désespéré de ne rien apercevoir qui justifiât ses craintes , il s'avança vers les côtés de la route , en gravit les légères collines avec peine, puis il en parcourut lentement les sommets. Tout à coup , sentant combien son expérience était utile au salut de sa troupe , il descendit. Son visage devint plus sombre , car, dans ces temps-là, les chefs regrettaient toujours de ne pas garder pour eux seuls la tâche la plus périlleuse. Les autres officiers et les soldats , ayant remarqué la préoccu- pation d'un chef dont ils aimaient le caractère et connaissaient la valeur, pensèrent alors que son extrême attention annonçait un danger. Incapables d'en soupçonner la gravité , s'ils restèrent im- mobiles et retinrent presque leur respiration , ce fut par instinct. Semblables à ces chiens qui cherchent à deviner les intentions de l'habile chasseur dont ils ne comprennent pas l'ordre , mais obéis- sent ponctuellement, ces soldats regardèrent alternativement la vallée de Gouesnon , les bois de la route et la figure sévère de leur commandant , en tâchant d'y lire leur sort. Ils se consultaient des yeux, et plus d'un sourire se répétait de bouche en bouche. Quand Hulot fit sa grimace, Beau-pied, jeune sergent qui passait pour le bel-esprit de la compagnie, dit à voix basse : 4 30 LES CHOUANS. — OÙ diable nous sommes-nous donc fourrés, pour que ce vieux troupier de Hulot nous fasse une mine aussi marécageuse! Il a l'air d'un conseil de guerre. Hulot ayant jeté sur Beau-pied un regard sévère , le silence exigé sous les armes régna tout à coup. Au milieu de ce silence solennel , les pas tardifs des conscrits , sousles pieds desquels le sable criait sourdement, rendaient un son régulier qui ajoutait une vague émotion à cette anxiété générale. Ce sentiment indéfinissable sera compris seulement de ceux qui, en proie à une attente cruelle, ont senti dans le silence des nuits les larges battements de leur cœur, redoublés par quelque bruit dont le retour monotone semblait leur verser la terreur, goutte à goutte. Le commandant , se replaçant au milieu de la route , commen- çait à se demander : Me trompé-je? Il regardait déjà avec une colère concentrée , qui lui sortait en éclairs par les yeux , le tranquille et stupide Marche-à-terre; mais l'ironie sauvage qu'il sut démêler dans le regard terne du chouan, lui persuada de ne pas discontinuer de prendre ses mesures salutaires. En ce moment, le capitaine Merle avait accompli les ordres de Hulot , et revint auprès de lui. Alors les muets acteurs de cette scène, semblable à mille autres qui rendirent cette guerre la plus dra- matique de toutes , attendirent avec impatience de nouvelles im- pressions, curieux de voir s'illuminer par d'autres manœuvres les points obscurs de leur situation militaire. — Nous avons bien fait, capitaine, dit le commandant, de mettre à la queue du détachement le petit nombre de patriotes que nous comptons parmi ces réquisitionnaires. Prenez encore une douzaine de bons lurons , à la tête desquels vous mettrez le sous- lieutenant Lebrun , et vous les conduirez rapidement à la queue du détachement. Là , ils appuieront les patriotes qui s'y trouvent , et feront avancer, et vivement, toute la troupe de ces oiseaux-là, afin de la ramasser en deux temps vers la hauteur occupée par les camarades. Je vous attends. Le capitaine disparut au milieu de la troupe. Le commandant , regardant tour à tour quatre hommes intrépides dont il connaissait l'adresse et l'agilité, les appela silencieusement, en les désignant du doigt, et leur faisant ce signe amical qui consiste à ramener l'in- dex vers le nez, par un mouvement rapide et répété. Ils vinrent. CHAPITRE II. 31 — Vous avez servi avec moi sous Hoche , leur dit-il , quand nous avons mis à la raison ces brigands qui s'appellent les Chasseurs du roi.' Vous savez comment ils se cachaient pour canarder les bleus ! A cet éloge de leur savoir-faire , les quatre soldats hochèrent la tête , en faisant une moue significative. C'étaient de ces figures héroïquement martiales , dont l'insouciante résignation annonçait que, depuis la lutte commencée entrela France et l'Europe, leurs idées n'avaient pas été plus loin que leur giberne en arrière et que leur baïonnette en avant. Tout en ramassant leurs lèvres , comme une bourse dont on serre les cordons , ils regardèrent leur comman- dant d'un air attentif et curieux. — Eh bien ! reprit Hulot , qui possédait éminemment l'art de parler la langue pittoresque du soldat , il ne faut pas que de bons lapins comme nous se laissent embêter par des chouans. Il y en a ici , ou je ne me nomme pas Hulot ! Vous allez , à vous quatre , battre les deux côtés de cette route. Le détachement va filer le câble. Ainsi, suivez ferme, tâchez de ne pas descendre la garde , et éclairez- moi cela , vivement ! Et il leur montra les dangereux sommets du chemin. Tous , en guise de remercîment , portèrent le revers de la main devant leurs vieux chapeaux à trois cornes , dont le haut-bord , battu par la pluie et affaibli par l'âge, se courbait sous la forme. L'un d'eux, nommé Larose , sergent connu de Hulot, lui dit, en faisant sonner son fusil : — On va leur siffler un air de clarinette , mon commandant. Ils partirent, les uns à droite , les autres à gauche. Ce ne fut pas sans une émotion secrète que la compagnie les vit disparaître des deux côtés de la route. Cette anxiété fut partagée par le commandant, qui croyait les envoyer à une mort certaine. Il eut même un frisson involontaire, lorsqu'il ne vit plus la pointe de leurs chapeaux. Officiers et soldats écoutèrent le bruit graduellement affai- bli de leurs pas dans les feuilles sèches , avec un sentiment d'autant plus aigu qu'il était caché plus profondément. Il y a des scènes de guerre où quatre hommes risqués causent plus d'effroi que les mil- liers de morts étendus à Jemmapes. Ces physionomies militaires ont des expressions si multipliées , si fugitives , que leurs peintres sont obligés d'en appeler aux souvenirs des soldats, et de laisser les 32 LES CUOUANS. esprits pacifiques étudier ces figures si dramatiques ; car ces orages, si féconds en détails et si riches d'accidents , ne pourraient être complètement décrits sans d'interminables longueurs. Au moment où les baïonnettes des quatre soldats ne brillèrent plus , le capitaine Merle revenait , après avoir accompli les ordres du commandant, avec la rapidité de l'éclair. Alors Hulot, par deux ou trois commandements , mit le reste de sa troupe en bataille au milieu du chemin. Puis il ordonna de regagner le sommet de la Pèlerine , où stationnait sa petite avant-garde ; mais il marcha le dernier et à reculons , afin d'observer les plus légers changements qui surviendraient sur tous les points de cette scène, que la nature avait faite si ravissante , et l'homme si terrible. Il atteignit l'endroit où Gérard gardait Marche-à-terre, lorsque ce dernier, qui avait suivi , d'un œil indifférent en apparence , tou- tes les manœuvres du commandant , mais qui regardait alors avec une incroyable intelligence les deux soldats engagés dans les bois situés sur la droite de la route , se mit à siffler trois ou quatre fois , de manière à produire le cri clair et perçant de la chouette. Les trois célèbres contrebandiers dont les noms ont déjà été cités, employaient ainsi, pendant Ja nuit, certaines intonations de ce cri, pour s'avertir des embuscades, de leurs dangers et de tout ce qui les intéressait. De là leur était venu le surnom de Chuin, qui signifie chouette ou hibou dans le patois de ce pays. Ce mot corrompu servit à nommer ceux qui, dans la première guerre, itni- tèrent les allures et les signaux de ces trois frères. En entendant ce sifflement suspect , le commandant s'arrêta pour regarder fixement Marche-à-terre. Il feignit d'être la dupe de la niaise attitude du chouan , afin de le garder près de lui, comme un baromètre qui lui indiquât les mouvements de l'ennemi. Aussi arrêta-t-il la main de Gérard, qui s'apprêtait à le dépêcher. Puis il plaça deux soldats à quelques pas de l'espion , et leur ordonna , à haute et intelligible voix , de se tenir prêts à le fusiller, au moindre signe qui lui échapperait. Malgré son imminent danger, Marche-à- terre ne laissa paraître aucune émotion. Le commandant qui l'étu- diait , s'apercevant de cette insensibilité , dit à Gérard : — Le serin n'en sait pas long! Ah! ah! il n'est pas facile de lire sur la figure d'un chouan; mais celui-ci s'est trahi par le désir de montrer son intrépidité. Vois-tu, Gérard, s'il avait joué la CHAPITRE 11. 33 terreur, j'allais le prendre pour un imbécile. Lui et moi aurions fait la paire. J'étais au bout de ma gamme. Oh! nous allons être atta- qués ! Mais qu'ils viennent ; maintenant je suis prêt. Après avoir prononcé ces paroles à voix basse et d'un air de triomphe , le vieux militaire se frotta les mains et regarda Marche- à-terre d'un air goguenard. Puis il se croisa les bras sur la poitrine, resta au mileu du chemin, entre ses deux officiers favoris, et attendit le résultat de ses dispositions. Sûr du combat, il contempla ses soldats d'un air calme. — Oh! il va y avoir du foutreau! dit Beau-pied à voix basse. Le commandant s'est frotté les mains. 34 LES CUODANS. CHAPITRE III. La situation critique dans laquelle se trouvaient placés le com- mandant Hulot et son détachement , était une de celles où la vie est si réellement mise en jeu , que les hommes d'énergie tiennent à honneur de s'y montrer pleins de sang-froid et libres d'esprit. Là se jugent les hommes en dernier ressort. Le commandant, plus instruit du danger que ses deux officiers , mit de l'amour-propre à paraître le plus tranquille. Les yeux tour à tour fixés sur 3Iarche-à-terre , sur le chemin et sur les bois , il n'attendait pas sans angoisse le bruit de la décharge générale des chouans , qu'il croyait cachés , comme des lutins , autour de lui; mais sa figure restait impassible. Au moment où tous les yeux des soldats étaient attachés sur les siens, il plissa légèrement ses joues brunes marquées de petite vérole , retroussa fortement sa lèvre droite , cligna des yeux , gri- mace toujours prise pour un sourire par ses soldats ; puis il frappa Gérard sur l'épaule en lui disant : — Maintenant nous voilà calmes. Que vouliez-vous me dire tout à l'heure? — Dans quelle crise nouvelle sommes-nous donc , mon comman- dant? — La chose n'est pas neuve , reprit-il à voix basse. L'Europe est contre nous tout entière, et, cette fois, elle a beau jeu. Pendant que les Directeurs se battent entre eux, comme des chevaux dans une écurie , et que tout tombe par lambeaux dans leur gouvernement , ils laissent les armées sans secours. Nous sommes abîmés en Italie ! Oui, mes amis , nous avons évacué Mantoue, à la suite des désastres de la Trébia , et Joubert vient de perdre la bataille de Novi. J'espère que Masséna gardera les défilés de la Suisse envahie par Suwarow. Nous sommes enfoncés sur le Rhin. Le Directoire y a envoyé Moreau. Ce lapin défendra-t-il les frontières?.... Je le veux bien. Mais la CHAPITRE III. 35 coalition finira par nous écraser, et, malheureusement, le seul général qui puisse nous sauver est au diable, là bas, en Egypte! Comment reviendrait-il, au surplus? L'Angleterre est maîtresse de la mer. — L'absence de Bonaparte ne m'inquiète pas, commandant! répondit le jeune lieutenant Gérard , chez lequel une éducation soignée avait développé un esprit supérieur. Notre révolution s'arrêtera. Nous ne sommes pas seulement chargés de défendre le territoire de la France; nous avons une double mission. Ne devons- nous pas aussi conserver l'âme du pays , ces principes généreux de liberté, d'indépendance, cette raison humaine, réveillée par nos Assemblées, et qui gagnera, j'espère, de proche en proche? La France est comme un voyageur charge de porter une lumière ; elle la garde d'une main et se défend de l'autre. Si vos nouvelles sont vraies , jamais, depuis dix ans , nous n'aurions été entourés de plus de gens qui cherchent à la souffler : doctrines et pays , tout est près de périr. — Hélas! oui! dit en soupirant le commandant Hulot. Ces poli- chinelles de Directeurs ont su se brouiller avec tous les hommes qui pouvaient bien mener la barque. Bernadotte, Carnot, tout, jusqu'au citoyen Talleyrand, nous a quittés. Bref, il ne reste plus qu'un seul bon patriote , l'ami Fouché. Il tient tout par la police ! Voilà un homme! aussi est-ce lui qui m'a fait prévenir à temps de cette insurrection. Encore nous voilà pris , je suis sûr , dans quelque traquenard. — Oh ! si l'armée ne se mêle pas un peu de notre gouvernement , dit Gérard , les avocats nous remettront plus mal que nous n'étions avant la révolution. Est-ce que ces chafouins-là s'entendent à commander? — J'ai toujours peur, reprit Hulot , d'apprendre qu'ils traitent avec les Bourbons. Tonnerre de Dieu! s'ils s'entendaient, dans quelle passe nous serions ici , nous autres ! — Non, non, commandant, nous n'en viendrons pas là. L'armée, comme vous le dites, élèvera la voix, et, pourvu qu'elle ne prenne pas ses expressions dans le vocabulaire de Pichegru , j'espère que nous ne nous serons pas hachés pendant dix ans pour, après tout, prendre du lin dans une maison et le voir filer à d'autres. — Oh oui ! dit le commandant , il nous en a furieusement coûté pour changer de costume. 36 LES cnouA>s. — Eh bien ! dit le capitaine Merle , agissons toujours ici en bons patriotes , et tâchons d'empêcher nos chouans de communiquer avec la Vendée ; car s'ils s'entendent et que l'Angleterre s'en mêle , cette fois je ne répondrais pas du bonnet de la République , une et indivisible. Là, le cri de la chouette se fît entendre à une distance assez éloi- gnée et interrompit la conversation. Alors le commandant , plus inquiet, examina derechef Marche-à-terre, dont la figure impassible ne donnait , pour ainsi dire , pas signe de vie. Les conscrits , rassemblés par un officier, étaient réunis comme un troupeau de bétail au milieu de la route , à trente pas environ de la compagnie en bataille. Puis derrière eux, à dix pas, se trou- vaient les soldats et les patriotes commandés par le lieutenant Lebrun. Le commandant jeta les yeux sur cet ordre de bataille, et regarda une dernière fois le piquet d'hommes postés en avant sur la route. Content de ses dispositions , il se retournait pour ordonner de se mettre en marche, lorsqu'il aperçut les cocardes tricolores des deux soldats qui revenaient, après avoir fouillé les bois situés sur la gau- che. Le commandant, ne voyant point reparaître les deux éclai- reurs de droite , voulut attendre leur retour. — C'est de là que la bombe va partir ! dit-il à ses deux officiers. Et il leur montra le bois où ses deux enfants perdus étaient comme ensevelis. Pendant que les deux tirailleurs lui faisaient une espèce de rap- port, Hulot cessa de regarder Marche-à-terre. Alors le chouan se mit à siffler vivement, de manière à faire retentir son cri à une dis- tance prodigieuse. Puis , avant qu'aucun de ses surveillants ne l'eût même couché en joue , il leur avait appliqué un coup de fouet qui les renversa sur la berme. Aussitôt des cris ou plutôt des hurlements sauvages surprirent les républicains, et une décharge terrible, partie du bois qui sur- montait le talus où le chouan s'était assis, abattit sept ou huit soldats. Marche-à-terre, sur lequel cinq à six hommes tirèrent sans l'atteindre, disparut dans le bois, après avoir grimpe le talus avec la rapidité d'un chat sauvage. Ses sabots roulèrent dans le fossé, et il fut aisé de lui voir aux pieds les gros souliers ferrés que por- taient habituellement les Chasseurs du roi. CHAPITRE 111. 37 Aux premiers cris jetés par le chouan , tous les conscrits sautè- rent dans le bois à droite , semblables à ces troupes d'oiseaux qui s'envolent à l'approche d'un voyageur. — Feu ! feu 1 cria le commandant. La compagnie tira sur eux; mais les conscrits avaient su se mettre tous à l'abri de cette fusillade , en s'adossant à des arbres. Avant que les armes eussent été rechargées , ils avaient disparu. — Décrétez donc des légions départementales , hein ! dit Hulot à Gérard. Il faut être bête comme un Directoire pour vouloir compter sur la réquisition de ce pays-ci. Les Assemblées feraient mieux de ne pas nous voter tant d'habits , d'argent , de munitions , et de nous en donner. — Voilà des crapauds qui aiment mieux leurs galettes que le pain de munition! dit Beau-pied, le malin de la compagnie. A ces mots , des huées et des éclats de rire, partis du sein de la troupe républicaine , honnirent les déserteurs ; mais le silence se rétablit tout à coup. Les soldats virent descendre péniblement du talus les deux chas- seurs que le commandant avait envoyés battre les bois de la droite. Le moins blessé des deux soutenait son camarade qui abreuvait le terrain de son sang. Les deux pauvres soldats étaient parvenus à moitié de la pente , lorsque Marche-à-terre montra sa face hideuse. Il ajusta si bien les deux bleus, qu'il les acheva d'un seul coup, et ils roulèrent pesamment dans le fossé. A peine avait-on vu sa grosse tête , que trente canons de fusils se levèrent , mais , semblable à une figure fantasmagorique, il avait disparu derrière les fatales touffes de genêts. Ces événements, qui exigent tant de mots, se passèrent en un moment ; puis , en un moment aussi , les patriotes et les soldats de l'arrière-garde rejoignirent le reste de l'escorte. — En avant ! s'écria Hulot. La compagnie se porta rapidement à l'endroit élevé et découvert où le piquet avait été placé. Là , le commandant mit la compagnie en bataille; mais, n'apercevant aucune démonstration hostile de la part des chouans , il espéra que la délivrance des conscrits était le seul but de cette embuscade. — Leurs cris , dit-il à ses deux amis , m'annoncent qu'ils ne sont 38 LES CHOUANS. pas nombreux. Marchons au pas accéléré ; nous atteindrons peut- être Ernée , sans les avoir sur le dos. Ces mots furent entendus d'un conscrit patriote. Il sortit des rangs et se présenta devant Hulot. — Mon général , dit-il , j'ai déjà fait cette guerre-là en contre- chouan. Peut-on vous toucher deux mots ! — C'est un avocat , dit le commandant à l'oreille de Merle ; cela se croit toujours à l'audience. — Allons, plaide! répondit-il au jeune Fougerais , qui s'appro- cha de lui pour lui dire à voix basse : — Mon commandant, les chouans ont sans doute apporté des armes aux hommes dont ils viennent de se recruter, et, si nous levons la semelle devant eux, ils iront nous attendre à chaque coin de bois , et nous tueront jusqu'au dernier, avant que nous arrivions à Ernée. Il faut plaider comme tu le dis; mais avec des cartouches. Pendant la bataille, qui durera encore plus de temps que tu ne le crois , l'un de mes camarades ira chercher la garde nationale et les compagnies franches de Fougères. Alors , quoique nous ne soyons que des conscrits, tu verras si nous sommes de la race des corbeaux. — Tu crois donc les chouans bien nombreux ? — Vois , citoyen commandant ! Il amena Hulot à un endroit du" plateau où le sable avait été renàué comme avec un râteau. Puis , après le lui avoir fait remar- quer, il le conduisit assez avant dans un sentier, où ils virent les vestiges du passage d'un grand nombre d'hommes. Les feuilles y étaient empreintes dans la terre battue. — Ceux-là sont les gars de Vitré , dit le Fougerais. Ils ont été 5e joindre aux Bas-Normands. — Comment te nommes-tu , citoyen ! demanda Hulot. — Gudin , mon commandant. — Eh bien , Gudin , je te fais sergent de tes bourgeois. Tu m'as l'air d'un homme solide. Je te charge de choisir celui de tes cama- rades qu'il faut envoyer à Fougères. Tu te tiendras à côté de moi. D'abord , va avec tesréquisitionnaires prendre les fusils , les giber- nes et les habits de nos pauvres camarades, que ces brigands vien- nent de coucher dans lechemm. Vous ne resterez pas ici à manger des coups de fusils , sans en rendre. Les intrépides Fougerais allèrent chercher la dépouille des morts. CHAPITRE III. 89 et la compagnie entière les protégea par un feu bien nourri dirigé sur le bois , de manière qu'ils réussirent à dépouiller les morts sans perdre un seul homme. — Ces Bretons-là , dit Hulot à Gérard, feront de fameux fantas- sins , si jamais la gamelle leur sourit. L'émissaire de Gudin partit en courant par un sentier détourné dans les bois de gauche. Alors les soldats , occupés à visiter leurs armes, s'apprêtèrent au combat. Le commandant les passa en revue, leur sourit, s'alla planter à quelques pas en avant avec ses deux officiers favoris , et attendit de pied ferme l'attaque des chouans. Le silence régna de nouveau pendant un instant ; mais il ne fut pas de longue durée. ' '^"'-"^ '"•''" <" » '"» j/îh ":>:> ^jnsmo.. m Trois cents chouans , dôlfit les costumes étaient identiques avec ceux des réquisitionnaires , débouchèrent par les bois de la droite et vinrent sans ordre , en poussant de véritables hurlements, occu- per toute la route devant le faible bataillon des bleus. Le comman- dant rangea ses soldats en deux parties égales , qui présentaient chacune un front de dix hommes. Il plaça au milieu de ces deux troupes ses douze réquisitionnaires équipés en toute hâte , et se mit à leur tête. Cette petite armée était protégée par deux ailes de vingt-cinq hommes chacune , qui manœuvrèrent sur les deux côtés du chemin, sous les ordres de Gérard et de Merle. Ils devaient prendre à propos les chouans par les flancs , et les empêcher de s'égailler. Ce mot du patois de ces contrées exprime l'action de se répandre dans la campagne , où chaque paysan allait se poster de manière à tirer les bleus sans danger. Alors les troupes républicaines ne savaient où prendre leurs ennemis. Ces dispositions , ordonnées par le commandant avec la rapidité voulue en cette circonstance, ayant communiqué sa confiance aux soldats, tous marchèrent sur les chouans en silence. Au bout de trois minutes exigées par la marche des deux corps l'un vers l'autre , il se fit une décharge à bout portant qui répandit la mort dans les deux troupes. En ce moment , deux ailes républi- caines auxquelles les chouans n'avaient pu rien opposer, arrivèrent sur leurs flancs , et , par une fusillade vive et serrée , semèrent la mort et le désordre au milieu de leurs ennemis. Cette manœuvre 40 LES CHOUANS. rétablit presque l'équilibre numérique entre les deux partis. Mais le caractère des chouans comportait une intrépidité et une constance à toute épreuve. Ils ne bougèrent pas, leur perte ne les ébranla point ; ils se serrèrent et tachèrent d'envelopper la petite troupe noire et bien alignée des bleus , qui , tenant peu d'espace , ressem- blait à une reine d'abeilles au milieu d'un essaim. Il s'engagea donc un de ces combats horribles où le bruit de la mousqueterie , rarement entendu, est remplacé par le cliquetis de ces luttes à armes blanches , pendant lesquelles on se bat corps à corps, et où le nombre décide , à courage égal , de la victoire. Les chouans l'auraient emporté de prime abord , si les deux ailes , com- mandées par Merle et Gérard , n'avaient réussi à opérer deux ou trois décharges qui prirent en écharpe la queue de leurs ennemis. Ils auraient du rester dans leurs positions et continuer ainsi d'ajus- ter avec adresse leurs terribles adversaires ; mais les soldats de ces deux ailes , animés par la vue des dangers que couraient ces héroï- ques bataillons de bleus, alors complètement entourés par les Chas- seurs du Roi , se jetèrent sur la route comme des furieux , la baïon- nette en avant , et rendirent la partie plus égale pour quelques instants. Les deux troupes se livrèrent alors à un acharnement aiguisé par toute la fureur et la cruauté de l'esprit de parti, qui firent, de cette guerre , une exception. Chacun , attentif à son danger, devint silen- cieux. La scène fut sombre et froide comme la mort. Au milieu de ce silence , on n'entendait , à travers le cliquetis des armes et le grincement du sable sous les pieds , que les exclamations sourdes et graves échappées à ceux qui , blessés grièvement ou mourants , tombaient à terre. Au sein du parti républicain , les douze réquisitionnaires défen- daient avec un tel courage le commandant , occupé à donner des avis et des ordres multipliés , que plus d'une fois deux ou trois sol- dats crièrent : — Bravo ! les recrues. Hulot, impassible et l'œil à tout, remarqua bientôt parmi les chouans un homme qui, entouré, comme lui, d'une troupe d'élite , devait en être le chef. Il lui parut nécessaire de bien le connaître ; mais il. fit, à plusieurs reprises, de vains efforts pour en distinguer les traits que lui dérobaient toujours les bonnets rouges et les CHAPITRE III. 41 chapeaux à grands bords. Seulement, il aperçut Marche-à-terre qui, placé à côté de son général, en répétait les ordres d'une voix rauque, et dont la carabine ne restait jamais inactive. Le commandant s'impatienta de cette contrariété renaissante. Il mit l'épée à la main , anima ses réquisitionnaires , chargea sur le centre des chouans avec une telle furie, qu'il troua leur masse et put entrevoir le chef, dont, malheureusement, la figure était entiè- rement cachée par un feutre à cocarde blanche. Mais l'inconnu, surpris d'une si audacieuse attaque , fit un mouvement rétrogade en relevant son chapeau avec brusquerie. Alors il fut permis à Hulot de prendre à la hâte le signalement de ce personnage. Ce jeune chef, auquel Hulot ne donna pas plus de vingt-cinq ans, portait une veste de chasse en drap vert. Sa ceinture blanche contenait des pistolets. Ses gros souliers étaient ferrés comme ceux des chouans. Des guêtres de chasseur , montant jusqu'aux genoux et s'adaptant à une culotte de coutil très-grossier , complétaient ce costume qui laissait voir une taille moyenne, svelte et bien prise. Furieux de voir les bleus arrivés jusqu'à sa personne , il abaissa son chapeau et s'avança vers eux ; mais il fut promptement entouré par Marche-à-terre et par quelques chouans alarmés. Hulot crut apercevoir, à travers les intervalles laissés par les têtes qui se pressaient autour de ce jeune homme , un large cordon rouge sur une veste entr'ouverte. Les yeux du commandant, attirés d'abord par l'éclat de cette décoration royale , alors complètement oubliée, se portèrent soudain sur un visage qu'il perdit bientôt de vue, forcé par les accidents du combat de veiller à la sûreté et aux évolutions de sa petite troupe. Aussi, à peine vit-il des yeux étincelants dont il ne distingua pas la couleur , des cheveux blonds et des traits assez délicats , brunis par le soleil. Cependant il fut frappé de l'éclat d'un cou nu, dont la blancheur était rehaussée par une cravate noire , lâche et négli- gemment nouée. L'attitude fougueuse et animée du jeune chef était militaire , à la manière de ceux qui veulent dans un combat une certaine poésie de convention. Sa main, bien gantée, agitait en l'air une épée presque flamboyante. Sa contenance avait à la fois de l'élégance et de la force; et son exaltation consciencieuse, relevée encore par les 42 LES CHOUANS. charmes de la jeunesse, par des manières distinguées, faisait de cet émigré une gracieuse image de la noblesse française , dont il repré- sentait les brillantes qualités. Il contrastait vivement avec Hulot qui , à quatre pas de lui , offrait à son tour une image vivante de cette énergique République, pour laquelle ce vieux soldat combattait , et dont la figure sévère , l'uniforme bleu, à revers rouges usés , les épaulettes noircies et pendantes derrière les épaules, peignaient si bien les besoins et le caractère. La pose gracieuse et l'expression du jeune homme n'échappèrent pas à Hulot, qui s'écria en voulant le joindre : — Ah ! ah î beau danseur d'Opéra , avance donc que je te démo- lisse. Le chef royaliste, courroucé de son désavantage momentané, s'avança par un mouvement de désespoir ; mais, au moment où ses gens le virent se hasarder ainsi , tous se ruèrent sur les bleus. Sou- dain une voix douce et claire domina le bruit du combat : — Ici Saint Lescure est mort! Ne le vengerez-vous pas? A ces mots magiques , l'effort des chouans devint terrible , et les soldats de la République eurent grande peine à se maintenir , sans rompre leur petit ordre de bataille. Si ce n'était pas un jeune homme, se disait Hulot en rétrogra- dant pied à pied, nous n'aurions pas été attaqués! A-t-on jamais vu les chouans livrer une bataille? Mais tant mieux , on ne nous tuera pas comme des chiens , le long de la route ! Puis , élevant la voix de manière à faire retentir les bois : — Allons! vivement , mes lapins ! Allons-nous nous laisser embêter par ces brigands ! Le verbe par lequel nous remplaçons ici l'expression dont se servait le brave commandant , n'en est qu'un faible équivalent ; mais les vétérans sauront y substituer la véritable , qui est d'un plus haut goût soldatesque. — Gérard , Merle , reprit le commandant , rappelez vos hommes, formez-les en bataillon , reformez-vous en arrière , tirez sur ces chiens-là , et finissons-en. L'ordre de Hulot fut difficilement exécuté. Entendant la voix de son adversaire , le jeune chef s'écria : — Par la sainte vierge d'Auray , ne les lâchez pas! égaillez-vous , les gars. CHAPITRE 111. 43 Alors, quand les deux ailes, commandées par Merle et Gérard, se séparèrent du gros de la mêlée , chaque petit bataillon fut suivi par des chouans obstinés et bien supérieurs en nombre. Ces vieilles peaux de biques entourèrent de toutes parts les sol- dats de 3Ierle et de Gérard , en poussant de nouveau leurs cris sauvages. — Taisez-vous donc, canards, on ne s'entend pas tuerl s'écria Beau-pied. Cette plaisanterie ranima le courage des bleus. Au lieu de se battre sur un seul point , les républicains se défen- dirent sur trois endroits différents du plateau de la Pèlerine , et le bruit de la fusillade éveilla tous les échos de ces vallées naguère si paisibles. 41 LES CHOUANS. CHAPITRE IV. La victoire aurait pu rester indécise pendant des heures entières, ou la lutte se serait terminée faute de combattants. Bleus et chouans montraient un courage égal. Leur furie allait croissant, lorsque, dans le lointain, un tambour résonna faiblement. D'après la direc- tion du bruit , le corps qu'il annonçait devait traverser la vallée de Couësnon. — C'est la garde nationale de Fougères ! s'écria Gudin d'une voix forte. Vannier l'aura rencontrée. A cette exclamation , qui parvint à l'oreille du jeune chef des chouans et de son féroce aide-de-camp , les royalistes firent un mou- vement rétrogade, que réprima bientôt un cri sauvage jeté par Marche-à-terre. Alors, sur deux ou trois ordres donnés à voix basse par le chef à ce dernier, et transmis par lui aux chouans en bas- breton, ceux-ci opérèrent leur retraite avec une habileté qui décon- certa les républicains et même leur commandant. Au premier ordre, les plus valides des chouans se mirent en ligne et présentèrent un front respectable, derrière lequel les blessés et le reste des leurs se retirèrent pour charger leurs fusils. Puis , tout à coup, avec cette agilité dont Marche-à-terre avait déjà offert l'exemple, les blessés gagnèrent le haut del'émiuence, dont la route était flanquée à droite, et ils y furent suivis par la moitié des chouans qui la gravirent leslement pour en occuper le sommet , ne montrant plus aux bleus que leurs tètes énergiques. Là , se faisant un rempart des arbres , ils dirigèrent les canons de leurs fusils sur les restes de l'escorte, qui, d'après les commandements réitérés de Hulot , s'était rapidement mise en ligne , afin d'opposer sur la route un front égal à celui des chouans. Ceux-ci reculèrent lentement et défendirent le terrain , en CHAPITRE IV. 45 pivotant, de manière à se ranger sous le feu deleurs camarades. Quand ils atteignirent le fossé qui bordait la route, ils grimpèrent à leur tour le talus élevé dont la lisière était occupée par les leurs , et les rejoignirent en essuyant bravement le feu des républicains , qui les fusillèrent avec assez d'adresse pour joncher le fossé. Les gens qui couronnaient l'escarpement répondirent par un feu non moins meur- trier. En ce moment , la garde nationale de Fougères arriva sur le lieu du combat. Sa présence termina l'affaire. Les gardes nationaux et quelques soldats échauffes franchissaient déjà la berme de la route, pour s'engager dans les bois ; mais le commandant leur cria de sa voix martiale : — Voulez-vous vous faire démolir là-bas ! Alors ils rejoignirent le bataillon de la République , à qui le champ de bataille était resté non sans de grandes pertes. Tous les vieux chapeaux furent mis au bout des baïonnettes , les fusils se hissèrent, et les soldats crièrent d'une voix unanime, à deux reprises : Vive la République ! — Les blessés eux-mêmes , assis sur l'accotement de la route, par- tagèrent cet enthousiasme , et Hulot pressa la main de Gérard en lui disant : — Hein! Voilà ce qui s'appelle de braves lapins! Merle fut chargé d'ensevelir les morts dans un ravin de la route. D'autres soldats s'occupèrent du transport des blessés. Les char- rettes et les chevaux des fermes voisines furent mis en réquisition , et l'on s'empressa d'y placer les camarades souff'rants sur les dépouilles des morts. Avant de partir, la garde nationale de Fougères remit à Hulot un chouan dangereusement blessé, qu'elle avait pris au bas de la côte abrupte par où s'échappèrent les chouans , et où il avait roulé , trahi par ses forces expirantes. — Merci de votre coup de main , citoyens , dit le commandant'; Tonnerre de Dieu î sans vous nous passions un rude quart-d'heure Prenez garde à vous ! La guerre est décidément commencée. Adieu, mes braves. Puis , Hulot se tournant vers le prisonnier : — Quel est le nom de ton général ? lui demanda-t-il. — Le Gars. 46 LES CHOUANS. — Qui ? — Marche-à-terre. — Non , le Gars. — D'où le Gars est-il venu? A cette question , le Chasseur du roi , dont la figure rude et sau- vage était abattue par la douleur , garda le silence , prit son chapelet et se mit à réciter des prières. — Le Gars est sans doute ce jeune ci-devant, à cravate noire ? Il a été envoyé par le tyran et ses alliés Pitt et Cobourg. A ces mots , le chouan , qui n'en savait pas si long , releva fière- ment la tète : — Envoyé par Dieu et le Roi ! Il prononça ces paroles avec une énergie qui épuisa ses forces. Le commandant , voyant qu'il était difficile de questionner un homme mourant , dont toute la contenance trahissait un fanatisme obscur, détourna la tête en fronçant le sourcil. Deux soldats, amis de ceux que Marche-à-terre avait si brutale- ment dépêchés d'un coup de fouet, sur l'accotement de la route , car ils y étaient morts, se reculèrent de quelques pas ; et, ajustant le chouan , dont les yeux fixes ne se baissèrent pas devant les canons dirigés sur lui , le tirèrent à bout portant. Il tomba. Lorsque les soldats s'approchèrent pour le dépouiller , il cria fortement encore : Vire le Roi! — Oui, oui, sournois, ditLa-clef-des-cœurs, va-t-en manger de la galette chez ta bonne Vierge. Ne vient-il pas nous crier au nez vive le tyran , quand on le croit frit ! — Tenez , mon commandant, dit Beau-pied , voici les papiers du brigand. • — Oh ! Oh! s'écria La-clef-des-cœurs , venez donc voir ce fan- tassin du bon Dieu , qui a des couleurs sur l'estomac î Hulot et quelques soldats vinrent entourer le corps entièrement nu du chouan. Ils aperçurent sur sa poitrine une espèce de tatouage , de couleur bleuâtre, qui représentait un cœur enflammé. C'était le signe de ralliement des initiés de la confrérie du Sacré-Cœur. Au-dessous de cette image Hulot put lire : Marie Lambrequin , sans doute le nom du chouan. — Tu vois bien , La-clef-des-cœurs! dit Beau-pied. Eh bien ! tu serais cent décades à deviner à quoi sert ce fourniment-là. CHAPITRE IV. 47 — Est-ce que je me connais aux uniformes du pape ! — répliqua La-clef-des-cœurs. — Méchant pousse-caillou, tu ne t'instruiras donc jamais! reprit Beau-pied. Comment ne vois-tu pas qu'on a promis à ce coco-là qu'il ressusciterait, et qu'il s'est peint le gésier pour se recon- naître. A cette saillie, qui n'était pas sans fondement, Hulot lui-même ne put s'empêcher de partager l'hilarité générale. En ce moment, Merle avait achevé de faire ensevelir les morts, et les blessés avaient été , tant bien que mal , arrangés dans deux charrettes par leurs camarades. Les autres soldats, rangés d'eux-mêmes sur deux files, le long de ces ambulances improvisées , descendaient le revers de la montagne qui regarde le Maine , et d'où l'on aperçoit la belle vallée de la Pèlerine, rivale de celle du Couësnon. Alors Hulot, accompagné de ses deux amis, Merle et Gérard, suivit lentement ses soldats, en souhaitant d'arriver sans malheur à Ernée, où les blessés devaient trouver des secours. Ce combat, presque ignoré au milieu des grands événements qui se préparaient en France , prit le nom du lieu où 11 fut livré. Cependant il obtint quelque attention dans l'Ouest , dont les habi- tants , occupés de cette seconde prise d'armes , y remarquèrent un changement dans la manière dont les chouans recommençaient la guerre. Autrefois , ils n'eussent pas attaqué des détachements aussi considérables. Selon les conjectures de Hulot , le jeune général royaliste qu'il avait aperçu devait être le Gars , nouveau chef envoyé en France par les princes. Cette circonstance rendait le commandant aussi inquiet après sa triste victoire qu'au moment où il soupçonna l'em- buscade. H se retourna, à plusieurs reprises, pour contempler le plateau de la Pèlerine , qu'il laissait derrière lui et d'où arrivait encore, par intervalles, le son étouffé des tambours de la garde nationale , qui descendait dans la vallée de Couësnon , en même temps que les bleus descendaient dans la vallée de la Pèlerine. — Y a-t-il un de vous, dit-il brusquement à ses deux amis, qui puisse deviner le motif de l'attaque des chouans? Pour eux, les coups de fusils sont un commerce, et je ne vois pas encore ce qu'ils gagnent à ceux-ci. Ils auront au moins perdu cent vingt hommes, et nous, ajouta-t-il, en redressant sa joue droite et 'ÎS LES CHOUANS. clignant des yeux pour sourire , tout au plus quarante. Tonnerre de Dieu! je ne comprends pas la spéculation. Ils pouvaient bien se dispenser de nous attaquer. Nous aurions passé comme des lettres à la poste , et je ne vois pas à quoi leur a servi de nous trouer nos hommes. Et il montra par un geste triste les deux charrettes de blessés. — Ils auront peut-être voulu nous dire bonjour, ajouta-t-il. — Mais , mon commandant , ils y ont gagné nos cent cinquante serins ! répondit Merle. — Les réquisitionnaires auraient sauté comme des grenouilles dans le bois , que nous ne les aurions pas été repêcher, surtout après avoir essuyé une bordée , répliqua Hulot. — Non, non, reprit-il; il y a quelque chose là-dessous. Il se retourna encore vers la Pèlerine. — Tenez , s'écria-t-il , voyez ! Quoique les trois officiers fussent déjà éloignés de ce fatal pla- teau , leurs yeux exercés reconnurent facilement Marche-à-terre et quelques chouans qui l'occupaient de nouveau. — Allez au pas accéléré ! cria Hulot à sa troupe. Ouvrez le compas et faites marcher plus vite que çà vos chevaux. Ont-ils les jambes gelées ? Ces bêtes-là seraient-elles aussi des Pitt et des Cobourg ? Ces paroles imprimèrent à la petite troupe un mouvement rapide. — Quant au mystère dont je ne puis percer l'obscurité , Dieu veuille, mes amis, dit-il aux deux officiers, qu'il ne se débrouille pas, à Ernée, par des coups de fusil. J'ai bien peur d'apprendre que la route de Mayenne nous est encore coupée par les sujets du roi. Le problème de stratégie qui hérissait la moustache du comman- dant Hulot, ne causait pas en ce moment une moins vive inquiétude aux gens qu'il avait aperçus sur le sommet de la Pèlerine. Aussitôt que le bruit du tambour de la garde nationale fouge- raise n'y retentit plus , et que Marche-à-terre eut aperçu les bleus, au bas de la longue rampe qu'ils avaient descendue, il fit entendre gaiement le cri de la chouette, et les chouans reparurent, mais moins nombreux. Plusieurs d'entre eux étaient sans doute occupés à placer les blessés dans le village de la Pèlerine , situé sur le revers de la montagne qui regarde la vallée de Couësnon. Deux ou trois chefs des Chasseurs du Roi vinrent auprès de Marche-à-terre. A CHAPITRE IV. 49 quatre pas d'eux , le jeune noble , assis sur une roche de granit , semblait absorbé dans les nombreuses pensées excitées par les diffi- cultés que son entreprise présentait déjà. 3Iarclie-à-terre fit avec sa main une espèce d'auvent , au-dessus de son front , pour se garantir les yeux de l'éclat du soleil , et con- templa tristement la route que suivaient les républicains, à travers la vallée de la Pèlerine. Ses petits yeux noirs et perçants essayaient de découvrir ce qui se passait sur l'autre rampe , à l'horizon de la vallée. — Les bleus vont intercepter le courrier, dit d'une voix farouche celui des chefs qui se trouvait le plus près de Marche-à-terre. — Par la sainte Vierge d'Auray ! reprit un autre, pourquoi nous as-tu fait battre? était-ce pour sauver ta peau? Marche-à-terre lui lança un regard comme venimeux , et frappa le sol de sa lourde carabine. — Suis-jele chef? Puis, après une pause : — Si vous vous étiez battus tous comme moi , pas un de ces bleus-là n'aurait échappé ! reprit-il en montrant les restes du déta- chement de Hulot. Alors, peut-être, la voiture serait-elle arrivée jusqu'ici. — Crois-tu, reprit un troisième, qu'ils penseraient à l'escorter ou à la retenir, si nous les avions laissé passer tranquillement? Tu as voulu sauver ta peau de chien , parce que tu ne croyais pas les bleus en route. — Pour la santé de son grouin , ajouta l'orateur en se tournant vers les autres, il nous a fait saigner, et nous perdons encore vingt mille francs de bon or... — Grouin toi-même! s'écria Marche-à-terre en se reculant de trois pas, et ajustant son agresseur. Ce ne sont pas les bleus que tu hais , c'est l'or que tu aimes. Tiens , tu mourras sans confession , vilain damné, qui n'as pas communié cette année. Cette insulte irrita le chouan, au point de le faire pâlir, et un sourd grognement sortit de sa poitrine, pendant qu'il se mit en mesure de mirer 3Iarche-à-terre. Le jeune chef s'élança entre eux. Il leur fit tomber les armes des mains en frappant leurs carabines avec le canon de la sienne ; puis il demanda l'explication de cette dispute; car la conversation 50 LES CHOUANS. avait été tenue en bas-breton , idiome qui lui était complètement inconnu. — Monsieur le marquis, dit Marche-à-terre en achevant son discours , c'est d'autant plus mal à eux de m'en vouloir, que j'ai laissé en arrière Pille-miche, qui saura peut-être sauver la voiture des griffes des voleurs. Et il montra les bleus. — Comment ! s'écria le jeune homme en colère , c'est donc pour arrêter une voiture publique que vous restez encore ici ! Lâches , qui n'avez pu remporter une victoire dans le premier combat où j'ai commandé ! Mais comment triompherait-on avec de semblables intentions? Les défenseurs de Dieu et du Roi sont-ils donc des brigands? Par la sainte Vierge d'Auray ! nous avons à faire la guerre à la République et non aux diligences. Ceux qui désormais se ren- dront coupables d'attaques aussi honteuses, ne recevront pas l'abso- lution , et ne profiteront pas des faveurs réservées aux braves ser- viteurs du Roi. Un sourd murmure s'éleva du sein de cette troupe. 11 était facile de voir que l'autorité importante et difficile à établir sur ces hordes indisciplinées allait être compromise. Le jeune chef, auquel ce mouvement n'avait pas échappé, cherchait déjà à sauver sa dou- teuse autorité, lorsque le trot d'un cheval retentit au milieu du silence. Toutes les tètes se tournèrent dans la direction présumée du personnage qui survenait. C'était une jeune femme assise en travers sur un petit cheval breton. Elle le mit au galop , pour arriver plus vite auprès de la troupe des chouans , aussitôt qu'elle y eut aperçu le jeune homme. — Qu'avez-vous donc ? demanda-t-elle en regardant tour à tour les chouans et leur chef. — Croiriez-vous , madame , qu'ils attendent la correspondance de Mayenne à Fougères , dans l'intention de la piller, quand nous venons d'avoir, pour délivrer nos gars de Fougères, une escar- mouche qui nous a coûté beaucoup d'hommes, sans que nous ayons pu détruire les bleus. — Eh bien ! où est le mal ? demanda la jeune dame , à laquelle un tact naturel aux femmes révéla le secret de la scène. Vous avez perdu des hommes; nous n'en manquerons jamais. Le courrier porte de l'argent , sans doute; nous en manquerons toujours! Nous CHAPITRE IV. 51 enterrerons nos hommes qui iront au ciel , et nous prendrons l'argent qui ira dans les poches de tous ces braves gens. Où est la difficulté? — N'y a-t-il donc rien là-dedans qui vous fasse rougir ? demanda le jeune homme à voix basse. Etes-vous donc dans un tel besoin d'argent , qu'il vous faille en prendre sur les routes? — J'en suis tellement affamée, marquis, que je mettrais, je crois, mon cœur en gage, s'il n'était pas pris, dit-elle en lui souriant avec coquetterie. Mais d'où venez-vous donc , pour croire que vous vous servirez des chouans sans leur laisser piller par-ci par-là quel- ques bleus? Ne savez-vous pas le proverbe : Voleur comme une chouette? Or, qu'est-ce qu'un chouan? D'ailleurs, dit-elle en éle- vant la voix , n'est-ce pas une action juste ? Les bleus n'ont-ils pas pris tous les biens de l'Église et les nôtres?.... Un autre murmure , bien différent du premier, accueillit ces paroles. Alors le jeune marquis , dont le front se rembrunissait , prit la jeune dame à part , et lui dit avec la vive bouderie d'un homme bien élevé : — Ces Messieurs viendront-ils à la Yivetière au jour fixé? — Oui. — Permettez que j'y retourne. Je ne saurais sanctionner de tels brigandages par ma présence ! Oui , madame , j'ai dit brigandages. Il y a de la noblesse à être volé; mais... — Eh bien ! dit-elle en l'interrompant , j'aurai votre part. Je vous remercie de me l'abandonner ; ce surplus de prise me fera grand bien ! Ma mère a tellement tardé à m'envoyer de l'argent, que je suis au désespoir. — Adieu ! s'écria le jeune chef. Et il disparut. Alors elle courut vivement après lui. — Pourquoi ne restez-vous pas avec moi ? demanda-t-elle en lui lançant le regard à demi despotique , à demi caressant , dont les femmes qui ont des droits au respect d'un homme savent si bien nuancer les expressions. — Nallez-vous pas piller la voiture? — Piller ! reprit-elle , quel singulier terme. Laissez-moi vous expliquer... 52 LES CHOUANS. — Rien , dit-il en lui prenant les mains et les lui baisant avec la galanterie superficielle d'un courtisan. — Ecoutez-moi , reprit-il ; si je demeurais là pendant la capture de cette diligence, vos gens me tueraient ; car je les... — Ils ne vous tueraient pas , reprit-elle vivement , mais ils vous lieraient les mains avec les égards dus à votre rang ; et , après avoir levé sur les républicains une contribution nécessaire à leur équipe- ment, à leur subsistance, et à l'achat de leur poudre, ils vous obéiraient aveuglément. — Et vous voulez que je commande ici ! Si ma vie est nécessaire à la cause que je défends , permettez-moi de sauver l'honneur de mon pouvoir. En me retirant , je puis ignorer cette lâcheté. Je reviendrai pour vous accompagner. Et il s'éloigna rapidement. La jeune dame écouta le bruit de ses pas avec un déplaisir mar- qué. Quand le bruissement des feuilles séchées eut insensiblement cessé , elle resta comme interdite , puis elle revint en grande hâte vers les chouans. Elle laissa brusquement échapper un geste de dédain, et dit à Marche-à-terre, qui l'aidait à descendre de cheval : — Ce jeune homme-là voudrait pouvoir s'arranger à l'amiable avec la République! — Prr... encore quelques jours et il changera d'opinion ! — Gomme il m'a traitée! se dit-elle après une pause. Elle s'assit sur la roche qui avait servi de siège au marquis , et attendit en silence l'arrivée de la voiture. Ce n'était pas un des moindres phénomènes de l'époque que cette jeune dame noble , jetée par de violentes passions dans la lutte des monarchies contre l'esprit du siècle, et poussée par la vivacité de ses sentiments à des actions dont , pour ainsi dire , elle n'était pas complice ; semblable en cela à tant d'autres qui furent entraînées par une exaltation souvent féconde en grandes choses. Comme elle, beaucoup de femmes jouèrent des rôles ou héroïques ou blâmables dans cette tourmente. La cause royaliste ne trouva pas d'émissaires ni plus dévoués ni plus actifs que ces femmes ; mais aucune des héroïnes de ce parti ne paya les erreurs du dévoue- ment , ou le malheur de ces situations interdites à leur sexe , par une expiation aussi terrible que le fut le désespoir de cette dame , CHAPITRE IV. 53 lorsque , assise sur le granit de la route , elle ne put refuser son admiration au noble dédain et à la loyauté du jeune chef. Insensiblement , elle tomba dans une profonde rêverie. D'amers souvenirs lui firent désirer l'innocence de ses premières années , et regretter de n'avoir pas été une victime de cette révolution dont elle essayait d'arrêter la marche , alors victorieuse. 54 LES CHOUANS. CHAPITRE V. La voiture , qui entrait pour quelque chose dans l'attaque des chouans, avait quitté la petite ville d'Ernée quelques instants avant l'escarmouche des deux partis. Rien ne peint mieux un pays que l'état de son matériel social. Sous ce rapport , cette voiture mérite une mention honorable. La révolution elle-même n'eut pas le pouvoir de la détruire ; et elle roule encore de nos jours. Lorsque M. Turgot remboursa le privilège qu'une compagnie obtint, sous Louis XIV, de transporter exclusivement les voyageurs par tout le royaume, et qu'il institua les entreprises nommées alors lesturgotines , les vieux carrosses de MM. de Vouges, Chanteclaire et veuve Lacombe , refluèrent dans les provinces. Une de ces mau- vaises voitures établissait donc la communication entre Mayenne et Fougères. Quelques entêtés l'avaient jadis nommée , par anti- phrase , la turgotine , pour singer Paris , ou en haine d'un ministre qui tentait des innovations. Cette turgotine était un méchant cabriolet à deux roues très- hautes, au fond duquel deux personnes un peu grasses auraient diffi- cilement tenu. L'exiguïté de cette frêle machine, ne permettant pas de la charger beaucoup , et le coffre qui en formait le siège étant exclusivement réservé au service de la poste , si les voyageurs avaient quelque bagage , ils étaient obligés de le garder entre leurs jambes déjà torturées par le peu d'ampleur de la caisse. Cette caisse ressemblait assez à un gros soufflet. Sa couleur pri- mitive et celle des roues fournissaient aux voyageurs une insoluble énigme. Deux rideaux de cuir, peu maniables, malgré de longs services , devaient protéger les patients contre le froid et la pluie. Le conducteur , assis sur une banquette semblable à celle des plus mauvais coucous parisiens , participait forcément à la conversation, eu APURE V. 55 par la manière dont il était placé entre ses victimes bipèdes et quadrupèdes. Cet équipage avait une fantastique ressemblance avec ces vieil- lards décrépits , qui ont essuyé bon nombre de catarrhçs , d'apo- plexies, et que la mort semble respecter. Semblable à un voyageur sommeillant, il se penchait alternativement en arrière et en avant, comme s'il eût essayé de résister à l'action violente de deux petits chevaux bretons qui le traînaient sur une route passablement raboteuse. Ce monument d'un autre âge contenait trois voyageurs qui , à la sortie d'Ernée , où l'on avait relayé , continuèrent avec le conduc- teur une conversation commencée depuis longtemps. — Comment voulez-vous que les chouans se soient montrés par ici? disait le conducteur. Ceux d'Ernée viennent de me dire que le commandant Hulot n'a pas encore quitté Fougères. — Oh! oh! l'ami, lui répondit le moins âgé des voyageurs, tu ne risques que ta carcasse! Si tu avais, comme moi, trois cents écus sur toi , et que tu fusses connu pour être un bon patriote , tu ne serais pas si tranquille ! — Vous êtes, en tous cas, bien bavard, répondit le conducteur en hochant la tête. — Brebis comptées , le loup les mange , reprit le second per- sonnage. Ce dernier, vêtu de noir, paraissait avoir une quarantaine d'an- nées, et devait être quelque recteur des environs. Son menton s'ap- puyait sur un double étage , et son teint était très-fleuri. Quoique gros et court, il déployait une certaine agilité, chaque fois qu'il fallait descendre de voiture ou y remonter. — Seriez-vous des chouans ? s'écria l'homme aux trois cents écus , dont l'opulente peau de bique couvrait un pantalon de bon drap et une veste fort propre, qui annonçaient quelque riche cultivateur. Par l'àmede Saint-Robespierre, je jure que vous seriez mal reçus. Puis , promenant ses yeux gris du conducteur aux voyageurs , il leur montra deux pistolets à sa ceinture. — Les Bretons n'ont pas peur de cela, dit avec dédain le recteur. D'ailleurs avons-nous l'air d'en vouloir à votre argent? Chaque fois que le mot argent était prononcé, le conducteur deve- nait taciturne. ifunt} liHOMin 56 LES CHOUANS. Le recteur avait précisément assez d'esprit pour douter que le patriote eût des écus, et croire que leur guide en portait. — Es-tu chargé aujourd'hui , Goupiau? lui demanda-t-il. — Oh! monsieur Gudin , je n'ai quasiment rin , répondit le con- ducteur. M. Gudin ayant interrogé la figure du patriote et celle de Coupiau, les trouva égalementimperturbables pendant cette réponse. — Tant mieux pour toi! répliqua le patriote. Alors je pourrai prendre mes mesures pour sauver mon avoir, en cas de malheur. Une dictature si despotiquement réclamée révolta Coupiau , qui reprit brutalement: — Je suis le maître de ma voiture, et , pourvu que je vous con- duise... j'ki'vizne inoî dnii0^9mjnfi(»u înQTul Hiiismi - — Es-tu patriote? es-tn Choirànflblui dettianda vivement son adversaire en l'interrompant. ; t r - . iil-H- Ni l'un ni l'autre , lui répondit Coupiau. Je suis postillon et Breton , qui plus est; partant, je ne crains ni les bleus ni les gen- tilshommes. — Tu veux dire les gens-pille-hommes , reprit le patriote avec ironie. — Ils ne font que reprendre ce qu'on leur a ôté , dit le recteur. Les deux voyageurs se regardèrent , s'il est permis de s'exprimer ainsi , jusque dans le blanc des yeux. Il existait au fond de la voiture un troisième voyageur qui gar- dait, au milieu de ces débats, le plus profond silence. Le conduc- teur, le patriote , et même M. Gudin , son voisin , ne faisaient aucune attention à ce muet personnage. C'était en effet un de ces voyageurs incommodes et peu sociables, qui sont dans une voiture comme un veau résigné que l'on mène, les pattes liées, au marché voisin. Ils commencent par s'emparer de toute leur place légale , et finissent par dormir, sans aucun respect humain , sur les épaules de leurs voisins. Le patriote , M. Gudin et le conducteur, l'avaient donc laissé à lui-même, sur la foi de son sommeil, après s'être aperçus qu'il était inutile de parler à un homme dont la figure pétrifiée annonçait une vie passée à mesurer des aunes de toile, et une intelligence occupée à les vendre tout bonnement plus cher qu'elles ne coûtaient. Ce gros petit homme , pelotonné dans son coin , ouvrait de temps CUAPITRE V. 57 en temps ses petits yeux d'un bleu-faïence. Or , pendant cette dis- cussion, il les avait successivement portés sur chaque interlocuteur avec des expressions d'effroi, de doute et de défiance. Mais il paraissait ne craindre que ses compagnons de voyage et se sou- cier fort peu des chouans. Quand il regardait le conducteur , on eut dit deux francs-maçons. En ce moment, la fusillade de la Pèlerine commença. Coupiau, déconcerté , arrêta sa voiture, — Oh ! oh ! dit l'ecclésiastique , qui paraissait s'y connaître , c'est un engagement sérieux! Il y a beaucoup de monde. — L'embarrassant, monsieur Gudin, est de savoir qui, L'empor- tera , s'écria Coupiau. !« ''i> ^ilî^m *>l '^m? si • Cette fois, les figures furent unanimes dans leur anxiété. — Entrons-la voiture , dit le patriote , dans cette auberge là bas. Nous l'y cacherons, en attendant le résultat de la bataille. Cet avis parut si sage, que Coupiau s'y rendit. Le patriote aida le conducteur à cacher la voiture à tous les regards , derrière un tas de fagots. Alors le prétendu recteur saisit une occasion de dire à Coupiau : Est-ce qu'il aurait réellement de l'argent ? — Hé , monsieur Gudin , si ce qu'il en a entrait dans les poches de Votre Révérence, elles ne seraient pas lourdes ! Les républicains, pressés de gagner Ernée , passèrent devant l'auberge sans y entrer. Au bruit de leur marche précipitée , Gudin et l'aubergiste , sti- mulés par la curiosité , avancèrent sur la porte de la cour pour les voir. ui-m., -.-, tu .;!■ Tout à coup le gros ecclésiastique courut à un soldat qui restait en arrière. — Eh bien , Gudin ! s'écria-t-il , entêté , tu vas donc avec les bleus. Mon enfant , y penses-tu ? — Oui, mon oncle, répondit le sergent. J'ai juré de défendre la France! » Juaie/fii .nj^t'jUJbnoo 0I Jy n — Eh ! malheureux , tu perds ton âme ! ...îr.t'iti u>i — Mon oncle, si le roi avait été à la tète de ses armées , je ne • dis pas que... ■<•<>■. »nf)"(<:>T|r>'»rii — Eh î imbécile , qui te parle du roi ! Ta République donne- t-elle des abbayes? Elle a tout renversé. A quoi veux-tu parvenir? 58 LES CUOUANS. Reste avec nous , nous triompherons , un jour ou l'autre , et tu deviendras conseiller à quelque parlement. — Des parlements ? dit Gudin d'un ton moqueur. Adieu , mon oncle. — Tu n'auras pas de moi trois louis vaillapt , dit l'oncle en colère. Je te déshérite ! — Merci , dit le républicain. Ils se séparèrent. Les fumées du cidre versé par le patriote à Coupiau , pendant le passage de la petite troupe , avaient réussi à obscurcir l'intelligence du conducteur ; mais il se réveilla tout joyeux quand l'aubergiste , qui s'était informé du résultat de la lutte , annonça que les bleus avaient eu l'avantage. Alors Coupiau remit sa voiture en route. Elle ne tarda pas à se montrer au fond de la vallée de la Pèlerine , où il était facile de l'apercevoir également et des plateaux du Maine et de ceux de la Bretagne , semblable à un débris de vaisseau nageant sur les flots après une tempête. Hulot était arrivé sur 'le sommet de la côte que les bleus gravis- saient alors, et d'où l'on apercevait encore la Pèlerine dans le lointain. Il se retourna pour voir si les chouans y séjournaient toujours. Le soleil , frappant sur les canons de leurs fusils , les lui indiqua comme des points brillants. Alors , en jetant un dernier regard sur la vallée qu'il allait quitter pour entrer dans celle d'Er- née , il crut distinguer sur la grande route l'équipage de Coupiau. — N'est-ce pas la voiture de Mayenne? demanda-t-il à ses deux amis. Les deux officiers , dirigeant à l'envi leurs yeux sur la vieille turgotine , la reconnurent. — Hé bien ! dit Hulot , comment ne l'avons-nous pas rencontrée ? Ils se regardèrent en silence. — Voilà encore une énigme! s'écria le commandant. Je com- mence à entrevoir la vérité cependant. En ce moment , Marche-à-terre reconnaissait aussi la turgotine. Il la signala à ses camarades, et les éclats de leur joie tirèrent la jeune dame de sa rêverie. Elle s'avança et vit la voiture qui s'ap- prochait du revers de la Pèlerine avec une fatale rapidité. La mal- heureuse turgotine arriva bientôt sur le plateau. Alors les chouans , CHAPITRE V. 59 qui s'y étaient cachés de nouveau , fondirent sur leur proie avec une avide célérité. Le voyageur muet se laissa couler au fond de la voiture , et s'y cacha soudain, en cherchant à garder l'apparence d'un ballot. — Eh bien ! s'écria Coupiau de dessus son siège , vous avez senti le patriote que voilà. Il a de l'or un plein sac ! Il leur désigna le paysan. Les chouans accueillirent ces paroles par un éclat de rire géné- ral et s'écrièrent : — Pille-miche ! Pille-miche ! Pille-miche ! . . . . Au milieu de ce rire , auquel Pille-miche lui-même répondait comme un écho , Coupiau descendit tout honteux de son siège. Lorsque Pille-miche aida son voisin à quitter la voiture , il s'éleva un murmure de respect. — C'est l'abbé Gudin ! crièrent plusieurs hommes. A ce nom respecté , tous les chapeaux furent ôtés , les chouans s'agenouillèrent devant l'abbé et lui demandèrent sa bénédiction. Le prêtre la leur donna gravement. — Il tromperait saint Pierre et lui volerait les clefs du paradis, dit le recteur en frappant sur l'épaule de Pille-miche. Sans lui , les bleus nous interceptaient. Mais l'abbé, apercevant la jeune dame, alla s'entretenir avec elle , à quelques pas de là. Marche-à-terre , qui avait ouvert lestement le coffre du cabrio- let , fit voir avec une joie sauvage un sac dont la forme annonçait des rouleaux d'or. Il ne resta pas longtemps à faire les parts. Chaque chouan reçut de lui son contingent avec une telle exactitude , que ce partage n'excita pas la moindre querelle. Puis , il s'avança vers la jeune dame et l'abbé , et leur présenta six mille francs environ. — Puis-je accepter en conscience, monsieur Gudin? dit-elle. Elle sentait intérieurement le besoin d'une approbation. — Comment donc , madame ! l'Église n'a-t-elle pas autrefois approuvé la confiscation du bien des protestans? A plus forte raison, celle des révolutionnaires qui renient Dieu, détruisent les chapelles, et persécutent la religion î Et l'abbé joignit l'exemple à la prédication , en acceptant sans scrupule la dîme de nouvelle espèce que lui offrait Marche-à- terre. 60 LES CHOUANS. — Au reste , ajouta-t-il, je puis maintenant consacrer tout ce que je possède à la défense de Dieu et du Roi. Mon neveu part avec les bleus ! Coupiau se lamentait et criait qu'il était ruiné. . — Viens avec nous , lui dit Marche-à-terre. Tu auras ta part. — Mais on croira que j'ai fait exprès de me laisser voler , si je reviens sans avoir essuyé de violence. — N'est-ce que ça? dit Marche-à-terre. Il fit un signal , et une décharge cribla la turgotine. A cette fusillade imprévue , la vieille voiture poussa un cri si lamentable, que les chouans, naturellement superstitieux, reculè- rent d'effroi. Mais Marche-à-terre avait vu sauter et retomber dans un coin de la caisse la figure pâle du voyageur taciturne. — Tu as encore une volaille dans ton poulailler? dit tout bas Marche-à-terre à Coupiau. Pille-miche, qui comprit la question, cligna des yeux en signe d'intelligence. — Oui , répondit le conducteur. Mais je mets pour condition à mon enrôlement avec vous autres , que vous me laisserez conduire ce brave homme sain et sauf à Fougères. Je m'y suis engagé au nom de la sainte vierge d'Auray. — Qui est-ce? demanda Pille-miche. — Je ne puis pas vous le dire , répondit Coupiau. — Laisse-le donc ! reprit Marche-à-terre, en poussant Pille-miche par le coude. Il a juré par la sainte vierge d'Auray ; faut qu'il tienne ses promesses. — Mais , dit le chouan en s'adressant à Coupiau , ne descends pas trop vite la montagne; nous allons te rejoindre, et pour cause. Je veux voir le museau de ton voyageur , et nous lui donnerons un passeport. En ce moment , on entendit le galop d'un cheval dont le bruit se rapprochait vivement de la Pèlerine. Bientôt le jeune chef apparut. La dame cacha promptement le sac qu'elle avait à la main. — Vous pouvez garder cet argent sans scrupule , dit le jeune homme en ramenant en avant le bras de la dame. Voici une lettre que j'ai trouvée pour vous parmi celles qui m'attendaient à la Vive- tière. Elle est de madame votre mère. Après avoir tour à tour regardé les chouans qui regagnaient le CHAPITRE V. 61 bois, et la voiture qui descendait la vallée du Couësnon , il ajouta : — Malgré ma diligence , je ne suis pas arrivé à temps. Fasse le ciel que je me sois trompé dans mes soupçons! — C'était l'argent de ma pauvre mère ! s'écria la dame après avoir décacheté la lettre dont elle lut les premières lignes. Quelques rires étouffés retentirent dans le bois. Le jeune homme lui-même ne put s'empêcher de sourire en voyant la dame tenir à la main le sac qui renfermait sa part dans le pillage de son propre argent. Elle-même se mit à rire et dit au chef : ir ii\ il — Eh bien ! marquis , Dieu soit loué ! pour cette fois je m'en tire sans péché. — Vous mettez donc de la légèreté, même dans vos remords? dit le jeune homme. Elle rougit et le regarda avec une contrition si véritable, qu'il en fut désarmé. L'abbé rendit poliment , mais d'un air équivoque , la dîme qu'il venait d'accepter. Puis il suivit le jeune homme qui se dirigeait vers le chemin détourné par lequel il était venu. Avant de les rejoindre , la jeune dame fit un signe à Marche-à- terre , qui vint près d'elle. — Vous vous porterez en avant de Mortagne , lui dit-elle à voix basse. On m'écrit que les bleus doivent envoyer incessamment à Alençon une forte somme en numéraire, pour subvenir aux prépara- tifs de la guerre. Si j'abandonne à tes camarades la prise d'aujour- d'hui , c'est à condition qu'ils sauront m'en indemniser. Surtout que le Gars ne sache rien de l'expédition ; peut-être s'y oppose- rait-il. En cas de malheur, je l'adoucirai. |' — Madame , dit le marquis , sur le cheval duquel elle se mit en croupe, en abandonnant le sien à l'abbé , nos amis de Paris m'écri- vent de prendre garde à nous. La République veut essayer de nous combattre par la ruse et la trahison. — Ce n'est pas trop mal ! répondit-elle. Ils ont d'assez bonnes idées, ces gens-là ! Je pourrai prendre part à la guerre et trouver des adversaires. — Je le crois, s'écria le marquis. Pichegru m'engage à être scrupuleux et circonspect dans mes amitiés de toute espèce. La République me fait l'honneur de me supposer plus dangereux que 62 LES CHOUANS. tous les Vendéens ensemble , et compte sur mes faiblesses pour s'emparer de ma personne. — Vous défieriez-vous de moi ? dit-elle en lui frappant le cœur avec la main par laquelle elle se tenait à lui. — Seriez-vous là , madame ? dit-il en riant. — Ainsi , reprit l'abbé , la police de Fouché sera plus dange- reuse pour nous que ne le sont les bataillons mobiles et les contre- chouans. — Comme vous le dites , mon révérend î — Ha î ha î s'écria la dame , Fouché va donc envoyer des femmes contre vous. — Je les attends ! ajouta-t-elle d'un son de voix profond, et après une légère pause. Ils se perdirent dans un dédale de chemins couverts. A trois ou quatre portées de fusil du plateau désert qu'ils aban- donnaient , il se passait une de ces scènes qui , pendant quelque temps encore , devinrent assez fréquentes sur les grandes routes. Au sortir du petit village de la Pèlerine , Pille-miche et Marche- à-terre avaient arrêté de nouveau la voiture dans un enfoncement du chemin. Coupiau était descendu de son siège , après une molle résistance. Le voyageur taciturne , exhumé de sa cachette par les deux chouans, se trouvait agenouillé dans un genêt. — Qui es-tu? lui demandait Marche-à-terre d'une voix sinistre. 11 gardait le silence , lorsque Pille-miche recommença la ques- tion en lui donnant un coup de crosse. — Je suis , dit-il alors en jetant un regard sur Coupiau , Jacques Pinaud , un pauvre marchand de toile. Coupiau fit un signe négatif, sans croire enfreindre ses promesses. Ce signe éclaira Pille-miche qui ajusta le voyageur , pendant que Marche-à-terre lui signifia catégoriquement ce terrible ultimatum : — Tu es trop gras pour avoir les soucis des pauvres! Si tu te fais encore demander une fois ton véritable nom , voici mon ami Pille-miche qui , par un seul coup de fusil , acquerra l'estime et la reconnaissance de tes héritiers. — Qui es-tu ? — Je suis d'Orgemont, de Fougères. — Ah! ah! s'écrièrent les deux chouans. CHAPITRE V. 63 — Ce n'est pas moi qui vous ai nommé , monsieur d'Orgemont, dit Coupiau. La Sainte-Vierge m'est témoin que je vous ai bien défendu. — Puisque vous êtes monsieur d'Orgemont, de Fougères, reprit Marche-à-terre d'un air presque respectueux , nous allons vous laisser aller bien tranquillement. Mais, comme vous n'êtes ni un bon chouan , ni un vrai bleu , quoique ce soit vous qui ayez acheté les biens de l'abbaye de Juvigny , vous nous payerez , ajouta le chouan en ayant l'air de compter ses associés , trois cents écus de six francs pour votre rançon. La neutralité vaut bien cela. — Trois cents écus de six francs ! répétèrent en chœur le mal- heureux banquier, Pille-miche et Coupiau, mais avec des expressions diverses. — Hélas! mon cher monsieur, continua d'Orgemont, je suis ruiné. L'emprunt forcé de cent millions fait par cette République du diable, qui m'a taxé à une somme énorme, m'a mis à sec! — Combien fa-t-elle donc demandé, ta République? — 3Iille écus, mon cher monsieur , répondit le banquier, d'un air piteux , croyant obtenir une remise. — Si ta République t'arrache des emprunts forcés aussi considé- rables, tu vois bien qu'il y a tout à gagner avec nous autres ; notre gouvernement est moins cher. Trois cents écus , est-ce donc tant pour ta peau ? — Où les prendrais-je? — Dans ta caisse , dit Pille-miche. Et qu'ils ne soient pas rognés , ou nous te rognerons les ongles au feu. — Où vous les paierai-je? demanda d'Orgemont. — Ta maison de campagne de Fougères n'est pas loin de la ferme de Gibarry, où demeure mon cousin Galope-Chopine , autrement dit le grand Jacquot; tu les lui remettras, dit Pille-miche. — Cela n'est pas régulier , répondit d'Orgemont. — Qu'est-ce que cela nous fait , reprit 3Iarche-à-terre ? Songe que s'ils ne sont pas remis à Galope-Chopine d'ici à quinze jours , nous te rendrons une petite visite qui te guérirait de la goutte pour toujours , si tu l'avais aux pieds. — Quant à toi, Coupiau, reprit Marche-à-terre, ton nom désormais sera mène-à-bien. . . A ces mois, les deux chouans s'éloignèrent. Le voyageur remonta 64 LES CHOUANS , dans la voiture qui , grâce au fouet de Coupiau , se dirigea rapide- ment vers Fougères. — Si vous aviez eu des armes , lui dit Coupiau , nous aurions pu nous défendre un peu mieux. — Imbécile, j'ai dix mille francs là! reprit d'Orgemont en montrant ses souliers. Est-ce qu'on peut se défendre avec une somme aussi forte sur soi ? Mène-à-bien se gratta l'oreille et regarda derrière lui ; mais ses nouveaux camarades avaient complètement disparu. CHAPITRE VI. 65 CHAPITRE VI. HuLOT et ses soldats s'arrêtèrent à Ernée, pour déposer les blessés à l'hôpital de cette petite ville. Puis, sans que nul événement fâcheux interrompît la marche des troupes républicaines, elles arrivèrent à Mayenne. Là , le commandant put , le lendemain , résoudre tous ses doutes relativement à la marche du messager. Le lendemain , les habitants apprirent le pillage de la voiture. Peu de jours après , les autorités dirigèrent sur Mayenne assez de conscrits patriotes pour que Hulot pût y remplir le cadre de sa demi-brigade. Bientôt se succédèrent des ouï-dire peu rassurants sur l'insur- rection. La révolte était complète sur tous les points où, pendant la dernière guerre, les chouans et les Vendéens avaient établi les principaux foyers de cet incendie. En Bretagne , les royalistes s'étaient rendus maîtres de Pontorson , afin de se mettre en com- munication avec la mer. La petite ville de Saint-James , située entre Pontorson et Fougères , avait été prise par eux. Ils parais- saient vouloir en faire momentanément leur place d'armes, le centre de leurs magasins et de leurs opérations. De là, ils pou- vaient correspondre sans danger avec la Normandie et le Morbihan. Les chefs subalternes parcouraient ces trois pays , pour y soulever les partisans de la monarchie et arriver à mettre de l'ensemble dans leur entreprise. Ces menées coïncidaient avec les nouvelles de la Vendée, où des intrigues semblables agitaient la contrée, sous l'influence de quatre chefs célèbres , MM. l'abbé Bernier, d'Auti- champ , de Chàtillon et Suzannet. Le chef du vaste plan d'opération qui se déroulait lentement, mais d'une manière formidable, était réellement le Gars, surnom donné par les chouans à M. le Marquis de x\Iontauran, lors de son 66 LES CHOUANS, débarquement. Les renseignements transmis aux ministres par Hulot se trouvaient exacts en tous points. L'autorité de ce chef envoyé du dehors avait été aussitôt reconnue. Le marquis prenait même assez d'empire sur les chouans , pour leur faire concevoir le véritable but de la guerre , et leur persuader que les excès dont ils se rendaient coupables souillaient la cause généreuse qu'ils avaient embrassée. Le caractère hardi, la bravoure , le sang-froid , la capa- cité de ce jeune seigneur réveillaient les espérances des ennemis de la République , et flattaient si vivement la sombre exaltation de ces contrées , que les moins zélés coopéraient à y préparer des évé- nements décisifs pour la monarchie abattue. Hulot ne recevait aucune réponse aux demandes et aux rapports réitérés qu'il adressait à Paris. Ce silence étonnant annonçait sans doute une nouvelle crise révolutionnaire. — En serait-il maintenant, disait le vieux chef à ses amis, eu fait de gouvernement comme en fait d'argent? Met-on néant à toutes les pétitions? Mais le bruit du magique retour du général Bonaparte et des événements du 18 brumaire ne tarda pas à se répandre. Les com- mandants militaires de l'Ouest comprirent alors le silence des ministres. Néanmoins ces chefs n'en furent que plus impatients d'être délivrés de la responsabilité qui pesait sur eux , et devinrent assez curieux de connaître les mesures qu'allait prendre le nou- veau gouvernement. En apprenant que le général Bonaparte avait été nommé premier consul de la République , les militaires éprouvèrent une joie très- vive. Ils voyaient , pour la première fois , un des leurs arriver au maniement des affaires. La France, dont le jeune général était l'idole, tressaillit d'espérance. L'énergie de la nation se renouvela. La capitale , fatiguée de sa sombre attitude , se livra aux fêtes et aux plaisirs dont elle était depuis si longtemps sevrée. Les premiers actes du consulat ne diminuèrent aucun espoir, et la liberté même ne s'en effaroucha pas. Le premier consul fit une proclamation aux habitants de l'Ouest. Ces éloquentes allocutions , adressées aux massés et dont il était , pour ainsi dire , l'inventeur, produisaient , dans ce temps de patrio- tisme et de miracles, des effets prodigieux. Cette voix retentissait CHAPITRE VI. 67 dans le monde comme la voix d'un prophète. Aucune proclamation n'avait encore été démentie par la victoire. « Habitants , » Une guerre impie embrase une seconde fois les départements de l'Ouest. » Les artisans de ces troubles sont des traîtres vendus à l'Anglais ou des brigands qui ne cherchent dans les discordes civiles que l'aliment et l'impunité de leurs forfaits. » A de tels hommes le gouvernement ne doit ni ménagements , ni déclaration de ses principes. » Mais il est des citoyens chers à la patrie, qui ont été séduits par leurs artifices; c'est à ces citoyens que sont dues les lumières et la vérité. » Des lois injustes ont été promulguées et exécutées; des actes arbitraires ont alarmé la sécurité des citoyens et la liberté des consciences; partout des inscriptions hasardées sur des listes d'émi- grés ont frappé des citoyens; enfin de grands principes d'ordre social ont été violés. » Les consuls déclarent que la liberté des cultes , étant garantie par la Constitution, la loi du 11 prairial an III, qui laisse aux citoyens l'usage des édifices destinés aux cultes religieux, sera exécutée. » Le gouvernement pardonnera : il fera grâce au repentir; l'indul- gence sera entière et absolue; mais il frappera quiconque, après cette déclaration , oserait encore résister à la souveraineté nationale. » — Eh bien , disait Hulot , après la lecture publique de ce dis- cours consulaire, est-ce assez paternel? Vous verrez cependant que pas un brigand royaliste ne changera d'opinion. [ Le commandant avait raison. Cette proclamation ne servit qu'à raffermir chacun dans son parti. Quelques jours après , Hulot et ses collègues reçurent des ren- forts. Le nouveau ministre de la guerre leur manda que le général Brune était désigné pour aller prendre le commandement des troupes dans l'ouest de la France. Hulot , dont on connaissait l'expérience, eut provisoirement l'autorité dans les départements de l'Orne et de la Mayenne. Une activité inconnue anima bientôt tous les ressorts 68 LES CHOUANS. du gouvernement. Une circulaire du ministre de la guerre et du ministre de la police générale annonça que des mesures vigoureuses, confiées aux chefs des commandements militaires, avaient été prises pour étouffer l'insurrection dans son principe. Mais les chouans et les Vendéens avaient déjà profité de l'inaction de la République pour soulever les campagnes et s'en emparer entièrement. Aussi , une nouvelle proclamation consulaire fut-elle adressée. Cette fois le général parlait aux troupes. « Soldats , » Il ne reste plus dans l'Ouest que des brigands , des émigrés » des stipendiés de l'Angleterre. » L'armée est composée de plus de soixante mille braves ; que j'apprenne bientôt que les chefs des rebelles ont vécu. La gloire ne s'acquiert que par les fatigues ; si on pouvait l'acquérir en tenant son quartier-général dans les grandes villes, qui n'en aurait pas?... » Soldats , quel que soit le rang que vous occupiez dans l'armée , la reconnaissance de la nation vous attend. Pour en être dignes, il faut braver l'intempérie des saisons , les glaces , les neiges , le froid excessif des nuits ; surprendre vos ennemis à la pointe du jour et exterminer ces misérables , le déshonneur du nom français. » Faites une campagne courte et bonne ; soyez inexorables pour les brigands , mais observez une discipline sévère. » Gardes nationales , joignez les efforts de vos bras à celui des troupes de ligne. » Si vous connaissez parmi vous des hommes partisans des bri- gands , arrêtez-les ! Que nulle part ils ne trouvent d'asile contre le soldat qui va les poursuivre ; et s'il était des traîtres qui osassent les recevoir et les défendre , qu'ils périssent avec eux ! » — Quel compère , s'écria Hulot , c'est comme à l'armée d'Italie : il sonne la messe et il la dit! est-ce parler, cela! — Oui , mais il parle tout seul , et en son nom , dit Gérard , qui commençait à s'alarmer des suites du 18 brumaire. — Hé ! sainte guérite , qu'est-ce que cela fait , puisque c'est un militaire! s'écria Merle. A quelques pas de là , plusieurs soldats s'étaient attroupés devant la proclamation affichée sur le mur. Or, comme pas un d'eux ne CHAPITRE VI. 69 savait lire , ils la contemplaient , les uns d'un air insouciant , les autres avec curiosité, pendant que deux ou trois cherchaient parmi les passants un citoyen qui eût la mine d'un savant. — Vois donc , la Clef-des-cœurs , ce que c'est que ce chiffon de papier-là , dit Beau-pied d'un air goguenard à son camarade. — C'est bien facile à deviner, répondit la Clef-des-cœurs. A ces mots, tous regardèrent les deux camarades toujours prêts à jouer leurs rôles. — Tiens , regarde , reprit la Clef-des-cœurs. Et il montra , en tête de la proclamation , une grossière vignette où , depuis peu de jours , un compas remplaçait le niveau de 1793. — Tiens , cela veut dire qu'il faudra que , nous autres troupiers , nous marchions ferme! ils ont mis là un compas toujours ouvert, c'est un emblème. — Mon garçon , ça ne te va pas de faire le savant; cela s'appelle un problème. J'ai servi d'abord dans l'artillerie , reprit Beau-pied ; mes officiers ne mangeaient que de ça... — C'est un emblème. — C'est un problème. — Gageons! — Quoi? — Ta pipe d'écume ! — Tope ! — Sans vous commander, mon lieutenant , n'est-ce pas que c'est un emblème, et non un problème, demanda la Clef-des-cœurs à Gérard qui , tout pensif, suivait Hulot et 3Ierle. — C'est l'un et l'autre ! répondit-il gravement. — Le lieutenant s'est moqué de nous, reprit Beau-pied. Ce papier-là veut dire que notre général d'Italie est passé consul , qui est un fameux grade , et que nous allons avoir des capotes et des souliers. Vers les derniers jours du mois de brumaire , au moment où , pendant la matinée , Hulot faisait manœuvrer sa demi-brigade , entièrement concentrée à Mayenne par des ordres supérieurs , un exprès , venu d'Alençon , lui remit des dépêches pendant la lecture desquelles une assez forte contrariété se peignit sur sa figure. — Allons, en avant! s'écria-t-il avec humeur en serrant les papiers au fond de son chapeau. Deux compagnies vont se mettre 9 70 LES CHOUANS. en marche avec moi, et se diriger sur Mortagne. Les chouans y sont. — Vous m'accompagnerez , dit-il à Merle et à Gérard. Si je comprends un mot à ma dépêche , je veux être fait noble. Je ne suis peut-être qu'une bête, n'importe, en avant! Il n'y a pas de temps à perdre. — Mon commandant, qu'y a-t-il donc de si barbare dans cette carnassière-là ? dit Merle en montrant du bout de sa botte l'enve- loppe ministérielle de la dépêche. — Tonnerre de dieu ! il n'y a rien si ce n'est que l'on nous embête. Lorsque le commandant laissait échapper cette expression mili- taire, déjà l'objet d'une observation critique, elle annonçait tou- jours quelque tempête. Les diverses intonations de cette phrase for- maient des espèces de degrés qui , pour la demi-brigade , étaient un sûr thermomètre de la patience du chef; et la franchise de ce vieux soldat en avait rendu la connaissance si facile , que le plus méchant tambour savait bientôt son Hulot par cœur, en observant les varia- tions de la petite grimace par laquelle le commandant retroussait sa joue en clignant des yeux. Cette fois, le ton de sourde colère dont il accompagna ce mot, rendit les deux amis silencieux et circonspects. Les marques mêmes de petite vérole dont son visage guerrier était sillonné, paraissaient plus profondes , et son teint plus brun que de coutume. Sa large queue , bordée de tresses , étant revenue sur une des épaulettes , quand il remit son chapeau à trois cornes , il la rejeta avec tant de fureur que les cadenettes en furent dérangées. Cependant , comme il restait immobile , les poings fermés , les bras croisés avec force sur la poitrine, la moustache hérissée, Merle se hasarda à lui demander : — Part-on sur l'heure ? Oui , si les gibernes sont garnies î répondit-il en grommelant. — Elles le sont. Hulot fit un geste. Portez arme ! par file à gauche , en avant , marche , dit Merle. Et les tambours se mirent en tête des deux compagnies désignées par Gérard. Au son du tambour, le commandant, plongé dans ses réflexions , parut se réveiller, et il sortit de la ville accompagné de ses deux amis auxquels il ne dit pas un mot. CHAPITRE VI. 71 Merle et Gérard se regardèrent silencieusement , à plusieurs reprises, comme pour se demander : — Nous tiendra-t-il longtemps rigueur ? Et , tout en marchant , ils jetèrent à la dérobée des regards observateurs sur Hulot , qui continuait à murmurer entre ses dents de vagues paroles. Plusieurs fois ces phrases résonnèrent comme des jurements aux oreilles des soldats ; mais pas un d'eux n'osa souffler mot. Dans l'occasion , tous savaient garder la discipline sévère à laquelle étaient habitués les troupiers jadis commandés en Italie par Bonaparte. La plupart d'entre eux étaient , comme Hulot , les restes de ces fameux bataillons qui capitulèrent à Mayence, sous la promesse de ne pas être employés sur les frontières, et l'armée les avait nommés les Mayençais. Il était difficile de rencontrer des sol- dats et des chefs qui se comprissent mieux. l'S LES CHOUANS. CHAPITRE VI!. Le lendemain de leur départ , Hulot et ses deux amis se trou- vaient de grand matin sur la route d'Alençon , une lieue environ de cette dernière ville , vers Mortagne , dans la partie du chemin qui côtoie les pâturages arrosés par la Sarthe. Les vues pittoresques de ces prairies se déployent successivement sur la gauche , tandis que la droite , flanquée des bois épais qui se rattachent à la grande forêt de Menibroud , forme , s'il est per- mis d'emprunter ce terme à la peinture , un repoussoir aux déli- cieux aspects de la rivière. Les bermes du chemin sont perpétuel- lement encaissées par des fossés dont les terres , sans cesse rejetées sur les champs, y produisent de hauts talus couronnés d'ajojics, nom donné dans tout l'Ouest au genêt épineux. Cet arbuste , qui s'étale en buissons épais, fournit, pendant l'hiver, une excellente nourriture aux chevaux et aux bestiaux ; mais , tant qu'il n'était pas récolté , les chouans se cachaient derrière ses touffes d'un vert sombre. Ces talus et ces ajoncs , qui annoncent au voyageur l'approche de la Bretagne , rendaient donc cette partie de la route aussi dange- reuse qu'elle était belle. Les périls qui devaient se rencontrer dans le trajet de Mortagne à Alençon , et d'Alençon à Mayenne , étaient la cause du départ de Hulot; et, là , le secret de sa colère finit par lui échapper. Le commandant escortait alors une vieille calèche traînée par des chevaux de poste, que ses soldats fatigués obligeaient à marcher lentement. Les compagnies de bleus appartenant à la garnison de Mortagne, et qui avaient accompagné cette voiture jusqu'aux limites de leur étape , où Hulot était venu les remplacer dans ce service , à juste titre nommé par ses soldats une scie patriotique , retour- naient à Mortagne et se voyaient dans le loiiilain comme des points CHAPITRE VII. 73 noirs. Une des deux compagnies du vieux républicain se tenait à quelques pas en arrière , et l'autre en avant de cette calèche. Hulot, qui se trouvait entre Merle et Gérard , à moitié chemin de l'avant- garde et de la voiture , leur dit tout à coup : — Mille tonnerres ! croiriez-vous que c'est pour accompagner les deux cotillons qui sont dans ce vieux fourgon, que le ministre de la guerre nous détache de Mayenne? — 3Iais, mon commandant, quand nous avons pris position tout à l'heure auprès des citoyennes , répondit Gérard , vous les avez saluées d'un air qui n'était pas déjà si gauche. — Hé! voilà l'infamie. Ces muscadins de Paris ne nous recom- mandent-ils pas les plus grands égards pour leurs damnées femel- les ! Peut-on déshonorer de bons et braves patriotes comme nous , en les mettant à la suite d'une jupe. Oh ! moi , je vais droit mon che- min et n'aime pas les zigzags chez les autres. Quand j'ai vu Danton avoir des maîtresses, Barras avoir des maîtresses, je leur ai dit : — « Citoyens, quand la République vous a requis de la gouverner, ce n'était pas pour autoriser les amusements de l'ancien régime. » — Vous me direz à cela que les femmes? Oh! on a des femmes! c'est juste. A de bons lapins, voyez-vous, il faut des femmes et de bonnes femmes. Mais, assez causé quand vient le danger. A quoi donc aurait servi de balayer les abus de l'ancien temps , si les patriotes recommençaient. Voyez le premier consul ; c'est là un homme. Pas de femmes. Toujours à son affaire. Je parierais ma moustache gauche qu'il ignore le sot métier qu'on nous fait faire ici. — Ma foi , commandant , répondit 3Ierle en riant , j'ai aperçu le bout du nez de la jeune dame cachée au fond de la calèche , et j'avoue que tout le monde pourrait sans déshonneur se sentir, comme je l'éprouve , la démangeaison d'aller tourner autour de cette calèche jaune , pour nouer avec les voyageuses un petit bout de conversation. — Gare à toi , Merle, dit Gérard. Elles sont accompagnées d'un citoyen assez rusé pour te prendre dans un piège. Qui? Cet incroyable dont les petits yeux vont incessamment d'un côté du chemin à l'autre , comme s'il y voyait des chouans ; ce muscadin dont on aperçoit à peine les jambes , et qui , dans le moment où celles de son cheval sont cachées par la voiture , a l'air 74 LES CHOUANS. d'un canard dont la tête sort d'un pâté ! Si ce dadais-là m'empêche jamais de caresser sa jolie fauvette... — Canard , fauvette ! Oh î mon pauvre Merle , tu es furieuse- ment dans les volatiles. Mais ne te fie pas au canard î Ses yeux verts me paraissent perfides comme ceux d'une vipère, et fins comme ceux d'une femme qui pardonne à son mari. Je me défie moins des chouans que de ces avocats dont les figures ressemblent à des carafes de limonade. — Bah! s'écria Merle gaiement , avec la permission du comman- dant, je me risque! Cette femme-là a des yeux qui sont comme des étoiles ! On peut tout mettre au jeu pour les voir. — II est pris , le camarade ! dit Gérard au commandant. Il commence à dire des bêtises. Hulot fît la grimace, haussa les épaules et répondit : — Avant de prendre le potage , je lui conseille de le sentir!.... — Brave Merle ! reprit Gérard en jugeant à la lenteur de sa marche qu'il manœuvrait pour se laisser graduellement gagner par la calèche. Est-il gai ! C'est le seul homme qui puisse rire de la mort d'un camarade , sans être taxé d'insensibilité. — C'est le vrai soldat français , dit Hulot d'un ton grave. — Oh ! le voici qui ramène ses épaulettes sur son épaule , pour faire voir qu'il est capitaine , s'écria Gérard en riant , comme si le grade y faisait quelque chose. La calèche vers laquelle pivotait l'officier renfermait en effet deux femmes dont l'une semblait être la servante de l'autre. — Ces femmes-là , disait Hulot , vont toujours ensemble. Un petit homme sec et maigre caracolait , tantôt en avant, tantôt en arrière de la voiture. Mais , quoiqu'il parût accompagner les deux voyageuses privilégiées , personne ne l'avait encore vu leur adresser la parole. Ce silence , dédain ou respect ; la bizarrerie de l'équipage qui ressemblait à une voiture de charlatan ; les bagages nombreux , et les cartons de celle que le commandant appelait une princesse, tout,. jusqu'au costume de son cavalier servant, avait encore irrité la bile de Hulot. Le costume de cet inconnu présentait un exact tableau de la mode qui valut en ce temps les caricatures des incroyables. Qu'on se figure ce personnage affublé d'un habit dont les basques étaient si courtes qu'elles laissaient passer cinq à six pouces du gilet , et les CHAPITRE VII. 75 pans si longs qu'ils ressemblaient à une queue de morue, terme alors employé pour les désigner. Une cravate énorme décrivait autour de son coude si nombreux contours, que la petite tète qui sortait de ce labyrinthe de mousseline justifiait presque la comparaison gastronomique du capitaine Merle. L'inconnu portait un pantalon collant et des bottes à la Suwarow. Un immense camée blanc et bleu servait d'épingle à sa chemise. Deux chaînes de montre s'échappaient parallèlement de sa cein- ture. Puis ses cheveux , pendant en tire-bouchons de chaque côté des faces, lui couvraient presque tout le front. Enfin, pour dernier enjolivement, le col de sa chemise et celui de l'habit montaient si haut , que sa tête paraissait enveloppée , comme un bouquet dans un cornet de papier. Ajoutez à ces grêles accessoires, qui juraient entre eux sans produire d'ensemble, l'opposition burlesque des couleurs du pantalon jaune, du gilet rouge, de l'habit cannelle, et l'on aura une image fidèle du suprême bon ton auquel obéissaient les élégants au commencement du Consulat. Ce costume, tout-à-fait baroque, semblait avoir été inventé pour servir d'épreuve à la grâce, et montrer qu'il n'y a rien de si ridicule que la mode ne sache consacrer. Le cavalier paraissait avoir atteint l'âge de trente ans. Malgré cette toilette d'empirique, sa tournure accusait une certaine élégance de manières à laquelle on reconnaissait un homme de l'ancienne bonne société , appelé, par ses talents, à gouverner la nouvelle. Lorsque le capitaine se trouva près de la calèche , le muscadin parut deviner son dessein, et le favorisa en retardant le pas de son cheval. Merle , qui lui avait jeté un regard sardonique, rencontra un de ces visages impénétrables , accoutumés par les vicissitudes de la révolution à cacher toutes les émotions du cœur. Au moment où le bout recourbé du vieux chapeau triangulaire et répaulette du capitaine furent aperçus par les dames, une voix d'une angélique douceur lui demanda : — 3Ionsieur l'officier, auriez-vous la bonté de nous dire en quel endroit de la route nous nous trouvons? Il existe un charme inexprimable dans une question faite par une voyageuse inconnue. Alors le moindre mot semble contenir toute une aventure. Mais si la femme sollicite quelque protection , en s'ap- puyant sur sa faiblesse et sur une certaine ignorance des choses , 76 LES CHOUANS. chaque homme n'est-il pas légèrement enclin à bâtir une fable impossible où il se fait heureux ? Aussi les mots de « monsieur l'offi- cier, » la forme polie dont la demande était accompagnée, portèrent- ils un trouble inconnu dans le cœur du capitaine. Il essaya d'exa- miner la voyageuse, et fut singulièrement désappointé; car un voile jaloux lui en cachait les traits. A peine môme put-il en voir les yeux qui , à travers la gaze , brillaient comme deux onyx frappées par le soleil. — Vous étes«iaintenant à une lieue d'Alençon , Madame. — Alençon , déjà ! Ces mots furent prononcés par la dame inconnue avec une sorte de terreur. Elle se rejeta ou plutôt se laissa aller au fond de la voi- ture, sans rien répondre. M>f»frii — Alençon, répéta l'autre femme en paraissant se réveiller. Vous allez voir mon pays. Elle regarda le capitaine et se tut. Merle , trompé dans son espé- rance de voir la belle inconnue , se mit à en examiner la compagne. C'était une fille d'environ vingt-six ans , blonde , d'une jolie taille , et dont le teint avait cette fraîcheur de peau , cet éclat nourri qui distinguent les femmes de Valognes , de Bayeux et des environs d'Alençon. Le regard de ses yeux bleus n'annonçait pas d'esprit, mais une certaine fermeté mêlée de tendresse. Elle portait une robe d'étoffe commune. Ses cheveux , relevés sous un petit bonnet à la mode cauchoise , et sans aucune prétention , rendaient sa figure charmante de simplicité. Son attitude, sans avoir la noblesse con- venue des salons , n'était pas dénuée de cette dignité naturelle à une jeune fille modeste, qui pouvait contempler le tableau de sa vie passée sans y trouver un seul sujet de repentir. D'un coup d'œil , Merle sut deviner en elle une de ces fleurs champêtres qui , transportée dans les serres parisiennes où se con- centrent tant de rayons flétrissants, n'avait rien perdu de ses couleurs pures ni de sa rustique franchise. L'attitude naïve de la jeune Glle et la modestie de son regard apprirent à Merle qu'eUene voulait paS d'auditeur. En efl'et, quand il s'éloigna, les deux inconnues com- mencèrent à voix basse une conversation dont il entendit le léger murmure. — Vous êtes partie si précipitamment, dit la jeune campa- gnarde, que vous n'avez pas seulement pris le temps de vous CHAPITRE VII. 77 habiller. Vous voilà belle! Si nous allons plus loin qu'Alençon, il faudra nécessairement y faire une autre toilette — Oh î oh ! Francine , s'écria l'inconnue. — Plaît-il? — Voici la troisième tentative que tu fais pour apprendre le terme et la cause de ce voyage. — Ai-je dit la moindre chose qui puisse me valoir ce reproche... — Oh ! j'ai bien remarqué ton petit manège. De candide et sim- ple que tu étais , tu as pris un peu de ruse à mon école. Tu com- mences à avoir les interrogations en horreur. Tu as bien raison , mon enfant. De toutes les manières connues d'arracher un secret , c'est , à mon avis , la plus niaise. — Eh bien ! reprit Francine, puisqu'on ne peut rien vous cacher , convenez-en , Marie ? votre conduite n'exciterait-elle pas la curio- sité d'un saint? Hier matin, sans ressources; aujourd'hui, les mains pleines d'or ; vous courez en ce moment la poste , protégée par les troupes du gouvernement , et vous êtes suivie par un homme que je regarde comme votre mauvais génie... — Qui ! Corentin ? demanda la jeune inconnue en accentuant ces deux mots par deux inflexions de voix pleines d'un mépris qui déborda même dans le geste par lequel elle montra le cavalier. — Écoute, Francine, reprit-elle. Te souviens-tu de Patriote, ce singe que j'avais habitué à contrefaire Danton, et qui nous amu- sait tant. — Oui , mademoiselle. — Eh bien î en avais-tu peur ? — Il était enchaîné. — Mais Corentin est muselé , mon enfant. — Nous badinions avec Patriote pendant des heures entières , dit Francine , je le sais ; mais il finissait toujours par nous jouer quelque mauvais tour. A ces mots, Francine se rejeta vivement au fond de la voiture, près de sa maîtresse, dont elle prit les mains pour les caresser avec des manières câlines , en lui disant d'une voix affectueuse : — Mais vous m'avez devinée , Marie , et vous ne me répondez pas. Comment , après ces tristesses qui m'ont fait tant de mal , oh ! bien du mal , pouvez-vous , en vingt-quatre heures , devenir d'une gaieté folle, comme lorsque vous parliez de vous tuer, méchante? 10 78 LES CHOUANS. D'où vient ce changement? J'ai le droit de vous demander un peu compte de votre âme. Elle est à moi avant d'être à qui que ce soit ; car jamais vous ne serez mieux aimée. Parlez , mademoiselle. — Eh bien ! Francine , ne vois-tu pas autour de nous le secret de ma gaieté. Regarde les houppes jaunies de ces arbres lointains! Pas une ne se ressemble, et, à les contempler de loin, on dirait une vieille tapisserie de château. Vois ces haies derrière lesquelles il peut se rencontrer des chouans à chaque instant! Quand je regarde ces ajoncs, il me semble apercevoir des canons de fusil. J'aime ce renaissant péril qui nous environne. Toutes les fois que la route prend un aspect sombre , je suppose que nous allons entendre des détonations; alors mon cœur bat, une sensation inconnue m'agite. Et , ce ne sont ni les tremblements de la peur, ni les émo- tions du plaisir; non, c'est mieux; c'est le jeu de tout ce qui se meut en moi ; c'est la vie. Quand je ne serais joyeuse que d'avoir un peu animé ma vie ! — Ah! vous ne me dites rien, cruelle. Sainte Vierge! ajouta Francine en levant les yeux au ciel avec douleur, à qui se confes- sera-t-elle , si elle se tait avec moi ? — Francine , reprit l'inconnue d'un ton grave , je ne peux pas t'avouer mon entreprise. Cette fois-ci, oh! je fais mal, très-mal... — Pourquoi faire le mal , si vous le voyez ? — Que veux-tu , je me surprends à penser comme si j'avais cin- quante ans, et à agir comme si j'en avais encore quinze. Tu as toujours été ma raison , ma pauvre fille ; mais , dans cette affaire-ci , j'essaie d'étouffer ma conscience. — Et , dit-elle après une pause , en laissant échapper un soupir, je n'y parviens pas. Or, comment veux-tu que j'aille encore mettre après moi un confesseur aussi rigide ? ■"•'Elle lui frappa doucement dans la main. — Hé! quand , s'écria Francine , vous ai-je reproché vos actions? Le mal en vous a de la grâce. Oui , la sainte Vierge d'Auray , que jeprie tant pour votre salut, vous absoudrait de tout. Enfin, ne suis-je pas à vos côtés , sur cette route , sans savoir où vous allez. Dans son effusion , elle lui baisa les mains. — Mais, reprit Marie, tu peux m'abandonner, si ta conscience... — Allons , taisez-vous, madame , reprit Francine en faisant une petite moue chagrine. Oh! ne me direz-vous pas?.. CHAPITRE VII. 79 — Rien , dit la jeune demoiselle d'une voix ferme. Seulement , sache-le bien! je hais cette entreprise encore plus que celui dont la langue dorée me l'a expliquée. Je veux être franche et je t'avouerai que je ne me serais pas rendue à leurs désirs, si je n'avais entrevu dans cette ignoble farce un mélange de terreur et d'amour qui m'a tentée. Puis, je n'ai pas voulu m'en aller de ce bas monde sans avoir essayé d'y cueillir les fleurs que j'en espère, dussé-je périr ! 3Iais souviens-toi, pour l'honneur de ma mémoire , que si j'avais été heureuse , l'aspect de leur gros couteau , prêt à tomber sur ma tête , ne m'aurait pas fait accepter un rôle dans cette tragédie ; car c'est une tragédie. — Maintenant , dit-elle avec dégoût, si elle était décommandée, je me jetterais à l'instant dans la Sarthe. Et ce ne serait pas un suicide ; car je n'ai point encore vécu ! — Oh! sainte Vierge d'Auray , pardonnez-lui. — De quoi t'effraies-tu ? Les plates vicissitudes de la vie domes- tique n'excitent pas mes passions ; tu le sais. Cela est mal pour une femme ; mais mon âme s'est fait une sensibilité plus élevée , pour supporter de plus fortes épreuves. J'aurais été peut-être comme toi , une douce créature. Pourquoi me suis-je élevée au-des- sus , ou abaissée au-dessous de mon sexe ? Ah ! que la femme du général Bonaparte est heureuse. Tiens , je mourrai jeune, puisque j'en suis déjà venue à ne pas m'effrayer d'une partie de plaisir où i! y a du sang à boire, comme disait ce pauvre Danton. Mais oublie ce que je te dis ; c'est la femme de cinquante ans qui a parlé. Dieu merci ! la jeune fille de quinze ans va bien vite reparaître. La jeune campagnarde frémit. Elle seule connaissait le carac- tère bouillant et impétueux de sa maîtresse. Elle seule était initiée aux mystères de cette âme riche d'exaltation , aux sentiments de cette créature qui , jusque-là , avait vu passer la vie comme une ombre insaisissable , en voulant toujours la saisir. Après avoir semé à pleines mains sans rien récolter, cette femme était restée vierge, mais irritée par une multitude de désirs trompés. Alors, lassée d'une lutte sans adversaire, elle arrivait, dans son désespoir, à préférer le bien au mal , quand il s'ofl^rait comme une jouissance ; le mal au bien , quand il présentait quelque poésie ; la misère à la médiocrité , comme quelque chose de plus grand ; l'avenir sombre et inconnu de la mort à une vie pauvre d'espérances ou môme de 80 LES CHOUANS. souffrances. Jamais tant de poudre ne s'était amassée pour l'étin- celle ; jamais tant de richesses à dévorer pour l'amour ; enfin , jamais aucune fille d'Eve n'avait été pétrie avec plus d'or dans son argile. Semblable à un ange terrestre , Francine veillait sur cet être en qui elle adorait la perfection , croyant accomplir un céleste mes- sage , si elle le conservait au cœur des séraphins d'où il semblait banni, en expiation d'un péché d'orgueil. — Voici le clocher d'Alençon, dit le cavalier, en s'approchant de la voiture. — Je le vois , répondit sèchement la jeune dame. — Ha ! dit-il en s'éloignant avec les marques d'une soumission servile , malgré son désappointement. — Allez, allez plus vite, dit la dame au postillon. Maintenant, il n'y a rien à craindre. Allez au grand trot , ou au galop , si vous pouvez. Ne sommes-nous pas sur le pavé d'Alençon ? En passant devant le commandant, elle lui cria d'une voix douce : — Nous nous retrouverons à l'auberge , commandant. Venez m'y voir. — C'est cela, répliqua le commandant. A l'auberge! Venez me voir ! Comme ça vous parle à un chef de demi-brigade. . . Et il montrait du poing la voiture qui roulait rapidement sur la route. — Ne vous en plaignez pas , commandant , dit en riant Corentin , qui essayait de mettre son cheval au galop pour rejoindre la voiture. Elle a votre grade de général dans sa manche. Et il partit. — Ah! que je ne me laisserai pas embêter par ces paroissiens-là , dit Hulot à ses deux amis en grognant. J'aimerais mieux jeter l'habit de général dans un fossé , que de le gagner dans un lit. Que veulent-ils donc , ces canards-là? Y comprenez-vous quelque chose , vous autres? Oh î oui , dit Merle , je sais que c'est la femme la plus belle que j'aie jamais vue! Je crois que vous entendez mal la métaphore. C'est la femme du premier consul , peut-être ? — Bah ! la femme du premier consul est vieille , et celle-ci est jeune, reprit Hulot. D'ailleurs, l'ordre que j'ai reçu du ministre CHAPITRE VII. 81 m'apprend qu'elle se nomme mademoiselle de Yemeuil. C'est une ci-devant. Est-ce que je ne connais pas ça! Avant la révolution, elles faisaient toutes ce métier-là. Alors, on devenait, en deux temps et sis mouvements , chef de demi-brigade. Il ne s'agissait que de leur bien dire deux ou trois fois : — Mon cœur! 82 LES CHOUANS. CHAPITRE VIII. Pendant que la troupe ouvrait le compas , pour employer l'ex- pression du commandant , la calèche avait proraptement atteint l'hôtel des Trois-Maures, situé au milieu de la grande rue d'Alençon. Les équipages étaient alors si rares, que le son criard de la calèche fit accourir l'hôte sur le pas de sa porte ; et , à l'aspect des deux voyageuses , il les salua profondément. Elles entrèrent lestement dans la cuisine, inévitable anti-chambre des auberges dans tout l'Ouest , et l'hôte se disposait à les suivre , après avoir examiné la voiture , lorsque le postillon lui dit , en l'arrêtant par le bras : — Attention, citoyen Brutus. Escorte de bleus. Ah! ce sont de grandes dames qui payent comme de ci-devant princesses, ainsi... — Ainsi nous boirons un verre de vin ensemble tout à l'heure , mon garçon , lui dit l'hôte. Mademoiselle de Verneuil jeta un coup-d'œil sur cette cuisine noircie par la fumée , sur une table sanglante où gisaient des viandes crues , et se sauva dans la salle voisine avec la légèreté d'un oiseau. Elle craignait l'aspect et l'odeur de cette cuisine , autant que la curiosité d'un chef mal propre et d'une femme grosse et courte qui déjà l'examinaient avec attention en venant à elle. L'hôte ne vit donc plus que Francine , et , après avoir jeté un regard rapide sur ceux qui pouvaient l'écouter, il lui dit, de manière à donner à ses paroles l'air d'une confidence : — Si ces dames dési- rent se faire servir à part, comme je n'en doute point , j'ai un repas très-délicat tout préparé pour une dame et son fils. Ces voyageurs ne s'opposeront sans doute pas à partager leur déjeûner avec vous , ajouta-t-il d'un air mystérieux. Ce sont des personnes de condition. En prononçant ces derniers mots d'une voix plus basse , l'hôte y CHAPITRE VIII. 83 mit une certaine finesse , comme s'il eût voulu dire : — Vous êtes des nobles et ils le sont. Vous n'aimez pas plus qu'eux à être sur- veillés , et peut-être venez-vous pour les voir. Mais à peine cet hôte indiscret avait-il achevé sa dernière phrase, qu'il se sentit appliquer dans le dos un léger coup de manche de fouet. Il se retourna brusquement et vit derrière lui un petit homme trapu , sorti sans bruit d'un cabinet voisin , et dont l'apparition avait glacé de terreur la grosse femme, le chef et son marmiton. L'hôte pâlit en retournant la tête. Le petit homme secoua ses che- veux qui lai cachaient entièrement le front et les yeux , se dressa sur ses pieds pour atteindre à l'oreille de l'hôte, et lui dit : — Vous savez ce que vaut une imprudence , une dénonciation , et de quelle couleur est la monnaie dont nous les payons. Nous sommes généreux. Il joignit à ces paroles un geste qui leur fit un épouvantable com- mentaire. Quoique la vue de ce personnage fût dérobée à Francine par la corpulence de l'hôte , elle saisit quelques mots des phrases qu'il avait sourdement prononcées ; et , alors , elle resta comme frappée par la foudre en entendant les sons rauques d'une voix bre- tonne. Elle seule , au milieu de la terreur générale , s'élança vers le petit homme ; mais celui-ci , qui semblait se mouvoir avec l'agilité d'un animal sauvage , sortait déjà par une porte latérale donnant sur la cour. Francine crut s'être trompée dans ses conjec- tures ; car elle n'aperçut que la peau fauve et noire d'un ours de moyenne taille. Étonnée , elle courut à la fenêtre ; et , à travers les vitres jaunies par la fumée , elle regarda l'inconnu , mais avec stupeur, ir gagnait l'écurie d'un pas traînant. Avant d'y entrer, il dirigea deux yeux noirs sur le premier étage de l'auberge , et de là sur la calèche , comme s'il voulait faire part à un ami de quelque importante observation relative à cette voiture. Alors , malgré les peaux de biques, et grâce à ce mouvement qui lui permit de distin- guer le visage de cet homme, Francine reconnut à son énorme fouet et à sa démarche rampante , quoique agile dans l'occasion , le chouan surnommé Marche-à-terre. Elle l'examina, mais indistinctement, à travers l'obscurité de l'écurie, où il se coucha dans la paille, en prenant une position d'où il pouvait observer tout ce qui se passerait dans l'auberge. Il était ramassé de telle sorte que , de loin comme de près , l'espion le plus 84 LES CHOUANS. rusé l'aurait facilement pris pour un de ces gros chiens de roulier, tapis en rond et qui dorment , la gueule placée sur leurs pattes- La conduite de Marche-à-terre prouvait à Francine que le chouan ne l'avait pas reconnue. Or, dans les circonstances délicates où se trouvait sa maîtresse , elle ne sut pas si elle devait s'en applaudir ou s'en chagriner. Mais le mystérieux rapport qui existait entre l'observation menaçante du chouan et l'offre de l'hôte , assez com- mune chez les aubergistes qui cherchent toujours à tirer deux mou- tures d'un sac , piqua sa curiosité ; elle quitta la vitre crasseuse d'où elle regardait la masse informe et noire qui , dans l'obscurité, lui indiquait la place occupée par Marche-à-terre, se retourna vers l'aubergiste , et le vit dans l'attitude d'un homme qui a fait un pas de clerc, et ne sait comment s'y prendre pour revenir en arrière. Le geste du chouan l'avait pétrifié. Qui , dans l'Ouest , ignorait les cruels raffinements des supplices dont les Chasseurs du roi punissaient les gens soupçonnés seule- ment d'indiscrétion? L'hôte croyait déjà sentir leurs couteaux sur son cou ; le chef regardait avec terreur l'àtre du feu où souvent ils chanff'aient les pieds de leurs dénonciateurs ; la grosse petite femme tenait un couteau de cuisine d'une main , de l'autre une pomme de terre à moitié coupée , et contemplait son mari d'un air hébété ; enfin le marmiton cherchait le secret , inconnu pour lui , de cette silencieuse horreur. La curiosité de Francine devint plus vive à cette scène muette , dont l'acteur principal était vu par tous , quoique absent. Elle fut flattée de la terrible puissance du chouan , et encore qu'il n'entrât guère dans son humble caractère de faire des malices de femme de chambre , elle était cette fois trop fortement intéressée à pénétrer ce mystère , pour ne pas profiter de ses avantages. — Eh bien ! dit-elle gravement à l'hôte qui fut comme réveillé en sursaut par ces paroles, mademoiselle accepte votre proposition. — Laquelle ? demanda-t-il avec une surprise réelle. — Laquelle ? demanda Corentin survenant. — Laquelle? demanda mademoiselle de Yerneuil. — Laquelle? demanda un quatrième personnage qui se trouvait sur la dernière marche de l'escalier, et sauta légèrement dans la cuisine. — Eh bien ! de déjeûner avec vos personnes de distinction , répondit Francine impatiente. CHAriTRE Vlil. 85 — De distinction , reprit d'une voix mordante et ironique le personnage arrivé par l'escalier. Ceci est une mauvaise plaisanterie d'auberge. — Mais si c'est cette jeune citoyenne , dit-il en regardant made- moiselle de Yerneuil , que tu veux nous donner pour convive , il faudrait être fou pour s'y refuser, brave homme. Et il frappa sur l'épaule de l'aubergiste stupéfait. — En l'absence de ma mère, j'accepte, ajouta-t-il. La gracieuse étourderie de la jeunesse déguisa la hauteur inso- lente de ces paroles, qui attirèrent naturellement l'attention de tous les acteurs de cette scène sur ce nouveau personnage. L'hôte prit alors la contenance de Pilate cherchant à se laver les mains de la mort de Jésas- Christ. Il rétrograda de deux pas vers sa grosse femme, et lui dit à roreille : — Tu es témoin que, s'il arrive quel- que malheur, ce ne sera pas ma faute. Mais, au surplus, ajouta-t-il encore plus bas, va prévenir de tout ça monsieur Marche-à-terre. Le voyageur, jeune homme de moyenne taille, portait un habit bleu et de grandes guêtres noires qui lui montaient au-dessus du genou, sur une culotte de drap également bleu. Cet uniforme simple et sans épaulettes appartenait aux élèves de l'École Polytechnique. D'un seul regard , mademoiselle de Verneuil sut distinguer sous ce costume sombre des formes élégantes et ce je ne sais quoi qui annoncent une noblesse native. Assez ordinaire au premier aspect, la figure du jeune homme se faisait bientôt remarquer par la con- formation de quelques traits où se révélait une âme capable de grandes choses. Un teint bruni , des cheveux blonds et bouclés, des yeux bleus étincelants, un nez fin, des mouvements pleins d'aisance; en lui , tout décelait et une vie dirigée par des sentiments élevés et l'habitude du commandement. Mais les signes les plus caractéris- tiques de son génie étaient dans un menton à la Bonaparte , dans sa lèvre inférieure qui se joignait à la supérieure , en décrivant la courbe gracieuse de la feuille d'acanthe sous le chapiteau corin- thien ; la nature avait mis dans ces deux traits d'irrésistibles enchan- tements. — Ce jeune homme est un aigle, se dit mademoiselle de Verneuil. Voir tout cela d'un clin-d'œil , s'animer par l'envie de plaire, pencher mollement la tête de côté , sourire avec coquetterie , lancer un de ces regards veloutés qui ranimeraient un cœur mort à 11 86 LES CHOUANS. l'amour, voiler ses longs yeux noirs sous de larges paupières dont les cils fournis et recourbés dessinèrent une ligne brune sur sa joue , chercher, trouver les sons les plus mélodieux de sa voix, pour donner un charme pénétrant à cette phrase bannale : — Nous vous sommes bien obligées , monsieur ; tout ce manège n'employa pas le temps nécessaire à le décrire. Puis mademoiselle de Verneuil , s'adressant à l'hôte , demanda son appartement , vit l'escalier , et disparut avec Francine , en laissant à l'étranger le soin de deviner si cette réponse était une acceptation ou un refus. — Quelle est cette femme-là? demanda lestement l'élève de l'École Polytechnique à l'hôte immobile et de plus en plus stupéfait. — C'est la citoyenne Verneuil, répondit aigrement Corentin , en toisant le jeune homme avec jalousie, une ci-devant; qu'en veux-tu faire? L'inconnu , qui fredonnait une chanson républicaine , leva la tète avec fierté vers Corentin. Les deux jeunes gens se regardèrent alors pendant un moment comme deux coqs prêts à se battre. Ce regard mit la haine entre eux pour toute leur vie. Autant l'œil bleu du militaire était franc , autant l'œil vert de Corentin annonçait de malice et de fausseté. L'un avait des manières nobles , l'autre des façons insinuantes ; l'un s'élançait , l'autre se courbait ; l'un commandait le respect, l'autre cherchait à l'obtenir; l'un devait dire : Conquérons ! l'autre : Partageons ! Un paysan entra. — Le citoyen du Gua-Saint-Cyr est-il ici? Que lui veux-tu? répondit le jeune homme en s'avançant. Le paysan salua profondément et remit une lettre que le jeune élève jeta dans le feu , après l'avoir lue. Pour toute réponse , il inchna la tête et Thomme partit. — Tu viens sans doute de Paris , citoyen ? dit alors Corentin en s'avançant vers l'étranger avec une certaine aisance de manières , avec un air souple et liant qui parurent être insupportables au citoyen du Gua. — Oui , répondit-il sèchement. — Et tu es sans doute promu à quelque grade dans l'artillerie ? — Non , citoyen , dans la marine. — Ah ! tu te rends à Brest , demanda Corentin d'un ton insou- ciant. CHAPITRE Vlil. 87 Mais le jeune marin tourna lestement sur les talons de ses sou- liers, sans vouloir répondre, et démentit bientôt les belles espérances que sa figure avait fait concevoir à mademoiselle de Yerneuil. Il s'occupa de son déjeûner avec une légèreté enfantine , questionna le chef et l'hôtesse sur leurs façons d'agir, s'étonna des habitudes de province , en Parisien arraché à sa coque enchantée, manifesta des répugnances de petite-maîtresse , et montra enfin d'autant moins de caractère , que sa figure et ses manières en annonçaient davantage. Corentln sourit de pitié en lui voyant faire la grimace, quand il goûta le meilleur cidre de Normandie. — Pouah! s'écria-t-il , comment pouvez-vous avaler cela, vous autres? Il y a là-dedans à boire et à manger. La République a bien raison de se défier d'une province où l'on vendange à coups de gaule , et où l'on fusille sournoisement les voyageurs sur les routes. N'allez pas nous mettre sur la table une carafe de cette médecine-là , mais de bon vin de Bordeaux blanc et rouge. Allez voir surtout s'il y a bon feu là-haut. Ces gens-là m'ont l'air d'être bien retardés en fait de civilisation. — Ah! reprit-il en soupirant, il n'y a qu'un Paris au monde , et c'est grand dommage qu'on ne puisse pas l'emmener en mer ! — Comment , gâte-sauce , dit-il au chef, tu mets du vinai- gre dans cette fricassée de poulet, quand tu as là des citrons... — Quant à vous , madame l'hôtesse , vous m'avez donné des draps si gros , que je n'ai pas fermé l'œil pendant cette nuit. Puis il se mit à jouer avec une grosse canne , en exécutant avec un soin puéril des évolutions dont le plus ou le moins de fini et d'ha- bileté annonçaient le degré plus ou moins honorable qu'un jeune homme occupait dans la classe des Incroyables. — Et c'est avec des muscadins comme ça , dit confidentiellement Corentin à l'hôte , qu'on espère relever la marine de la République! — Cet homme-là, disait le jeune marin à l'oreille de l'hôtesse, est quelque espion de Fouché. Il a la police gravée sur la figure, et je jurerais que la tache qu'il conserve au menton est de la boue de Paris. Mais à bon chat , bon... En ce moment une dame , vers laquelle le marin s'élança avec tous les signes d'un respect extérieur, entra dans la cuisine de l'auberge. — Ma chère maman, lui dit-il, arrivez donc. Je crois avoir, en votre absence , recruté des convives. 88 LES CHOUANS. — Des convives ! lui répondit-elle , quelle folie ! — C'est mademoiselle de Verneuil , reprit-il à voix basse. — Elle a péri avec son père , lui dit brusquement sa mère. — Vous vous trompez, madame , reprit avec douceur Gorentin, en appuyant sur le mot madame. Elle a été sauvée au 9 thermidor. L'étrangère , surprise de cette familiarité , se recula de quelques pas, comme pour examiner cet interlocuteur inattendu. Elle fixa sur lui ses yeux noirs pleins de cette vive sagacité si naturelle aux femmes, et parut chercher dans quel intérêt il venait affîrmer l'existence de mademoiselle de Verneuil. En même temps, Gorentin, qui étudiait cette dame à la dérobée , la destitua de tous les plaisirs de la maternité pour lui accorder ceux de l'amour. Il refusa galam- ment le bonheur d'avoir un fils de vingt ans à une femme dont il admira la peau éblouissante, les sourcils arqués encore bien fournis , les cils peu dégarnis , et les abondants cheveux noirs qui , séparés en deux bandeaux sur le front, faisaient ressortir toute la jeunesse d'une tête spirituelle. Les faibles rides dont sa figure était marquée, loin d'annoncer les années , trahissaient des passions jeunes ; et , si ses yeux perçants étaient un peu voilés , on ne savait si cette alté- ration venait de la fatigue du voyage ou d'une trop fréquente expression de plaisir. Enfin Gorentin remarqua que l'inconnue était enveloppée dans une mante d'étoffe anglaise , et que la forme de son chapeau, sans doute étranger , n'appartenait à aucune des modes, dites à la grecque , qui régissaient encore les toilettes pari- siennes. Or, Gorentin était un de ces êtres portés par leur caractère à toujours soupçonner le mal plutôt que le bien , et il conçut à l'in- stant des doutes sur le civisme des deux voyageurs. De son côté , la dame, qui avait aussi fait avec une égale rapidité ses observations sur la personne de Gorentin, se tourna vers son fils avec un air significatif assez fidèlement traduit par ces mots : — Quel est cet original-là ? Est-il de notre bord ? A cette mentale interrogation le jeune marin répondit par une attitude , par un regard et par un geste de main qui disaient : — Je n'en sais , ma foi , rien , et il m'est suspect autant qu'à vous. Puis , laissant à sa mère le soin de deviner ce mystère , il se tourna vers l'hôtesse, à laquelle il dit à l'oreille : — Tâchez donc de CHAPITRE VIII. 89 savoir ce qu'est ce drole-là, s'il accompagne effectivement cette demoiselle et pourquoi. — Ainsi , dit madame du Gua en regardant Corentin , tu es sûr, citoyen , que mademoiselle de Verneuil existe. — Elle existe aussi certainement en chair et en os, madame, que le citoyen du Gua-Saint-Cyr. Cette réponse renfermait une profonde ironie dont la dame seule avait le secret , et toute autre qu'elle en aurait été décon- certée. Son fils regarda tout à coup fixement Corentin, qui tirait froide- ment sa montre , sans paraître se douter du trouble que produisait sa réponse. La dame , inquiète et curieuse de savoir sur-le-champ si cette phrase couvrait une perfidie, ou si elle était seulement l'effet du hasard , dit à Corentin de l'air le plus naturel : — Mon Dieu ! que les routes sont peu sûres ! Nous avons été attaqués au-delà de Mortagne par les chouans. Mon fils a manqué de rester sur la place. Il a reçu deux balles dans son chapeau, en me défendant. — Comment , madame , vous étiez dans le courrier que les bri- gands ont dévalisé malgré l'escorte ! On m'a dit , à mon passage à Mortagne , que les chouans s'étaient trouvés au nombre de deux mille à l'attaque de la voiture , et que tout le monde avait péri. Voilà comme on écrit l'histoire ! Le ton musard que prit Corentin et son air niais le firent en ce moment ressembler à un habitué de la petite Provence , qui recon- naîtrait avec douleur la fausseté d'une nouvelle politique. — Hélas! madame, continua-t-il , si l'on assassine les voyageurs si près de Paris , jugez combien les routes de la Bretagne vont être dangereuses. Si je n'étais pas certain d'être protégé par l'escorte de mademoiselle de Verneuil , je retournerais à Paris... — Ah ! reprit la dame à voix basse , mademoiselle de Verneuil est escortée. — Est-elle belle , jeune , jolie ? demanda-t-elle en se tournant vers l'hôtesse. En ce moment l'hote interrompit cette conversation dont l'intérêt avait quelque chose de cruel pour ces trois personnages , en annon- çant que le déjeûner était servi. Le jeune marin offrit la main à sa mère avec une fausse familiarité qui confirma les soupçons de Coren- tin, auquel il dit tout haut en sedirigeant vers l'escalier : — Citoyen, 90 LES CHOUANS. si tu accompagnes la citoyenne Verneuii , et qu'elle accepte la pro- position de l'hôte, ne te gêne pas... Quoique ces paroles fussent prononcées d'un ton leste et peu engageant, Corentin monta. Alors le jeune homme serra vivement la main de la dame ; et , quand ils furent séparés du Parisien par sept à huit marches : — Voilà , dit-il à voix basse , à quels dangers sans gloire nous exposent vos imprudentes entreprises. Si nous sommes découverts , comment pourrons-nous échapper ? Et quel rôle me faites-vous jouer! Tous trois arrivèrent dans une chambre assez vaste. Il ne fallait pas avoir beaucoup cheminé dans l'Ouest, pour reconnaître que l'aubergiste avait prodigué, pour recevoir ses hôtes, tous ses trésors et un luxe peu ordinaire. La table était soigneusement servie. La cha- leur d'un grand feu avait chassé l'humidité de l'appartement. Enfin , le linge , les sièges , la vaisselle n'étaient pas trop malpropres. Aussi Corentin s'aperçut-il que l'aubergiste s'était , pour nous servir d'une expression populaire, mis enquatre afin de plaire aux étrangers. — Donc , se dit-il , ces gens ne sont pas ce qu'ils veulent paraî- tre. Ce petit jeune homme est rusé. Je le prenais pour un sot ; mais maintenant je le crois plus fin que je ne puis l'être moi-même. Le jeune marin , sa mère et Corentin attendirent mademoiselle de Verneuii que l'hôte avait été prévenir. Mais la belle voyageuse ne parut pas. L'élève de l'École Polytechnique se douta bien qu'elle allait faire des difficultés ; il sortit en fredonnant Veillons au salut de l'empire, et se dirigea vers la chambre où devait être mademoi- selle de Verneuii , dominé par un piquant désir de vaincre ses scrupules et de l'amener avec lui. Peut-être voulait-il résoudre les doutes qui l'agitaient , ou , peut-être , essayer sur cette inconnue le pouvoir que tout homme a la prétention d'exercer sur une jolie femme. — Si c'est là un républicain , dit Corentin , en le voyant sortir, je veux être pendu ! Il a dans les épaules le mouvement des gens de cour. — Et si c'est là sa mère , se dit-il , encore en regardant madame du Gua , je suis le pape! Ce sont des chouans. Attention. CHAPITRE IX. 91 CHAPITRE IX. La porte ne tarda pas à s'ouvrir. Le jeune marin parut en tenant par la main mademoiselle de Yerneuil , qu'il conduisit à table avec une suffisance pleine de courtoisie. L'heure qui venait de s'écouler n'avait pas été perdue pour le diable. Aidée par Francine , mademoiselle de Yerneuil s'était armée d'une toilette de voyage plus redoutable peut-être que ne l'est une parure de bal. Sa simplicité avait cet irrésistible attrait qui pro- cède de l'art avec lequel une femme, assez belle pour se passer d'ornement, sait réduire la toilette à n'être plus qu'un agrément secondaire. Elle portait une robe verte, dont la jolie coupe, dont le spencer orné de brandebourgs , dessinaient ses formes avec une affectation peu convenable à une jeune fille, et laissaient voir sa taille souple , son corsage élégant et ses gracieux mouvements. Elle entra en souriant avec cette aménité naturelle aux femmes, qui peuvent montrer, dans une bouche rose , des dents bien ran- gées, aussi transparentes que la porcelaine, et, sur leurs joues, deux fossettes aussi fraîches que celles d'un enfant. Ayant quitté la capote qui l'avait d'abord presque dérobée aux regards du jeune marin , elle put employer aisément les mille petits artiflces , si naïfs en apparence , par lesquels une femme fait ressortir et admi- rer toutes les beautés de son visage et les grâces de sa tête. Un certain accord entre ses manières et sa toilette la rajeunissait si bien , que madame du Gua se crut libérale en lui donnant vingt ans. La coquetterie de cette toilette, évidemment faite pour plaire, devait inspirer de l'espoir au jeune homme ; mais mademoiselle de Yerneuil le salua par une molle inclinaison de tête , sans le regar- der, et parut l'abandonner avec une folâtre insouciance dont il resta déconcerté. Cette réserve n'annonçait , aux yeux des étrangers. 92 LES CHOUANS. ni précaution ni coquetterie; c'était indifférence naturelle ou feinte. L'expression candide que la voyageuse sut donner à son visage le rendit impénétrable. Elle ne laissa paraître aucune préméditation de triomphe , et sembla douée de ces jolies petites manières qui séduisent , et dont l'amour-propre du jeune marin avait été dupe. Aussi l'inconnu regagna-t-il sa place avec une sorte de dépit. Mademoiselle de Verneuil prit Francine par la main , et, s'adres- sant à madame du Gua : — Madame , lui dit-elle d'une voix caressante , auriez-vous la bonté de permettre que cette fllle , en qui je vois plus une amie qu'une servante , dîne avec nous? Dans ces temps d'orage , le dévouement ne^peut se payer que par le cœur. D'ailleurs , n'est-ce pas tout ce qui nous reste ! Madame du Gua répondit à cette dernière phrase prononcée à voix basse par une demi-révérence un peu cérémonieuse , qui révélait son désappointement de rencontrer une femme aussi jolie. Puis , se penchant à l'oreille de son fils : — Oh ! temps d'orage , dévouement, madame, et la servante! Ce ne doit pas être mademoi- selle de Verneuil. Les convives allaient s'asseoir, lorsque mademoiselle de Verneuil aperçut Corentin qui continuait de soumettre à une sévère analyse les deux inconnus assez inquiets de ses regards. — Citoyen , lui dit-elle , tu es sans doute trop bien élevé pour suivre ainsi mes pas. En envoyant mes parents à l'échafaud, la République n'a pas eu la magnanimité de me donner de tuteur. Si, par une galanterie chevaleresque , inouïe , tu m'as accompagnée malgré moi, — Et là elle laissa échapper un soupir, — je suis décidée à ne pas souffrir que les soins protecteurs dont tu es si prodigue aillent jusqu'à te causer de la gène. Je suis en sûreté ici ; tu peux m'y laisser. Elle lui lança un regard fixe et méprisant. Elle fut comprise. Corentin réprima un sourire qui fronçait presque les coins de ses lèvres rusées , et la salua d'une manière respectueuse en lui disant : — Citoyenne , je me ferai toujours un honneur de t'obéir. La beauté est la seule reine dont un républicain puisse volontiers exécuter les ordres. En le voyant partir, les yeux de mademoiselle de Verneuil CHAPITRE IX. 93 brillèrent d'une joie si naïve; elle regarda Francine avec un sourire d'intelligence empreint de tant de bonheur, que madame du Gua, devenue prudente en devenant jalouse, se sentit disposée à aban- donner les soupçons que la parfaite beauté de mademoiselle de Yerneuil lui faisait concevoir. — C'est peut-être mademoiselle de Yerneuil , dit-elle à l'oreille de son fils. — Et l'escorte , lui répondit le jeune homme, que le dépit ren- dait sage. Est-elle prisonnière ou protégée , amie ou ennemie du gouvernement? 3Iadame du Gua cligna des yeux , comme pour lui dire qu'elle saurait bien éclaircir ce mystère. Cependant le départ de Corentin sembla tempérer la défiance du marin , dont la figure perdit son expression sévère , et il jeta sur mademoiselle de Yerneuil des regards où se révélait un amour immodéré des femmes et non la respectueuse ardeur d'une passion naissante. La jeune fille n'en devint que plus circonspecte et réserva ses paroles affectueuses pour madame du Gua. Le jeune homme, se fâchant à lui tout seul , essaya , dans son amer dépit, de jouer aussi l'insensibilité. Mademoiselle de Yerneuil ne parut pas s'apercevoir de ce manège. Elle se montra simple sans timidité, réservée sans pruderie. Cette rencontre de personnes qui ne paraissaient pas destinées à se lier, n'éveilla aucune sympathie entre elles. Il y eut même un embarras vulgaire , une gène qui détruisirent tout le plaisir que mademoiselle de Yerneuil et le jeune marin s'étaient promis une heure auparavant. Mais les femmes ont entre elles un si admirable tact des convenances , des liens si intimes ou de si vifs désirs d'émo» tions , qu'elles savent toujours rompre la glace dans ces occasions. Tout à coup, comme si les deux belles convives eussent eu la même pensée , elles se mirent à plaisanter innocemment leur unique cava- lier, et rivalisèrent à son égard de moqueries, d'allenlions et de soins. Cette unanimité d'esprit les laissait libres. Un regard ou un mot qui, échappés dans la gêne, ont de la valeur, devenaient alors insi- gnifiants. Bref, au bout d'une demi-heure , ces deux femmes, déjà secrètement ennemies , parurent être les meilleures amies du monde. Alors le jeune marin se surprit à en vouloir autant à mademoiselle 12 94 LES CHOUANS. de Verneuil de sa liberté d'esprit que de sa réserve. Il était telle- ment contrarié, qu'il regrettait avec une sourde colère d'avoir par- tagé son déjeûner avec elle. — Madame , dit mademoiselle de Verneuil à madame du Gua , monsieur votre fils est-il toujours aussi triste? — Mademoiselle , répondit-il , je me demandais à quoi sert un bonheur qui va s'enfuir. Le secret de ma tristesse est dans la vivacité de mon plaisir. — Voilà des madrigaux, reprit-elle en riant, qui sentent plus la Cour que l'École Polytechnique. — Il n'a fait qu'exprimer une pensée bien naturelle , mademoi- selle , dit madame du Gua , qui avait ses raisons pour apprivoiser l'inconnue. — Allons , riez donc , reprit mademoiselle de Verneuil en sou- riant au jeune homme. Comment êles-vous donc quand vous pleurez, si ce qu'il vous plaît d'appeler un bonheur vous attriste ainsi? Ce sourire , accompagné d'un regard agressif qui détruisit l'har- monie de ce masque de candeur, rendit un frêle espoir au marin. Mais, inspirée par sa nature, qui entraîne la femme à toujours faire trop ou trop peu , tantôt mademoiselle de Verneuil semblait s'em- parer de lui par un coup-d'œil où brillaient les fécondes promesses de l'amour ; puis , tantôt elle opposait à ses galantes expressions une modestie froide et sévère. Vulgaire manège sous lequel les femmes cachent leurs véritables émotions. Un moment , un seul , où chacun d'eux crut trouver chez l'autre des paupières baissées, ils se communiquèrent leurs secrets désirs ; mais ils furent aussi prompts à voiler leurs regards qu'ils l'avaient été à confondre cette lumière qui bouleverse les cœurs en les éclairant. Honteux de s'être dit tant de choses , ils n'osèrent plus se regarder. Mademoi- selle de Verneuil , jalouse de détromper l'inconnu , se renferma dans une froide politesse, et parut même attendre la fin du repas avec impatience. — Mademoiselle, vous avez dû bien souffrir en prison? lui demanda madame du Gua. — Hélas! madame, il me semble que je n'ai pas cessé d'y être. — Votre escorte est-elle destinée à vous protéger, mademoiselle, ou à vous surveiller ? Ètes-vous précieuse ou suspecte à la Répu- blique ? CHAPITRE IX. 95 Mademoiselle de Verneuil comprit instinctivement qu'elle inspi- rait peu d'intérêt à madame du Gua , et s'effaroucha de cette question. — Madame , répondit-elle , je ne sais pas bien précisément quelle est en ce moment la nature de mes relations avec la République. — Vous la faites peut-être trembler, dit le jeune homme avec un peu d'ironie. — Pourquoi ne pas respecter les secrets de mademoiselle , reprit madame du Gua. — Oh ! madame, les secrets d'une jeune personne, qui ne connaît encore de la vie que ses malheurs, ne sont pas bien curieux... — Mais , répondit madame du Gua, pour continuer une conver- sation qui pouvait lui apprendre ce qu'elle voulait savoir, le premier consul paraît avoir des intentions parfaites. Ne va-t-il pas , dit-on , arrêter l'effet des lois contre les émigrés ? — C'est vrai , madame, dit-elle avec trop de vivacité peut-être ; mais alors pourquoi soulevons-nous la Vendée, la Bretagne? pour- quoi donc incendier la France? Ce cri généreux par lequel elle semblait se faire un reproche à elle-même, causa un tressaillement au marin. Il regarda fort atten- tivement mademoiselle de Verneuil ; mais il ne put découvrir sur sa figure ni haine ni amour. Cette peau dont le coloris attestait la finesse était impénétrable. Une curiosité invincible l'attacha soudain à cette singulière créature vers laquelle il était attiré déjà par de violents désirs. — Mais , dit-elle, madame, allez-vous à Mayenne? — Oui , mademoiselle , répondit le jeune homme d'un air inter- rogateur. — Eh bien ! madame , continua mademoiselle de Verneuil , puisque monsieur votre fils sert la République... Elle prononça ces paroles comme si elle se fût sentie allégée d'un poids qu'elle eût porté secrètement et à regret. — Vous devez redouter les chouans , reprit-elle , et mon escorte n'est pas à dédaigner. Nous sommes devenus presque compagnons de voyage ; acceptez ma calèche jusqu'à 3Iayenne. Le fils et la mère se jetèrent des regards significatifs. — Je ne sais, mademoiselle, répondit le jeune homme, s'il est bien prudent de vous avouer que des intérêts d'une haute importance ^^ LES CHOUANS. exigent pour cette nuit notre présence aux environs de Fougères , et que nous n'avons pas encore trouvé de moyens de transport ; mais les femmes sont si naturellement généreuses, que j'aurais honte de ne pas me confier à vous. Néanmoins, ajouta-t-il, avant de nous remettre entre vos mains, au moins devons-nous savoir si nous pourrons en sortir sains et saufs. Èles-vous la reine ou l'es- clave de votre escorte républicaine? excusez la franchise d'un jeune marin, mais je ne vois dans votre situation rien de bien naturel... — Nous vivons dans un temps , monsieur, où rien de ce qui se passe fi'est naturel. Ainsi vous pouvez accepter sans scrupule, croyez-le bien. Et, surtout , ajouta-t-elle en appuyant sur ses paroles, vous n'avez à craindre aucune trahison dans une offre faite avec sim- plicité par une personne qui n'épouse point les haines politiques. — Le voyage ainsi fait ne sera pas sans danger, reprit-il en mettant dans son regard une finesse qui donnait de l'esprit à cette réponse. — Que craignez-vous donc encore? demanda-t-elle avec un sourire moqueur; je ne vois de périls pour personne. — La femme qui parle ainsi est-elle la même dont le regard vient de me charmer, se disait le jeune homme. Quel accent ! Elle me tend quelque piège. En ce moment, le cri clair et perçant d'une chouette, qui semblait perchée sur le sommet de la cheminée, vibra comme un sombre avis. — Qu'est ceci? dit mademoiselle deVerneuil. Notre voyage ne commencera pas sous d'heureux présages. Mais comment se Irouve- t-il ici des chouettes qui chantent en plein jour? — Cela peut arriver quelquefois, dit le jeune homme froidement. Il regarda sa mère et sa mère le regarda. — Mademoiselle , reprit-il , nous vous porterions peut-être mal- heur. N'est-ce pas là votre pensée ? Ne voyageons donc pas ensemble. Ces paroles furent dites avec un calme et une réserve qui sur- prirent mademoiselle de Verneuil. — Monsieur, dit-elie avec une impertinence toute aristocrati- que , je suis loin de vouloir vous contraindre. Gardons le peu de liberté que nous laisse la République. Si madame était seule , j'in- sisterais Les pas pesants d'un militaire retentirent dans le corridor, et le commandant Hulot montra bientôt une mine renfrognée. CHAPITRE IX. 97 — Venez ici , mon colonel , dit en souriant mademoiselle de Verneiiil. Elle lui indiqua de la main une chaise auprès d'elle. — Occupons-nous , puisqu'il le faut , des affaires de l'État. Mais riez donc ? Qu'avez-vous ? Y a-t-il des chouans ici ? Le commandant était resté béant à l'aspect du jeune inconnu qu'il contemplait avec une singulière attention. — 3Ia mère, désirez-vous encore du lièvre? Mademoiselle Francine , vous ne mangez pas , disait le marin en s'occupant des convives. Mais la surprise de Hulot et l'attention de mademoiselle de Verneuil avaient quelque chose de cruellement sérieux qu'il était dangereux de méconnaître. — Qu'as-tii donc, commandant? est-ce que tu me connaîtrais? reprit brusquement le jeune homme. — Peut-être, répondit le républicain. — En effet, je crois t'avoir vu venir à l'École. — Je n'ai jamais été à l'école , répliqua brutalement le comman- dant. Et de quelle école sors-tu donc, toi?.... — De l'École Polytechnique. — Ah 1 ah ! oui , de cette caserne où l'on veut faire des militaires dans des dortoirs , répondit le commandant , dont l'aversion était insurmontable pour les officiers sortis de cette savante pépinière. Mais dans quel corps sers-tu? — Dans la marine. — Ah ! dit Hulot en riant avec malice. Connais-tu beaucoup d'élèves de cette École-là dans la marine? — Il n'en sort, reprit- il d'un accent grave , que des officiers d'artillerie et du génie. Le jeune homme ne se déconcerta pas. — J'ai fait exception à cause du nom que je porte, répondit-il. Nous avons tous été marins dans notre famille. — Ah ! reprit Hulot , quel est donc ton nom de famille , citoyen ? — Du Gua Saint-Cyr. — Tu n'as donc pas été assassiné à Mortagne? — Ah ! il s'en est de bien peu fallu , dit vivement madame du Gua ; mon fils a reçu deux balles... — Et tu as des papiers, dit Hulot sans écouter la mère. — Est-ce que vous voulez les lire? demanda imperlinemment le 98 LES CHOUAIVS. jeune marin, dont l'œil bleu plein de malice étudiait alternativement la sombre figure du commandant et celle de mademoiselle de Verneuil. — Un blanc-bec comme toi voudrait-il m'embêter, par hasard? Allons , donne-moi tes papiers , ou sinon , en route ! — Là , là , mon brave , je ne suis pas un serin. Ai-je donc besoin de te répondre? Qui es-tu? — Le commandant du département, reprit Hulot. — Oh! alors mon cas peut devenir très-grave ; je serais pris les armes à la main. Et il tendit un verre de vin de Bordeaux au commandant qui lui répondit : — Je n'ai pas soif. Allons , voyons ! tes papiers. En ce moment , un bruit d'armes et les pas de quelques soldats retentirent dans la rue. Hulot s'approcha de la fenêtre et prit un air satisfait qui fît trembler mademoiselle de Verneuil. Ce signe d'intérêt réchauffa le jeune homme dont la figure était devenue froide et Gère. Après avoir fouillé dans la poche de son habit, il offrit au commandant des papiers qu'il tira d'un élégant porte- feuille. Hulot se mit à les lire lentement, et compara le signalement du passe-port avec le visage de l'inconnu. Pendant cet examen , le cri de la chouette recommença ; mais , cette fois , il ne fut pas difficile d'y distinguer l'accent et les jeux d'une voix humaine. Le commandant rendit alors au jeune homme les papiers d'un air moqueur. — Tout cela est bel et bon , lui dit-il ; mais il faut me suivre au district. Je n'aime pas la musique , moi î — Pourquoi l'emmenez-vous au district? demanda mademoiselle de Verneuil d'une voix altérée. — Ma petite dame, répondit le commandant en faisant sa grimace habituelle , cela ne vous regarde pas. Irritée du ton, de l'expression du vieux militaire, et plus encore de l'espèce d'humiliation qu'elle subissait devant le jeune marin , mademoiselle de Verneuil se leva , quitta tout à coup l'attitude de candeur et de modestie dans laquelle elle s'était tenue jusqu'alors , son teint s'anima , et ses yeux brillèrent. — Dites-moi , s'écria-t-elle doucement , mais avec une sorte de tremblement dans la voix, si ce jeune homme a satisfait à tout ce qu'exige la loi? CHAPITRE IX. 99 — Oui , en apparence , répondit ironiquement Hulot. — Eh bien ! j'entends que vous le laissiez tranquille en apparence, reprit-elle. Avez-vous peur qu'il ne vous échappe? Vous allez l'es- corter avec moi jusqu'à Mayenne. Il sera dans ma voiture avec madame sa mère. Pas d'observation; je le veux. — Eh bien! quoi, reprit-elle , en voyant Hulot faire sa petite grimace , le trouvez- vous encore suspect? — Mais un peu , je pense. — Que voulez-vous donc en faire? — Rien, si ce n'est de lui rafraîchir la tête avec un peu de plomb. — C'est un étourdi , reprit le commandant avec ironie. — Plaisantez-vous? colonel , s'écria mademoiselle de Verneuil. — Allons, camarade, dit le commandant, en faisant un signe de têle au marin. Allons, dépêchons! A cette impertinence de Hulot, mademoiselle de Verneuil devint calme et sourit. — N'avancez pas , dit-elle au jeune homme , qu'elle protégea par un geste plein de dignité. — Oh ! la belle tête , dit le marin à l'oreille de sa mère , qui fronça les sourcils. Le dépit et mille sentiments irrités , mais combattus, déployaient alors des beautés toutes nouvelles sur le visage de l'inconnue. Fran- cine , madame du Gua et son flls s'étaient levés. Mademoiselle de Verneuil se plaça vivement entre eux et le commandant, qui sou- riait , et défît lestement deux brandebourgs de son spencer. Puis , agissant par suite de cet aveuglement , dont les femmes sont sai- sies lorsqu'on attaque fortement leur amour-propre , mais flattée ou impatiente aussi d'exercer son pouvoir, comme un enfant peut l'être d'essayer le nouveau jouet qu'on lui a donné , elle présenta vivement au commandant une lettre toute ouverte. — Lisez , lui dit-elle , avec un sourire sardonique. Elle se retourna vers le jeune homme, à qui , dans l'ivresse du triomphe , elle lança un regard où la malice se mêlait à une expres- sion amoureuse. Leurs fronts s'éclaircirent; la joie colora leurs figures agitées , et mille pensées contradictoires s'élevèrent dans leurs ûmes. Par un seul regard , madame du Gua parut attribuer bien plus à l'amour qu'à la charité la générosité de mademoiselle de Verneuil. Certes, elle avait raison. La jolie voyageuse rougit 100 LES CHOUANS. d'abord, et baissa modestement les paupières, en devinant tout ce que disait ce regard de femme qu'elle aperçut ; puis , retrou- vant un singulier courage, elle releva fièrement la tête et défia tous les yeux. Le commandant était pétrifié. Il rendit cette lettre contresignée des ministres , et qui enjoignait à toutes les autorités d'obéir aux ordres de mademoiselle de Verneuil ; puis , il tira son épée du fourreau, la prit, la cassa sur son genou, en jeta les morceaux et dit froidement : — Mademoiselle , vous savez probablement bien ce que vous avez à faire ; mais un républicain a ses idées et sa fierté. Je ne sais pas servir là où les belles filles commandent; le premier consul aura , dès ce soir , ma démission , et d'autres que Hulot vous obéiront. Là où je ne comprends plus , je m'arrête; surtout, quand je suis tenu de comprendre. Il y eut un moment de silence qui fut rompu par mademoiselle de Yerneuil. Elle marcha au commandant, lui tendit la main et lui dit : — Commandant , quoique votre barbe soit un peu longue , vous pouvez m'embrasser; vous êtes un homme. — Et je m'en flatte, mademoiselle, répondit-il en déposant assez gauchement un baiser sur la main de mademoiselle de Verneuil. — Quant à toi , camarade , ajouta-t-il en menaçant du doigt le jeune homme , tu en reviens d'une belle ! — Mon commandant, reprit en riant l'inconnu, il est temps que la plaisanterie finisse, et, si tu le veux , je vais te suivre au district. — Y viendras-tu avec ton siffleur invisible, Marche-à-terre?.. — Qui, Marche-à-terre? demanda le marin avec tous les signes de la surprise la plus vraie. — N'a-t-on pas sifflé tout à l'heure? — Eh bien! reprit l'étranger, qu'a de commun ce sifflement et moi^; je te le demande. J'ai cru que les soldats que tu avais com- mandés, peut-être pour m'arrêter, te prévenaient ainsi de leur arrivée. — Vraiment , tu as cru cela? — Eh! mon Dieu, oui! Mais bois donc ton verre de vin de Bor- deaux ; il est délicieux. Surpris de 1 elonnement naturel du marin , de l'incroyable légè- reté de ses manières, de la jeunesse de sa figure, que rendaient pres- que enfantine les boucles soigneusement frisées de ses cheveux CHAPITRE IX. 101 blonds , le commandant flottait entre mille soupçons. Il remarqua madame du Gua qui essayait de surprendre le secret des regards que son fils jetait à mademoiselle de Verneuil , et lui demanda brusquement : — Votre âge, citoyenne? — Hélas ! monsieur l'officier, les lois de notre République devien- nent bien cruelles ! j'ai trente-huit ans. — Quand on devrait me fusiller, je n'en croirais rien encore. Marche-à-terre est ici , il a sifflé , vous êtes des chouans déguisés ; je vais, tonnerre de Dieu! faire entièrement cerner et fouiller l'auberge. En ce moment , un sifflement irrégulier, assez semblable à ceux qu'on avait entendus, et qui partait de la cour de l'auberge, coupa la parole au commandant ; il se précipita fort heureusement dans le corridor, et n'aperçut point la pâleur que ses paroles avaient répandue sur la figure de madame du Gua. Hulot vit le siffleur ; c'était un postillon qui attelait ses chevaux à la calèche de made- moiselle de Verneuil , alors il déposa ses soupçons , car il lui sem- bla réellement absurde que des chouans se hasardassent à venir au milieu d'Alençon , et il revint confus. — Je lui pardonne , mais il le paiera cher, dit en riant la mère à l'oreille de son fils, au moment où Hulot rentrait dans la chambre. Le brave officier off'rait sur sa figure embarrassée l'expression de la lutte qne la sévérité de ses devoirs livrait dans son cœur à sa bonté naturelle. Il conserva son air bourru , peut-être parce qu'il croyait alors s'être trompé. Il prit le verre de vin de Bordeaux et dit : — Camarade , excusez-moi ; mais votre école envoie à l'armée des officiers si jeunes... — Les brigands en ont donc déplus jeunes encore? demanda en riant le prétendu marin. — Pour qui preniez-vousdonc mon fils? reprit madame du Gua. — Pour le Gars, le chef envoyé aux chouans et aux Vendéens par le cabinet de Londres, et qu'on nomme, je crois, le marquis de Montauran. Le commandant épia encore attentivement la figure de ces deux personnages suspects. La mère et le fils se regardèrent avec cette singulière expression 13 102 LES CHOUANS. de physionomie que prennent successivement deux ignorants pré- somptueux. — Connais-tu cela ? —Non. Et toi? — Connais pas du tout. — Qu'est-ce qu'il nous dit donc là ? — Il rêve. Puis le rire insultant et goguenard de la sottise, quand elle croit triompher. Mademoiselle de Verneuil pèlit tout à coup en entendant pro- noncer le nom du général royaliste et observa le marin à la dérobée ; mais la subite altération de ses manières et sa torpeur ne furent sensibles que pour Francine , la seule à qui fussent connues les imperceptibles nuances de cette jeune figure. Le commandant était en pleine déroute. Il ramassa les deux morceaux de son épée, regarda mademoiselle de Verneuil dont la chaleureuse expression avait trouvé le secret d'émouvoir son cœur , et lui dit : — Quant à vous , mademoiselle , je ne m'en dédis pas. Demain , les tronçons de l'épée Hulot parviendront à Bonaparte , à moins que... — Eh! que me font Bonaparte, votre Répubhque, les chouans , le Roi et le Gars ! . . s'écria-t-elle avec un emportement qui révéla toute l'agitation de son âme. Les caprices ou la passion donnèrent à sa figure des couleurs étincelantes. L'on vit que le monde entier ne devait plus être rien pour elle, du moment où elle y distinguait une créature. Mais tout à coup elle rentra dans un calme forcé, en se voyant , comme un acteur sublime, l'objet des regards de tous les spectateurs. Le commandant se leva brusquement. Alors , inquiète et agitée , mademoiselle de Verneuil le suivit , l'arrêta dans le corridor , et lui demanda d'un ton solennel : — Vous aviez donc de bien fortes raisons de soupçonner ce jeune homme d'être le Gars ? — Tonnerre de Dieu! mademoiselle, le fantassin qui vous accompagne est venu me prévenir que la voiture où étaient le jeune du Gua et sa mère avait été arrêtée avant-hier du côté de Morta- gne ; que le fils , la mère et le courrier avaient été assassinés par les chouans. — Oh! s'il y a du Corentin là-dedans, je ne m'étonne plus de rien ! s'écria-t-elle avec un mouvement de dégoût. CHAPITRE IX. 103 Le commandant s'éloigna , sans oser regarder mademoiselle de Verneuil , dont la dangereuse beauté lui troublait déjà le cœur. — J'aurais fait la sottise de reprendre mon épée, si j'étais resté deux minutes de plus , se disait-il en descendant l'escalier. En voyant le jeune homme les yeux attachés sur la porte par où mademoiselle de A^erneuil était sortie, madame du Gua lui dit à l'oreille : — Toujours le même! Tous ne périrez que par la femme. Une poupée vous fait tout oublier. Pourquoi l'avoir invitée à déjeûner avec nous ? Qu'est-ce qu'une demoiselle de Verneuil qui accepte le déjeûner de gens inconnus, que les bleus escortent, et qui les désarme avec une lettre mise en réserve , comme un billet doux , dans son spencer ? Peut-être est-ce une de ces mauvaises créatures à l'aide desquelles Fouché veut s'emparer de vous! — Eh ! madame , répondit le jeune homme d'un ton aigre , qui perça le cœur de la dame et la fit pâlir, sa générosité dément votre supposition. Souvenez-vous bien que l'intérêt seul du roi nous rassemble. Après avoir eu Charrette à vos pieds, l'univers ne serait-il donc pas vide pour vous ? Ne vivriez-vous déjà plus pour le venger ? La dame resta pensive et debout comme un homme qui, du rivage , contemple le naufrage de ses trésors , et n'en convoite que plus ardemment sa fortune perdue. Mademoiselle de Yerneuil rentra. Le jeune marin échangea avec elle un sourire et un regard empreints d'espérance. Quelque incertain que parût l'avenir, quel- qu'éphémère que fût leur union , les prophéties de cet espoir n'en étaient que plus caressantes. Ce regard fut rapide ; mais il ne put échapper à l'œil sagace de madame du Gua, qui le comprit. Aussitôt, son front se contracta légèrement , et sa physionomie ne put entiè- rement cacher de jalouses pensées. Francine observait cette femme ; elle en vit les yeux briller, les joues s'animer ; elle crut apercevoir un esprit infernal animer ce visage en proie à quelque révolution terrible; mais l'éclair n'est pas plus vif , ni la mort plus prompte que ne fut cette expression passagère; madame du Gua reprit son air enjoué, avec un tel aplomb, que Francine crut avoir rêvé. Cepen- dant , en reconnaissant chez cette femme une violence au moins égale à celle de mademoiselle de Verneuil , elle frémit en prévoyant les terribles chocs qui devaient survenir entre deux esprits de cette trempe, et frissonna quand elle vit mademoiselle de Verneuil 104 LES CHOUANS. aller en souriant vers le jeune officier, lui jeter un de ces regards passionnés qui enivrent , lui prendre les deux mains , l'attirer à elle et le mener au jour par un geste de coquetterie pleine de malice. — Maintenant , avouez-le moi , dit-elle en cherchant à lire dans ses yeux, vous n'êtes pas M. du Gua Saint-Cyr. — Si , mademoiselle. — Mais il est mort. — J'en suis désolé, répondit-il en riant. Quoi qu'il en soit, je ne vous en ai pas moins une obligation pour laquelle je vous con- serverai toujours une grande reconnaissance que je voudrais être à même de vous témoigner. — J'ai cru sauver un émigré; mais je vous aime mieux répu- blicain. A ces mots échappés de ses lèvres comme par étourderie , elle devint confuse ; ses yeux semblèrent rougir , et il n'y eut plus dans sa contenance qu'une délicieuse naïveté de sentiment ; elle quitta mollement les mains de l'officier , poussée non par la honte de les avoir pressées , mais par une pensée trop lourde à porter dans son cœur , et le laissa ivre d'espérance. Puis , elle parut s'en vouloir h elle seule de cette liberté autorisée peut-être par ces fugitives aventures de voyage, reprit l'attitude qu'elle s'était imposée, salua ses deux compagnons de voyage et disparut avec Francine. En arrivant dans leur chambre , Francine se croisa les doigts , retourna les paumes de ses mains en se tordant les bras , et con- templa sa maîtresse en lui disant : — Ah ! Marie , que de choses en peu de temps ; il n'y a que vous pour ces histoires-là ! Mademoiselle de Verneuil bondit et sauta au cou de Francine. — Ah ! voilà la vie , je suis dans le ciel ! — Dans l'enfer , peut-être , répliqua Francine. — Oh ! va pour l'enfer ! reprit mademoiselle de Verneuil avec gaieté. Tiens, donne-moi ta main. Sens mon cœur, comme il bat. J'ai la fièvre. Que le monde entier est maintenant peu de chose ! Que de fois j'ai vu cet homme dans mes rêves ! Que sa tête est belle et son regard étincelant! Comme je l'examinais! — Vous aimera-t-il? demanda d'une voix affaiblie la naïve et simple paysanne , dont le visage s'était empreint de mélancolie. — Tu en es à le demander? répondit mademoiselle de Verneuil. CHAPITRE IX. 105 — Mais (lis donc , Francine , ajouta-t-elle en se montrant à elle dans une attitude moitié sérieuse , moitié comique , il serait donc bien difficile? — Oui ; mais aimera-t-il toujours? reprit Francine en souriant. Elles se regardèrent un moment comme interdites , Francine de révéler tant d'expérience , Marie d'apercevoir pour la première fois un avenir de bonheur dans la passion ; aussi resta-t-elle comme penchée sur un précipice dont elle aurait voulu sonder la profondeur en attendant le bruit d'une pierre jetée d'abord avec insouciance. — Hé ! c'est mon affaire , dit-elle en laissant échapper le geste d'un joueur au désespoir. Je ne plaindrai jamais une femme trahie; elle ne doit s'en prendre qu'à elle-même de son abandon. Je saurai bien garder, vivant ou mort, l'homme dont j'aurai conquis le cœur!.... — Mais , dit-elle avec surprise et après un moment de silence , d'où te vient tant de science, Francine?.... — 3Iademoiselle , répondit vivement la paysanne, j'entends des pas dans le corridor. — Ah! dit-elle en écoutant, ce n'est pas lui! — Mais , reprit-elle , voilà comme tu réponds ! je te comprends : je t'attendrai ou te devinerai. Francine avait raison. Trois coups frappés à la porte interrom- pirent cette conversation. Sur l'invitation d'entrer que fît made- moiselle de Verneuil , le capitaine 3Ierle se montra. 106 LES CHOUANS. CHAPITRE X. Après avoir salué militairement mademoiselle de Yerneuil, le capitaine hasarda de lui jeter une œillade , et ne trouva rien autre chose à lui dire que : — Mademoiselle , je suis à vos ordres ! — Vous êtes donc devenu mon protecteur par la permission de votre chef de demi-brigade ? Votre régiment ne s'appelle-t-il pas ainsi? Votre commandant a donc bien peur de moi. — Faites excuse, mademoiselle, Hulot n'a pas peur; mais les femmes , voyez-vous , ça n'est pas son affaire , et ça l'a chiffonné de trouver son général en cornette. — Cependant , reprit mademoiselle de Verneuil , son devoir était d'obéir à ses supérieurs! J'aime la subordination , je vous en pré- viens , et je ne veux pas qu'on me résiste. — Cela serait difficile , répondit Merle. — Tenons conseil , reprit mademoiselle de Verneuil. Vous avez ici des troupes fraîches; elles m'accompagneront à Mayenne, où je puis arriver ce soir. Pouvons-nous y trouver de nouveaux soldats pour en repartir sans nous y arrêter? Les chouans ignorent notre petite expédition. En voyageant ainsi nuitamment, nous aurions bien du malheur si nous les rencontrions en assez grand nombre pour être attaqués. Voyons, dites, croyez-vous que ce soit possible? — Oui , mademoiselle. — Comment est le chemin de Mayenne à Fougères ? — Rude. Il faut toujours monter et descendre, un vrai pays d'écureuil. — Partons, partons, dit-elle; et comme nous n'avons pas de danger à redouter en sortant d'Alençon , allez en avant, nous vous rejoindrons bien. — On dirait qu'elle a dix ans de grade, se dit en Merle en sortant. CHAPITRE X. J07 Hulot se trompe ; celte jeune fille-là n'est pas de celles qui se font des renies avec un lit de plume. Et , raille cartouches , si M. le capitaine Merle veut devenir chef de demi-brigade , je ne lui conseille pas de prendre saint Michel pour le diable. Pendant la conférence de mademoiselle deVerneuil avec le capi- taine , Francine était sortie dans l'intention d'examiner par une fenêtre du corridor un point de la cour vers lequel une irrésistible curiosité l'entraînait depuis son arrivée dans l'auberge. Elle con- templait la paille de l'écurie avec une attention si profonde , qu'on l'aurait pu croire en prières devant une bonne vierge. Bientôt elle aperçut madame du Gua se diriger vers Marche-à-terre avec les précautions d'un chat qui ne veut pas se mouiller les pattes. A son approche, le chouan se leva et garda devant elle l'attitude du plus profond respect. Celte étrange aventure éveilla la curiosité de Francine. Légère comme une hirondelle , elle s'élança dans la cour, se gUssa le long des murs, de manière à ne point être vue par madame du Gua , et tâcha de se cacher derrière la porte de l'écurie. Elle marcha sur la pointe du pied , retint son haleine , évita de faire le moindre bruit , et réussit à se poser près de Marche-à-terre , sans en avoir excité l'attention. — Et si, après toutes ces informations, disait l'inconnue au chouan , ce n'était pas son nom , tu tireras dessus sans pitié , pour la tuer comme une chienne enragée. — Entendu, répondit Marche-à-terre. La dame s'éloigna. Le chouan remit son bonnet de laine rouge sur sa tête , resta debout , et se grattait l'oreille , à la manière des gens embarrassés , lorsqu'il vit Francine lui apparaître comme par magie. — Sainte Vierge d'Aurayl s'écria-l-il. Tout à coup il laissa tomber son fouet, joignit ses mains et demeura en extase. Une faible rougeur illumina son visage grossier, et ses yeux brillèrent comme des diamants perdus dans de la fange. — Est-ce bien la garce à Cottin? dit-il d'une voix si sourde, que lui seul pouvait s'entendre. — Étes-vous gforfame ? reprit-il après une pause. Ce mot assez bizarre de godain, godaine , est un superlatif du patois de ces contrées, qui sert aux amoureux à exprimer l'accord d'une riche toilette et de la beauté. 108 LES CHOUANS. — Je n'oserais point vous toucher! ajouta Marche-à-terre en avançant néanmoins sa large main vers Francine, comme pour s'assurer du poids d'une grosse chaîne d'or qui tournait autour de son cou , et descendait jusqu'à sa taille. — Et vous feriez bien, Pierre, répondit Francine inspirée par cet instinct de la femme, qui la rend despote quand elle n'est pas opprimée. Elle se recula avec hauteur, après avoir joui de la surprise du chouan. Mais elle compensa la dureté de ses paroles par un regard plein de douceur , et se rapprocha de lui. — Pierre, reprit-elle, cette dame-là te parlait de la jeune demoiselle que j'accompagne , n'est-ce pas ? Marche-à-terre resta muet et sa figure lutta , comme l'aurore , entre les ténèbres et la lumière. Il regarda tour à tour Francine , le gros fouet qu'il avait laissé tomber et la chaîne d'or qui paraissait exercer sur lui des séductions aussi puissantes que le visage de la Bretonne. Puis , comme pour mettre un terme à son inquiétude , il ramassa son fouet et garda le silence. Oh! il n'est pas difficile de deviner que cette dame t'a ordonné de tuer ma maîtresse , reprit Francine , qui connaissait la discrète fidélité du gars , et voulut en dissiper les scrupules. Alors Marche-à-terre baissa la tète d'une manière significative. — Eh bien ! Pierre , s'il lui arrive le moindre malheur, si un seul cheveu de sa tête est arraché , nous nous serons vus ici pour la dernière fois, et pour l'éternité; car je serai dans le paradis , moi ! et toi , tu iras en enfer. Le possédé que l'Église allait jadis exorciser en grande pompe n'était pas plus agité que Marche-à-terre ne le fut sous cette pré- diction prononcée avec une croyance qui lui donnait une sorte de certitude. Ses regards , d'abord empreints d'une tendresse sauvage , puis combattus par les devoirs d'un fanatisme aussi exigeant que celui de l'amour, devinrent tout à coup farouches, quand il aperçut l'air impérieux de l'innocente maîtresse qu'il s'était jadis donnée. Francine interpréta le silence du chouan à sa manière. — Tu ne veux donc rien faire pour moi ? lui dit-elle d'un ton de reproche. A ces mots, il jeta sur elle un coup d'œil aussi noir que l'aile d"un corbeau. CHAPITRE X. 109 — Es-tu libre ? demanda-t-il par un grognement que Francine seule pouvait entendre. — Serais-je là? répondit-elle avec indignation. Mais toi, que fais- tu ici ? Tu chouannes encore , tu cours par les chemins comme une bête enragée qui cherche à mordre. Oh! Pierre , si tu étais sage, tu viendrais avec moi. Cette belle demoiselle a eu soin de nous. J'ai maintenant deux cents livres de bonnes rentes ; elle m'a acheté , pour cinq cents écus, la grande maison à mon oncle Thomas; et j'ai deux mille livres d'économies. Mais son sourire et les trésors exprimés dans sa parole échouè- rent devant l'impénétrable expression de Marche-à-terre. — Les Recteurs ont dit de se mettre en chasse, répondit-il. Chaque bleu jeté par terre vaut une indulgence. — Mais les bleus te tueront peut-être. Il répondit en laissant aller ses bras, comme pour regretter la modicité de l'offrande qu'il faisait à Dieu et au roi. — Et que deviendrai-je , moi ? demanda douloureusement Fran- cine. 31 arche-à-terre la regarda avec stupidité. Ses yeux semblèrent s'agrandir ; il s'en échappa deux larmes qui roulèrent parallèlement de ses joues velues sur les peaux de chèvre dont il était couvert , et un sourd gémissement sortit de sa poitrine. — Sainte Yierge d'Auray ! Pierre , voilà donc tout ce que tu me diras après une séparation de dix ans. Tu as bien changé ! — Je t'aime toujours ! répondit le chouan d'une voix brusque. — Non , lui dit-elle à l'oreille ; le roi passe avant moi. — Si tu me regardes ainsi , reprit-il , je m'en vais. — Eh bien ! adieu ! dit-elle avec tristesse. — Adieu ! répéta Marche-à-terre. Il saisit la main de Francine , la serra , la baisa , fit un signe de croix , et se sauva dans l'écurie , comme un chien qui vient de dérober un os. — Pille-miche, dit-il à son camarade, je n'y vois goutte. As-tu ta chinchoire? — Oh , la belle chaîne ! répondit Pille-miche en fouillant dans une poche pratiquée sous sa peau de bique. Il tendit à 3ïarche-à-terre ce petit cône en corne de bœuf, dans lequel les Bretons mettent le tabac fin qu'ils lévigent eux-mêmes , 14 110 LES CHOUANS. pendant les longues soirées d'hiver. Le chouan leva le pouce , de manière à former dans son poignet gauche ce creux où les invalides se mesurent leurs prises de tabac ; il y secoua fortement la chin- choire dont Pille-miche avait dévissé la pointe , et une poussière impalpaple tomba lentement par le petit trou qui terminait le cône de ce meuble breton. Marche-à-terre recommença sept ou huit fois ce manège silencieux, comme si cette poudre eût possédé le pouvoir de changer la nature de ses pensées. Tout à coup, il laissa échapper un geste désespéré, jeta la chinchoire à Pille-miche, et ramassa une carabine cachée dans la paille. — Sept à huit chinchées comme ça de suite, ça ne vaut rin, dit Pille-miche. — En route , s'écria Marche-à-terre d'une voix rauque. Nous avons de la besogne. Une trentaine de chouans, qui dormaient sous les râteliers et dans la paille, levèrent la tète, virent Marche-à-terre debout, et disparurent aussitôt par une porte qui donnait sur les champs. Lorsque Francine sortit de l'écurie , elle trouva la calèche prête à partir. Mademoiselle de Yerneuil et ses deux compagnons de voyage y étaient déjà montés. La Bretonne frémit en voyant sa maîtresse au fond de la voiture, à côté de la femme qui venait d'en ordonner la mort. Le jeune officier se mit en face de Marie, et, aussitôt que Francine se fut assise , la calèche partit au grand trot. Le soleil avait dissipé les nuages gris de l'automne, et ses rayons animaient la mélancolie des champs par un certain air de fête et de jeunesse. Beaucoup d'amants prennent ces hasards du ciel pour des présages. Francine fut étrangement surprise du silence qui régna d'abord entre les voyageurs. Mademoiselle de Verneuil avait repris son air froid , et se tenait les yeux baissés , la tête doucement inclinée , et les mains cachées sous une espèce de mante dont elle s'enveloppa. Si elle leva les yeux , ce fut pour voir les paysages qui s'enfuyaient en tournoyant avec rapidité. Certaine d'être admirée , elle se refu- sait à l'admiration. Mais son apparente insouciance accusait plus de coquetterie que de candeur. La touchante pureté qui donne tant d'harmonie aux diverses expressions par lesquelles se révèlent les âmes faibles , semblait ne pas pouvoir prêter son charme à une créature que ses vives impressions destinaient aux orages de l'amour. CHAPITRE X. lil En proie au plaisir que donnent les commencements d'une intrigue , l'inconnu ne cherchait pas encore à s'expliquer la discor- dance qui existait entre la coquetterie de cette singulière fille et l'exaltation dont elle avait fait preuve. Cette candeur jouée ne lui permettait-elle pas de contempler à son aise une figure que le calme embellissait alors autant qu'elle venait de l'être par l'agitation? Nous n'accusons guère la source de nos jouissances. Il est difficile à une jolie femme de se soustraire , en voiture , aux regards de ses compagnons , dont les yeux s'attachent sur elle , comme pour y chercher une distraction de plus à la monotonie du voyage. Aussi , très-heureux de pouvoir satisfaire l'avidité de sa passion naissante , sans que l'inconnue évitât son regard ou s'offensât de sa persistance , le jeune officier se plut-il à étudier les lignes pures et brillantes qui dessinaient les contours du visage dont il s'affolait. Ce fut pour lui comme un tableau. Tantôt le jour faisait ressortir la transparence rose des narines , et avivait le double arc qui unissait le nez à la lèvre supérieure; tantôt un pâle rayon de soleil mettait en lumière les nuances d'un teint nacré sous les yeux et autour de la bouche , rosé sur les joues , mat vers les tempes et sur le cou. Il admira les oppositions de clair et d'ombre produites par des cheveux dont les rouleaux noirs environnaient la figure, en y imprimant une grâce qu'elle ne devait plus avoir le lendemain. Tout est si fugitif chez la femme î Sa beauté d'aujourd'hui n'est sou- vent pas celle d'hier; et heureusement pour elle peut-être! Encore dans l'âge où l'homme peut jouir de ces riens qui sont tout l'amour, le soi-disant marin attendait avec bonheur soit le mouvement répété des paupières, soit les jeux séduisants que la respiration donnait au corsage. Parfois, au gré de ses pensées, il épiait un accord entre l'expression des yeux et l'imperceptible inflexion des lèvres. Chaque geste lui livrait une âme , chaque mouvement une face nouvelle. Si quelques idées venaient agiter ces traits mobiles , si quelque soudaine rougeur s'y infusait , si le sourire y répandait la vie , il savourait mille délices en cherchant à deviner les secrets de cette femme , et craignait déjà de ne plus la revoir. Tout était piège pour l'âme , piège pour les sens ; et le silence , loin d'élever des obstacles à l'entente des cœurs , devenait un lien commun pour les pensées. Plusieurs regards, où ses yeux rencontrèrent ceux de l'étranger, 112 LES CHOUANS. apprirent à mademoiselle de Verneuil que ce silence allait la com- promettre ; alors elle fit à madame du Gua quelques-unes de ces demandes insignifiantes qui préludent aux conversations; mais elle ne pût s'empêcher d'y mêler son jeune partenaire. — Madame , comment avez-vous pu , disait-elle , vous décider à mettre monsieur votre fils dans la marine? N'est-ce pas vous con- damner à de perpétuelles inquiétudes? — Mademoiselle , le destin des femmes , des mères, veux-je dire, est de toujours trembler pour leurs trésors. Monsieur vous ressemble beaucoup. Vous trouvez, mademoiselle. Cette innocente légitimation de l'âge que madame du Gua s'était donné , fit sourire le jeune homme et inspira à sa prétendue mère un nouveau dépit. La haine de cette femme grandissait à chaque regard passionné que jetait son fils sur mademoiselle de Yerneuil. Le silence comme le discours , tout allumait en elle une effroyable rage déguisée sous les manières les plus affectueuses. — Mademoiselle, dit alors l'inconnu, vous êtes dans l'erreur. Les marins ne sont pas plus exposés que ne le sont les autres mili- taires. Les femmes ne devraient pas haïr la marine : n'avons-nous pas sur les troupes de terre l'immense avantage de rester fidèles à nos maîtresses? — Oh ! de force , répondit en riant mademoiselle de Verneuil. — C'est toujours de la fidélité , répliqua madame du Gua d'un ton presque sombre. La conversation s'anima , se porta sur des sujets qui n'étaient intéressants que pour les trois voyageurs , car , en ces sortes de cir- constances , les gens d'esprit donnent aux banalités des significa- tions toutes nouvelles ; mais l'entretien , frivole en apparence , où ces inconnus se plurent à s'interroger mutuellement, cacha les désirs , les passions et les espérances qui les agitaient. La finesse et la malice de mademoiselle de Verneuil, qui fut constamment sur ses gardes, apprirent à madame du Gua que la calomnie et la trahi- son pourraient seules la faire triompher d'une rivale aussi redou- table par son esprit qu'elle l'était pas sa beauté. Les voyageurs atteignirent leur escorte , et la voiture alla moins rapidement. Le jeune marin aperçut une longue côte à monter et proposa une promenade à mademoiselle de Verneuil. Le bon goût , CHAPITRE X. 113 l'affectueuse politesse du jeune homme semblèrent la décider, et son consentement le flatta. — Madame est-elle de notre avis? demanda-t-elle à madame du Gua. Veut-elle aussi se promener? — La coquette ! dit en murmurant la dame qui descendit de voi- ture, làii^.ji Alors mademoiselle de Verneuil et l'inconnu marchèrent ensem- ble , mais séparément. Le marin , déjà saisi par de violents désirs , fut jaloux de faire tomber la réserve qu'on lui opposait et dont il n'était pas la dupe. Il crut pouvoir y réussir en badinant avec elle, à la faveur de cette amabilité française , de cet esprit parfois léger, parfois sérieux , toujours chevaleresque, souvent moqueur, qui dis- tinguait les hommes remarquables de l'aristocratie exilée. 3Iais sa sérieuse compagne le plaisanta si malicieusement , sut lui reprocher ses intentions de frivolité si dédaigneusement , en s'attachant de préférence aux idées fortes et à l'exaltation qui perçaient malgré lui dans ses discours , qu'il devina facilement le secret de lui plaire, La conversation changea donc , et l'étranger réalisa les espé- rances que donnait sa figure expressive. De moment en moment , il éprouvait de nouvelles difficultés en voulant apprécier la sirène dont il s'éprenait de plus en plus , et fut forcé de suspendre ses jugements sur une fille qui se faisait un jeu de les infirmer tous. Après avoir été séduit par la contemplation de sa beauté , il fut donc entraîné vers cette âme inconnue par une curiosité qu'elle se plut à exciter. Cet entretien prit bientôt un caractère d'intimité très-étranger au ton que mademoiselle de Verneuil s'efforça de lui imprimer d'abord et de lui conserver. Quoique madame du Gua les eût sui- vis , ils avaient insensiblement marché plus vite qu'elle , et s'en trouvèrent séparés par une centaine de pas environ. Ils foulaient le sable fin de la route , emportés par le charme enfantin d'unir le léger retentissement de leurs pas , heureux de se voir enveloppés par un même rayon de lumière qui paraissait appartenir au soleil du printemps, et de respirer ensemble ces parfums d'automne chargés de tant de dépouilles végétales , qu'ils semblent une nour- riture apportée par les airs à la mélancolie. Aussi , quoiqu'ils ne parussent voir l'un et l'autre qu'une aventure galante dans leur 114 LES CHOUANS. union passagère , le ciel , le site et la saison communiquèrent à leurs sentiments une teinte de gravité qui leur donnait l'apparence de la passion. Ils commencèrent à faire l'éloge de la journée , de sa beauté ; puis ils parlèrent de leur étrange rencontre, delà rupture prochaine d'une liaison qui leur était douce , et de la facilité qu'on met à s'épancher avec les personnes qu'on ne doit jamais revoir. A cette dernière observation, le jeune homme profita de la permission tacite qu'elle semblait lui donner de faire quelques douces confi- dences, et essaya de risquer quelques aveux indirects, en homme accoutumé à de semblables situations. — Remarquez-vous, mademoiselle, lui dit-il, combien les senti- ments suivent peu la route commune , dans le temps de terreur où nous vivons? Tout, autour de nous, n'est-il pas frappé d'une inexplicable soudaineté? Aujourd'hui, nous aimons, nous haïssons sur la foi d'un regard. L'on s'unit pour la vie ou l'on se quitte avec la célérité dont on marche à la mort. On se dépêche en tout, comme la nation dans ses tumultes. Au milieu des dangers , les étreintes sont plus vives ; et , à Paris même , comme sur un champ de bataille , chacun a su dernièrement tout ce que pouvait dire une poignée de main. — On sent la nécessité de vivre vite et beaucoup, répondit-elle, peut-être parce qu'on a peu de temps à vivre. Elle jeta sur son jeune compagnon un regard qui semblait lui montrer le terme de leur court voyage. — Que pensez-vous de moi? demanda-t-il après un moment de silence. Dites-moi votre opinion sans ménagements? — Vous voulez sans doute acquérir ainsi le droit de me parler de moi, répliqua-t-elle en riant. — Vous ne répondez pas, reprit-il après une légère pause. Prenez garde, le silence est souvent une réponse. — Nedeviné-je pas tout ce que vous voudriez pouvoir médire? Hé ! mon Dieu , vous avez déjà trop parlé. — Oh! si nous nous entendons , reprit-il en riant! j'obtiens plus que je n'osais espérer. Elle se mit à sourire si gracieusement , qu'elle semblait accepter la lutte courtoise dont tout homme se plaît à menacer une femme. Alors ils se persuadèrent , autant sérieusement que par plaisanterie , CHAPITRE X. 115 qu'il leur était impossible d'être jamais l'un pour l'autre autre chose que ce qu'ils étaient en ce moment ; que le jeune homme pouvait se livrer à une passion qui n'avait point d'avenir, et qu'elle pouvait en rire. Puis, quand ils eurent élevé ainsi entre eux une barrière imaginaire, ils parurent l'un et l'autre fort empressés de mettre à proGt la dangereuse liberté qu'ils venaient de s'accorder. Mademoiselle de Verneuil heurta un caillou et fit un faux pas. — Prenez mon bras , dit l'inconnu. — Il le faut bien , étourdi ! Vous seriez trop fier si je refusais. N'aurais-je pas l'air de vous craindre? — Haï mademoiselle, répondit-il en lui pressant le bras, de manière à le mettre sur son cœur pour lui en faire sentir les bat- tements , vous allez me rendre fier de cette faveur. — Eh bien ! ma facilité vous ôtera vos illusions. — Voulez-vous déjà me défendre contre le danger des émotions que vous causez? — Cessez , je vous prie , dit-elle , de ra'entortiller dans ces peti- tes idées de boudoir , dans ces logogriphes de ruelle. Je n'aime pas à rencontrer chez un homme de caractère l'esprit que les sots peuvent avoir. Voyez ! nous sommes sous un beau ciel , en pleine campagne. Devant nous, au-dessus de nous, tout est grand. Vous voulez me dire que je suis belle , n'est-ce pas ? vos yeux me le prou- vent mieux ; d'ailleurs , je le sais , et je ne suis pas une femme que les compliments puissent flatter. Voudriez-vous , par hasard , me parler de vos sentiments ? dit-elle avec une emphase sardonique. Me supposeriez-vous donc la simplicité de croire à ces sympathies sou- daines , assez fortes pour dominer une vie entière par le souvenir d'une matinée ? — Non pas d'une matinée , répondit-il , mais d'une belle femme qui s'est montrée généreuse. — Vous oubliez , reprit-elle en riant , de bien plus grands attraits, une femme inconnue , et chez laquelle tout doit sembler bizarre , le nom , la qualité , la situation , la liberté d'esprit et de manières... — Vous ne m'êtes point inconnue, s'écria-t-il; j'ai su vous deviner, et je ne voudrais rien ajouter à vos perfections, si ce n'est un peu plus de foi dans l'amour que vous inspirez tout d'abord. — Ha ! vous parlez déjà d'amour? dit-elle en souriant. Eh bien! soit, reprit-elle. C'est là un secret de conversation entre deux 116 LES CHOUANS. personnes , comme la pluie et le beau temps, quand nous faisons une visite. Prenons-le! Vous ne trouverez en moi ni fausse modestie ni petitesse. Je puis écouter ce mot sans rougir; il m'a été tant de fois prononcé sans l'accent du cœur, qu'il est devenu presque insi- gnifiant pour moi. Il m'a été répété au théâtre, dans les livres , dans le monde , partout ; mais je n'ai jamais rien rencontré qui ressem- blât à ce magnifique sentiment. — L'avez-vous cherché ? — Oui. Ce mot fut prononcé avec tant de laisser-aller, que le jeune homme fit un geste de surprise et regarda fixement mademoiselle de Verneuil , comme s'il eût tout à coup changé d'opinion sur son caractère et sa véritable situation. — 3Iademoiselle , dit-il avec une émotion mal déguisée , êtes- vous fille ou femme, ange ou démon? — Je suis l'un et l'autre , reprit-elle en riant. N'y a-t-il pas toujours quelque chose de diabolique et d'angélique chez une jeune fille qui n'a point aimé, n'aime pas, et n'aimera peut-être jamais? — Et vous trouvez-vous heureuse ainsi ? dit-il en prenant un ton et des manières libres , comme s'il eût déjà conçu moins d'estime pour sa libératrice. — Oh ! heureuse , reprit-elle , non. Si je viens à penser que je suis seule , dominée par des conventions sociales qui me rendent nécessairement artificieuse, j'envie les privilèges de l'homme. Mais, si je songe à tous les moyens que la nature nous a donnés pour vous envelopper, vous enlacer dans les filets invisibles d'une puissance à laquelle aucun de vous ne peut résister, alors mon rôle ici-bas me sourit ; puis , tout à coup , il me semble petit , et je sens que je mépriserais un homme , s'il était la dupe de séductions vulgaires. Enfin, tantôt j'aperçois notre joug et il me plaît, puis il me semble horrible et je m'y refuse; tantôt je sens en moi ce désir de dévoue- ment qui rend la femme si noblement belle, puis j'éprouve un désir de domination qui me dévore. Peut-être est-ce le combat naturel du bon et du mauvais principe qui fait vivre toute créature ici-bas. Ange et démon, vous l'avez dit. Ah! ce n'est pas d'aujourd'hui que je reconnais ma double nature. Mais , nous autres femmes com- prenons encore mieux que vous notre insuffisance. N'avons-nous pas un instinct qui nous fait pressentir en toutes choses une perfection CHAPITRE X. 117 à laquelle il est sans doute impossible d'atteindre. Mais, ajouta- t-elle en regardant le ciel , et jetant un soupir, ce qui nous grandit à vos yeux , c'est que nous luttons toutes , plus ou moins , contre une destinée incomplète. — Mademoiselle, pourquoi donc nous quittons-nous ce soir? -^-Ah! dit-elle en souriant au regard passionné que lui lança le jeune homme , remontons en voiture ; le grand air ne nous vaut rien. Elle se retourna brusquement , l'inconnu la suivit , et lui serra le bras par un mouvement peu respectueux , mais qui exprima tout à la fois d'impérieux désirs et de l'admiration. Alors, elle marcha plus vite. Le marin devina qu'elle voulait fuir une déclaration peut-être importune; il n'en devint que plus ardent, risqua tout pour arracher une première faveur à cette femme, et lui dit en la regardant avec finesse : — Youlez-vous que je vous apprenne un secret? »; I -ki'- — Ohl dites promptement, s'il vous concerne. — Je ne suis point au service de la République. Où allez-vous ? J'irai. A cette phrase, elle trembla violemment, lui retira son bras, et se couvrit le visage de ses deux mains, pour lui dérober la rougeur ou la pâleur peut-être qui en altéra les traits ; mais elle dégagea tout à coup sa figure , lui jeta un regard mêlé de terreur et de reproche; puis, après un court silence, elle lui dit d'une voix attendrie : — Vous avez donc débuté comme vous auriez fini ; vous m'avez trompée ? — Oui. A cette réponse, elle tourna le dos à la calèche vers laquelle ils se dirigeaient et se mit à marcher avec une précipitation singulière. — Mais , reprit l'inconnu, l'air ne nous valait rien. — Ohl il a changé , dit-elle avec un son de voix grave, et con- tinua de marcher en proie à des pensées orageuses. — Vous vous taisez ? demanda l'étranger , le cœur rempli de cette douce appréhension que donne l'attente du plaisir. — Oh ! dit-elle d'un accent bref, la tragédie a bien promptement commencé. — De quelle tragédie parlez-vous? demanda-t-il. 15 118 LES CHOUANS. Elle s'arrêta , le toisa d'abord d'un air empreint d'une double expression de crainte et de curiosité; puis elle cacha sous un calme impénétrable les sentiments qui l'agitaient, et montra que, pour une jeune fille , elle avait une grande habitude de la vie. — Qui êtes-vous ? reprit-elle ; mais je le sais! En vous voyant , je m'en étais doutée; vous êtes le chef royaliste nommé le Gars. M. l'évêque d'Autun a bien raison , en nous disant de toujours croire aux pressentiments qui annoncent des malheurs. — Quel intérêt avez-vous donc à le connaître? — Quel intérêt aurait-il donc à se cacher de moi , si je lui ai déjà sauvé la vie ? Elle se mit à rire, mais forcément. — J'ai sagement fait de vous empêcher de me dire que vous m'aimez. Sachez-le bien , monsieur , je vous abhorre. Je suis répu- blicaine, vous êtes royaliste, et je vous livrerais si vous n'aviez ma parole, si je ne vous avais déjà sauvé une fois , et si... Elle s'arrêta. Ces violents retours sur elle-même, ces combats qu'elle ne se donnait pas la peine de déguiser, inquiétèrent l'inconnu qui tâcha , mais vainement , de l'observer. — Quittons-nous à l'instant, je le veux; adieu! — Elle se retourna vivement, fit quelques pas et revint. — Mais non ; j'ai un immense intérêt à apprendre qui vous êtes. Ne me cachez rien , et dites-moi la vérité. Qui êtes-vous ? — Un marin , prêt à quitter l'Océan pour vous suivre partout où votre imagination voudra me guider. Si j'ai le bonheur de vous offrir quelque mystère , je me garderai bien de détruire votre curio- sité. Pourquoi mêler les graves intérêts de la vie réelle à la vie du cœur où nous commencions à si bien nous comprendre? — Nos âmes auraient pu s'entendre, dit-elle d'un ton grave. Mais , monsieur , je n'ai pas le droit d'exiger votre confiance. Vous ne connaîtrez jamais l'étendue de vos obligations envers moi. Je me tairai. Ils avancèrent de quelques pas dans le plus profond silence. — Combien ma vie vous intéresse! reprit l'inconnu. — Monsieur , dit-elle , de grâce votre nom , ou taisez-vous. Vous êtes un enfant , ajouta-t-elle en haussant les épaules , et vous me faites pitié ! L obstination que la voyageuse mettait à connaître son secret fit CHAPITRE X. 119 hésiter le prétendu marin entre la prudence et ses désirs. Le dépit d'une femme souhaitée a de bien puissants attraits. Sa soumission comme sa colère est si impérieuse ; elle attaque tant de fibres dans le cœur de l'homme ; elle le pénètre et le subjugue. Etait-ce , chez mademoiselle de Yerneuil, une coquetterie de plus? Malgré sa passion , l'étranger eut la force de se défier d'une femme qui vou- lait lui violemment arracher un secret d'où dépendait son existence. — Pourquoi , lui dit-il en lui prenant la main qu'elle laissa prendre par distraction , pourquoi mon indiscrétion , qui donnait un avenir à cette journée , en a-t-elle détruit le charme? Mademoiselle de Yerneuil paraissait souffrante ; elle garda le silence. — En quoi puis-je vous affliger? reprit-il. Que puis-je faire pour vous appaiser? — Dites-moi votre nom. A son tour il marcha en silence et ils avancèrent de quelques pas. Tout à coup mademoiselle de Yerneuil s'arrêta, comme une personne qui a pris une importante détermination. — Monsieur le marquis de Montauran, dit-elle avec dignité, mais sans pouvoir entièrement déguiser une agitation qui donnait une sorte de tremblement nerveux à ses traits , quoi qu'il puisse m'en coûter , je suis heureuse de vous rendre un bon office. Ici nous allons nous séparer. Mon escorte et ma voiture sont trop nécessaires à votre sûreté, pour que vous n'acceptiez pas l'une et l'autre. Ne craignez rien des républicains; tous ces soldats, voyez- vous , sont des hommes d'honneur , et je vais donner au capitaine Merle des ordres qu'il exécutera fidèlement. Quant à moi , je puis regagner Alençon à pied avec ma femme de chambre ; quelques soldats nous accompagneront. Écoutez-moi bien ; il s'agit de votre tête. Si vous rencontriez, avant d'être en sûreté, le jeune musca- din que vous avez vu dans l'auberge, fuyez; car il vous livrerait aussitôt. Quant à moi... Elle fit une pause. — Je me rejette avec orgueil dans les misères de la vie , reprit-elle à voix basse en retenant ses pleurs. Adieu! monsieur. Puissiez-vous être heureux! Adieu! Et elle fit un signe au capitaine Merle qui atteignait alors le haut de la colline. Le jeune homme ne s'attendait pas à un aussi brusque dénouement — Attendez! cria-t-il avec une sorte de désespoir assez bien joué. 120 LES CHOUANS. Ce singulier caprice d'une fille pour laquelle il aurait alors sacrifié sa vie, le surprit tellement qu'il inventa une déplorable ruse pour, tout à la fois , lui cacher son nom et satisfaire sa curiosité. — Yous avez presque deviné, dit-il; je suis émigré, condamné à mort , et me nomme le marquis de Marigny. L'amour de mon pays m'a ramené en France. J-espère me faire radier de la liste par l'influence de madame de Beauharnais , aujourd'hui la femme du premier consul ; mais , si j'échoue , alors je veux mourir sur la terre de mon pays, en combattant auprès de Montauran, mon ami. Je vais , d'abord en secret , à l'aide d'un passeport qu'il m'a fait par- venir, savoir s'il me reste quelques propriétés en Bretagne. Pendant qu'il parlait, mademoiselle de Yerneuill'examinait d'un œil perçant. Elle essaya de douter de la vérité de ses paroles, mais, crédule et confiante , elle reprit lentement une expression de séré- nité , et s'écria : — Monsieur, ce que vous me dites en ce moment est-il vrai ? — Parfaitement vrai, répéta l'inconnu qui paraissait mettre peu de probité dans ses relations avec les femmes. Mademoiselle de Verneuil soupira fortement, comme une personne qui revient à la vie. — Ha î s'écria-t-elle , je suis bien heureuse î — Vous haïssez donc bien mon pauvre Montauran ? — Non , dit-elle, vous ne sauriez me comprendre. Je n'aurais pas voulu que vous fussiez menacé des dangers contre lesquels je vais tâcher de le défendre, puisqu'il est votre ami. — D'où savez-vous que Montauran... — Hé! monsieur, respectez mon secret, et faites-moi crédit de votre estime , jusqu'à ce que je vous aie sauvés tous deux ; plus tard vous me jugerez. Quel que soit votre arrêt, je m'y soumets par avance; mais, jusque-là, je vous défends de me soupçonner, et... de me haïr. — Vous haïr ! mais je vous aime. — Déjà, dit-elle. Non, vous ne m'aimez pas; vous voyez en moi l'objet d'une galanterie passagère. Ne vous ai-je pas deviné? Une personne qui a quelque habitude de la bonne compagnie, peut-elle, par les mœurs qui courent , se tromper en entendant un élève de l'École Polytechnique se servir d'expressions choisies , et déguiser aussi mal que vous l'avez fait les manières d'un grand seigneur sous CHAPITRE X. 121 récorce des républicains ; mais vos cheveux ont un reste de poudre, et vous avez un parfum de gentilhomme que doit sentir tout d'abord une femme du monde. Aussi, tremblant pour vous que mon sur- veillant, qui a toute la finesse d'une femme, ne vous reconnût, l'ai-je congédié. Monsieur , un véritable officier , sorti de 1 école , ne se croirait pas , près de moi , en bonne fortune, et ne me pren- drait pas pour une jolie intrigante. Permettez-moi , monsieur de Marigny , de vous soumettre, à ce propos, un léger raisonnement de femme. Êtes-vous si jeune, que vous ne sachiez pas que, de toutes les créatures de notre sexe , la plus difficile à soumettre est celle dont la valeur est chiffrée , et qui s'ennuie du plaisir. Cette femme exige , m'a-t-on dit , d'immenses séductions , et ne cède qu'à ses caprices. Aspirer à lui plaire est une fatuité. Mettons à part celte classe de femmes dans laquelle vous me faites la galanterie de me ranger , vous devez comprendre qu'une jeune femme noble , belle, spirituelle (vous m'accordez ces avantages), ne se vend pas, et ne peut s'obtenir que d'une seule façon, quand elle est aimée. Vous m'entendez ! Si elle aime et veut faire une folie , elle doit être justifiée par quelque grandeur. Pardonnez-moi ce luxe de logique , si rare chez les personnes de notre sexe , mais , pour votre honneur, et... le mien, dit-elle en s'inclinant, je ne voudrais pas que nous nous trompassions sur notre mérite , et que vous crussiez mademoiselle de Verneuil , ange ou démon , fille ou femme , à se laisser prendre à de banales galanteries. — Mademoiselle, dit le marquis, dont la surprise, quoique dis- simulée, fut extrême, et qui redevint tout à coup homme de grande compagnie, je vous supplie de croire que je vous accepte comme une très-noble personne, pleine de cœur et de sentiments élevés. Je ne vous demande pas tant , monsieur, dit-elle en riant. Lais- sez-moi mon incognito. Mon masque est mieux mis que ne l'était le vôtre , et il me plaît à moi de le garder, ne fût-ce que pour savoir si je suis aimée de celui qui me parle d'amour... Ne vous hasardez donc pas légèrement près de moi. — Monsieur, écoutez? lui dit- elle, en lui saisissant le bras avec force : Si vous pouviez me prou- ver un véritable amour, aucune puissance humaine ne nous sépa- rerait. Oui, je voudrais m'associer à quelque grande existence d'homme , épouser une vaste ambition , de belles pensées. Les nobles cœurs ne sont pas intidèles , car la constance est une force 122 LES -CHOUANS. qui leur va ; je serais donc toujours aimée , toujours heureuse ; mais aussi , ne serais-je pas toujours prête à faire de mon corps une marche pour élever un peu plus l'homme qui aurait mes affections, à me sacrifier pour lui , à tout supporter de lui , à l'aimer toujours , même quand il ne m'aimerait plus. Je n'ai jamais osé confier à un autre cœur ni les souhaits du mien , ni les élans passionnés de l'exaltation qui me dévore ; mais je puis bien vous en dire quelque chose , puisque nous allons nous quitter aussitôt que vous serez en sûreté. — Nous quitter ! jamais, dit-il , entraîné par les sons que rendait cette âme vigoureuse, qui semblait se débattre contre quelque chose d'immense. — Etes-vous libre? reprit-elle en lui jetant un regard dédaigneux qui le rapetissa. — Oh! pour libre... oui , sauf la condamnation à mort. Alors elle lui dit d'une voix pleine de sentiments amers : — Si tout ceci n'était pas un songe, quelle belle vie serait la vôtre! mais si j'ai dit des folies , n'en faisons pas. Quand je pense à tout ce que vous devriez être pour m'apprécier à ma juste valeur, je doute de tout. — Et moi, je ne douterais de rien , si vous vouliez me... — Chut! s'écria-t-elle en entendant cette phrase dite avec un véritable accent de passion : — L'air ne nous vaut décidément plus rien , ajouta-t-elle sans amertume ; allons retrouver nos chaperons. CHAPITRE XI. 123 [ CHAPITRE XI. La voiture ne tarda pas à rejoindre ces deux personnages qui repri- rent leurs places et firent quelques lieues dans le plus profond silence ; car ils avaient l'un et l'autre trouvé matière à d'amples réflexions, mais leurs yeux ne craignirent plus désormais de se rencontrer. Tous deux semblaient avoir un égal intérêt à s'observer et à se cacher un secret important ; mais ils se tenaient entraînés l'un vers l'autre par un même désir qui , depuis leur entretien, contrac- tait l'étendue de la passion ; car ils avaient réciproquement reconnu chez eux des qualités qui rehaussaient encore, à leurs yeux, les plaisirs qu'ils se promettaient de leur lutte ou de leur union. Peut-être chacun d'eux , embarqué dans une vie aventureuse , était-il arrivé à cette singulière situation morale où , soit par lassitude , soit pour défier le sort , on se refuse à des réflexions sérieuses , et où l'on se livre aux chances du hasard en poursuivant une entreprise, précisément parce qu'elle n'oifre aucune issue et qu'on veut en voir le dénouement nécessaire. La nature morale n'a-t-elle pas , comme la nature physique, ses goulTres et ses abîmes où les carac- tères forts aiment à se plonger en risquant leur vie , comme un joueur aime à jouer sa fortune. Le marquis et mademoiselle de Verneuil eurent en quelque sorte une révélation de ces idées , qui leur furent communes après l'en- tretien dont elles étaient la conséquence , et ils firent ainsi tout à coup un pas immense , car la sympathie des âmes suivit celle de leurs sens. Néanmoins, plus ils se sentirent fatalement entraînés l'un vers l'autre, et plus ils furent intéressés à s'étudier, ne fut-ce que pour augmenter, par un involontaire calcul, la somme de leurs jouissances futures. 124 LES CHOUANS. Le marquis, encore étonné de la profondeur dont cette fille bizarre avait fait preuve , se demanda tout d'abord comment elle pouvait allier tant de connaissances acquises à tant de fraîcheur et de jeunesse. Alors il crut découvrir un extrême désir de paraître chaste dans l'extrême chasteté qu'elle cherchait à donner à ses attitudes ; il la soupçonna de feinte , se querella sur son plaisir, et ne voulut plus voir dans cette inconnue qu'une habile comédienne, et il avait raison. Mademoiselle deVerneuil , comme toutes les filles du monde , était devenue d'autant plus modeste qu'elle ressentait plus d'ardeur, et prenait fort naturellement cette contenance de pruderie sous laquelle les femmes savent si bien voiler leurs excessifs désirs. Toutes voudraient s'offrir vierges à l'amour; et, si elles ne le sont pas, leur dissimulation est toujours un hommage qu'elles rendent à leur amant. Ces réflexions passèrent rapidement dans l'âme du marquis, et lui firent plaisir. En effet, pour tous deux, cet examen devait être un progrès , et il en vint bientôt à cette phase de la passion où un homme voit dans les défauts de sa maî- tresse des raisons pour l'aimer davantage. Mademoiselle de Yerneuil resta plus longtemps pensive que ne le fut son amant , peut-être parce que son imagination lui faisait franchir une plus grande étendue. Le marquis obéissait à quelqu'un des mille sentiments qu'il devait éprouver dans sa vie d'homme, tandis qu'elle apercevait tout une vie. Elle se plut à l'arranger belle, à la remplir de bonheur, de grands et de nobles sentiments; elle se vit heureuse en idée , et s'éprit autant de ses chimères que de la réalité , autant de l'avenir que du présent. Puis elle essaya de revenir sur ses pas , et agissait en cela instinctivement , comme agissent toutes les femmes. Après être convenue avec elle-même de se donner tout entière, elle désirait, pour ainsi dire, se disputer en détail. Elle aurait voulu pouvoir reprendre dans le passé toutes ses actions , ses paroles , ses regards , pour les mettre en harmonie avec la dignité de la femme aimée. Aussi, ses yeux exprimèrent-ils parfois une sorte de terreur, quand elle songeait à l'entretien qu'elle venait d'avoir et où elle s'était montrée si agressive. Mais elle se disait , en contemplant cette figure empreinte de force, qu'un être aussi puissant devait être généreux , et s'applaudissait de ren- contrer une part plus belle que celle de beaucoup d'autres femmes , en trouvant dans son amant un homme de caractère , un homme I CHAPITRE XI. 125 condamné à mort, qui venait jouer lui-même sa tète et faire la guerre à la République. La pensée de pouvoir occuper sans partage l'ème de ce jeune homme, prêta bientôt à toutes les choses une physionomie différente. Entre le moment où , cinq heures auparavant, elle composa son visage et sa voix pour agacer le marquis, et le moment actuel, où elle pou- vait le bouleverser d'un regard , il y avait la différence de l'univers mort à un vivant univers. De bons rires et de joyeuses coquetteries cachèrent une immense passion qui se présenta, comme le malheur, en souriant. Dans les dispositions d'àme où se trouvait mademoi- selle de Yerneuil , la vie extérieure prit donc pour elle le caractère d'une fantasmagorie. La calèche passa par des villages , des vallons , des montagnes, dont aucune image ne s'imprima dans sa mémoire. Elle arriva dans 3Iayenne , les soldats de l'escorte changèrent , 3Ierle lui parla , elle répondit , traversa toute une ville , et se remit en route; mais les figures, les maisons, les rues, les paysages, les hommes furent emportés comme les formes indistinctes d'un rêve. La nuit vint. Elle voyagea sous un ciel de diamants, enveloppée d'une douce lumière , et sur la route de Fougères , sans qu'il lui vînt dans la pensée que le ciel eût changé d'aspect , sans savoir ce qu'était ni Mayenne ni Fougères, ni où elle allait. Qu'elle pût quitter dans peu d'heures l'homme de son choix et dont elle se croyait choisie , n'était pas pour elle une chose possible. L'amour est la seule passion qui ne souffre ni passé ni avenir. Si parfois sa voix errait sur ses lèvres , c'était pour jeter à son amant des phrases dénuées de sens , mais qui résonnaient dans son âme comme des promesses de plaisir. Cette passion naissante avait, pour les deux témoins qui l'obser- vaient , une marche effrayante. Francine connaissait mademoiselle de Yerneuil aussi bien que l'étrangère connaissait le marquis ; et , silencieuses toutes deux , elles semblaient attendre quelque terrible dénouement. En effet , elles ne tardèrent pas à voir finir ce drame que mademoiselle de Yerneuil avait si tristement, sans le savoir peut-être , nommé une tragédie. Quand les quatre voyageurs eurent fait environ une lieue hors de Mayenne, ils entendirent un homme à cheval qui se dirigeait vers eux avec une excessive rapidité. Lorsqu'il atteignit la voiture, il se pencha pour y regardermademoiselle de Yerneuil, qui reconnut 126 LES CHOUANS. Corentin. Ce sinistre personnage se permit de lui adresser un signe d'intelligence dont la familiarité eut quelque chose de flétris- sant pour elle , et s'enfuit après l'avoir glacée par ce signe empreint de bassesse. L'inconnu parut désagréablement affecté de cette circonstance qui n'échappa certes point à sa prétendue mère. Mais mademoiselle de Verneuil le pressa légèrement , et sembla se réfugier , par un regard , dans son cœur , comme dans le seul asile qu'elle eût sur terre. Alors le front du jeune homme s'éclaircit, en savourant l'émotion que lui fit éprouver le geste par lequel sa maîtresse lui avait révélé , comme par mégarde , l'étendue de son attachement. Une inexplicable peur avait fait évanouir toute coquetterie, et l'amour se montra un moment sans voile. Ils se turent , comme pour pro- longer la douceur de ce moment. Malheureusement, au milieu d'eux, madame du Gua voyait tout; et, comme un avare qui donne un festin, paraissait leur compter les morceaux et leur mesurer la vie. En proie à leur bonheur, les deux amants arrivèrent, sans se douter du chemin qu'ils avaient fait , à la partie de la route qui se trouve au fond de la vallée d'Ernée , et qui forme le premier des trois bassins à travers lesquels se sont passés les événements qui servent d'exposition à cette histoire. Là , Francine aperçut et mon- tra d'étranges figures qui semblaient se mouvoir comme des ombres, à travers les arbres et dans les ajoncs dont les champs étaient entourés. Quand la voiture arriva dans la direction de ces ombres , une décharge générale, dont les balles passèrent en sifflant au-dessus des têtes, apprit aux voyageurs quetout était positif dans cette appa- rition. L'escorte tombait dans une nouvelle embuscade. A cette vive fusillade , le capitaine Merle regretta vivement d'avoir partagé l'erreur de mademoiselle de Verneuil , qui , croyant à la sécurité d'un voyage nocturne et rapide , ne lui avait laissé prendre qu'une soixantaine d'hommes. Aussitôt le capitaine , secondé par Gérard , divisa sa petite troupe en deux colonnes , pour tenir les deux côtés de la route, et chacun d'eux se dirigea vivement, au pas de course, à travers les champs de genêts et d'ajoncs , en cherchant à combattre les assaillants avant de les compter. Les bleus se mirent à battre à droite et à gauche ces épais buissons avec une intrépidité pleine d'imprudence , et répondirent à l'attaque des chouans par un ftu soutenu dans les genêts, d'où partaient les coups de fusils. j CHAPITRE XI. 127 Le premier mouvemeot de mademoiselle de Verneuil avait été de sauter hors de la calèche et de courir assez loin en arrière pour s'éloigner du champ de bataille ; mais , honteuse de sa peur , et mue par ce sentiment qui porte à se grandir aux yeux de l'être aimé , elle demeura immobile et tâcha d'examiner froidement le combat. L'inconnu la suivit , lui prit la main et la plaça sur son cœur. — J'ai eu peur, dit-elle en souriant; mais maintenant... En ce moment, sa femme de chambre effrayée lui cria : — Marie, prenez garde ! 3Iais Francine , qui voulait s'élancer hors de la voiture, s'y sentit arrêtée par une main vigoureuse. Le poids de cette main énorme lui arracha un cri violent, elle se retourna et garda le silence en reconnaissant la figure |Je Marche-à-terre. — Je devrai donc à vos terreurs , disait l'étranger à mademoiselle de Yerneuil , la révélation des plus doux secrets du cœur. Grâce à Francine , j'apprends que vous portez le nom gracieux de Marie. Marie , le nom que j'ai prononcé dans toutes mes angoisses ; Marie » le nom que je prononcerai désormais dans la joie, et que je ne dirai plus maintenant sans faire un sacrilège, en confondant la religion et l'amour. 3Iais n'est-ce pas mieux de prier et d'aimer tout ensemble ! A ces mots, ils se serrèrent fortement la main , se regardèrent en silence , et l'excès de leurs sensations leur ôta la force et le pouvoir de les exprimer. — Ce ?iest pas pour vous autres qu'il y a du danger! dit brutale- ment 3Iarche-à-terre à Francine , en donnant aux sons rauques et gutturaux de sa voix une sinistre expression de reproche, et appuyant sur chaque mot , de manière à jeter l'innocente paysanne dans la stupeur. Pour la première fois , la pauvre fille apercevait de la férocité dans les regards de Marche-à-terre. La lueur de la lune semblait être la seule qui convînt à cette figure. Ce sauvage Breton , tenant son bonnet d'une main , sa lourde carabine de l'autre , ramassé comme un gnome , et enveloppé par cette blanche lumière , dont les flots donnent aux formes de si bizarres aspects, appartenait ainsi plutôt à la féerie qu'à la vérité. Cette apparition et son reproche eurent quelque chose de la rapidité des fantômes. Il se tourna brusquement vers madame du Gua , avec laquelle il échan- gea de vives paroles, et Francine, qui avait un peu oublié le bas- 128 LES C110UA>S. breton , ne put y rien comprendre. La dame paraissait donner à Marche-à-Terre des ordres multipliés. Cette conférence d'une minute fut terminée par un geste impérieux de cette femme , qui désignait au chouan le groupe formé à cinquante pas de là par les deux amants. Avant d'obéir, 3Iarche-à-terre jeta un dernier regard à Francinc qu'il semblait plaindre. Il aurait voulu lui parler ; mais la bre- tonne sut que le silence de son amant lui était imposé. La peau rude et tannée de cet homme parvint à se plisser sur son front , et ses sourcils se rapprochèrent violemment. Résistait-il à l'ordre renouvelé de tuer mademoiselle de Yerneuil? Cette grimace le rendit sans doute plus hideux à madame du Gua ; mais l'éclair de ses yeux devint presque doux pour Francine qui , devinant par ce regard qu'elle pourrait faire plier l'énergie de ce sauvage sous sa volonté de femme , espéra régner encore , après Dieu , sur ce cœur grossier. Le doux entretien de Marie et du marquis fut interrompu par Marche-à-terre , suivi de madame du Gua , qui se mit à crier comme si quelque balle l'avait atteinte , afin d'avoir un prétexte pour venir séparer les deux amants. En ce moment , le feu de l'escarmouche roulait avec une étonnante vivacité , sans que les deux partis en vinssent aux mains. — Mon capitaine , ne serait-ce pas une fausse attaque , pour enlever nos voyageurs et leur imposer une rançon? dit La-clef- des-cœurs , en entendant les cris de madame du Gua. — Tu as les pieds dans leurs souliers ou le diable m'emporte , répondit Merle , en volant sur la route. Le capitaine regarda sur la route , aperçut Marche-à- terre qui se dirigeait de la calèche vers mademoiselle de Yerneuil, et revint, au pas de course, avec une telle rapidité, que le chouan eut à peine le temps d'adresser au marquis deux ou trois mots inintelligibles, qui ressemblèrent plutôt à un cri sauvage qu'à des paroles ; puis , il sauta comme un oiseau dans un bouquet d'ajoncs et disparut. Quelques minutes après, le feu des chouans se ralentit, et Gérard, qui revint au milieu du chemin , les vit se sauver en petit nombre à travers les haies; alors, il ne jugea pas à propos de s'engager dans une lutte inutilement dangereuse , et ramena tous ses soldats, CHAPITRE XI. 129 sans a\oir essuyé de perle. L'escorte reprit sa position sur le che- min , et se remit en marche. Le capitaine Merle put offrir la main à mademoiselle de Ver- neuil pour remonter en voiture ; le marquis n'y mit aucun obstacle, et cette Parisienne étonnée monta sans accepter la politesse du républicain. Elle tourna la tête vers son amant , le vit immobile , et resta stupéfaite du changement subit que les mystérieuses paroles du chouan venaient d'opérer en lui. Le jeune émigré revint lente- ment , le visage baissé , et son attitude décelait un profond sentiment de dégoût. — N'avais-je pas raison? lui dit madame du Gua; nous sommes certes entre les mains d'une créature avec laquelle on a trafiqué de votre tête. Mais , puisqu'elle a fait la sottise de s'amouracher de vous, n'allez pas vous conduire en enfant; ayez l'air de l'aim^er, jusqu'à ce que nous ayons gagné la Yivetière... Une fois là... — Mais l'aimerait-il donc déjà! se dit-elle en voyant le marquis reprendre sa place dans la voiture , comme eût fait un homme endormi. La calèche roula sourdement sur le sable de la route, et, au premier regard que mademoiselle de Yerneuil jeta autour d'elle , tout lui parut avoir changé. La mort se glissait déjà dans son amour. Ce n'étaient que des nuances peut-être ; mais de ces nuances qui , aux yeux de toute femme qui aime , sont aussi tranchées que de vives couleurs. Francine avait compris , par le regard de 3Iarche- à-terre , que le destin de mademoiselle de Yerneuil , sur laquelle elle lui avait ordonné de veiller, était entre d'autres mains que les siennes , et offrait un visage pâle , sans pouvoir retenir ses larmes quand sa maîtresse la regardait. La dame inconnue cachait mal, sous de faux sourires , la malice d'une vengeance féminine , et le subit changement que son obséquieuse bonté pour mademoiselle de Yerneuil introduisit dans son maintien, dans sa voix et sa phy- sionomie , était de nature à donner des craintes à une personne perspicace. Aussi mademoiselle de Yerneuil frissonna-t-elle par instinct en se demandant : — Pourquoi frisonné-je?.... C'est sa mère. Mais elle trembla de tous ses membres en se disant tout à coup : — Est-ce bien sa mère ? Elle vit un abîme qu'un dernier coup d'œil jeté sur l'inconnu acheva d'éclairer. — Cette femme l'aime! pensa-t-elle. Mais pourquoi m'accabler de pré\enances , 130 LES CHOUAJNS. après m'avoir témoigné tant de froideur? Suis-je perdue ? Ou aurait- elle peur de moi? Quant à l'étranger, il pâlissait et rougissait tour à tour. Il gar- dait une attitude calme en baissant souvent les yeux , pour dérober les étranges émotions qui l'agitaient. Une compression violente détruisait la gracieuse courbure de ses lèvres , et son teint jaunis- sait sous les efforts d'une orageuse pensée. Mademoiselle de Ver- neuil ne pouvait même plus deviner s'il y avait encore de l'amour dans sa fureur. Le chemin , flanqué de bois en cet endroit , devint sombre et empêcha ces muets acteurs de s'interroger des yeux. Le murmure du vent , le bruissement des touffes d'arbres , le bruit des pas mesurés de l'escorte, donnèrent à cette scène ce caractère solennel qui accélère les battements du cœur. Mademoiselle de Yerneuil ne pouvait pas chercher en vain la cause de ce change- ment. Le souvenir deCorentin passa comme un éclair, et lui apporta l'image de sa véritable destinée , qui lui apparut tout-à-coup ; et , pour la première fois depuis la matinée , elle réfléchit sérieusement à sa situation. Jusqu'à ce moment, elle s'était laissée aller au bon- heur d'aimer, sans penser ni à elle ni à l'avenir. Incapable de supporter plus longtemps ces angoisses , elle cher- cha, elle attendit, avec la douce patience de l'amour, un des regards du marquis; et alors elle le supplia si vivement , sa pâleur et son frisson eurent une éloquence si pénétrante, que le jeune homme chancela ; mais la chute n'en fut que plus complète. — Souffririez-Yous , mademoiselle? demanda-t-il. Cette voix dépouillée de douceur, la demande elle-même, le regard , le geste , tout servit à convaincre la pauvre fille que les événements de cette journée appartenaient à un mirage de l'âme qui se dissipait alors, comme ces nuages à demi-formés que le vent emporte. — Si je souffre! reprit-elle en riant forcément, j'allais vous faire la même question. — Je croyais que vous vous entendiez , dit madame du Gua avec une fausse bonhomie. Ni le marquis ni mademoiselle de Verneuil ne répondirent. La jeune fille, doublement outragée, se dépita de voir sa puissante beauté sans puissance. Elle savait pouvoir apprendre, au moment où elle le voudrait, la cause de celte situation; mais, peu curieuse I CHAPITRE \ï. 131 de la pénétrer, pour la première fois peut-être une femme recula devant un secret. La vie humaine est tristement féconde en situations où, par suite soit d'une méditation trop forte, soit d'une catastrophe , nos idées ne tiennent plus à rien , sont sans substance , sans point de départ , où le présent ne trouve plus de liens pour se rattacher au passé ni dans l'avenir : tel fut l'état de mademoiselle de Verneuil. Penchée dans le fond de la voiture , elle y resta comme un arbuste déraciné. Muette et souffrante, elle ne regarda plus personne, s'enveloppa de sa douleur, et demeura avec tant de volonté dans le monde inconnu où se réfugient les malheureux , qu'elle ne vit plus rien. Des corbeaux passèrent en croassant au-dessus d'eux ; mais quoique , semblable à toutes les âmes fortes , elle eût un coin du cœur pour les superstitions , elle n'y fit aucune attention. Les voya- geurs cheminèrent quelque temps en silence. 132 LES CHOUANS. CHAPITRE XII. — DÉJÀ séparés, se disait mademoiselle de Yerneuil. Cependant rien autour de moi n'a parlé. Serait-ce Corentin? Ce n'est pas son intérêt. Qui donc a pu se lever pour m'accuser? A peine aimée, voici déjà l'horreur de l'abandon. Je sème l'amour et recueille le mépris. Il sera donc toujours dans ma destinée de toujours voir le bonheur et de toujours le perdre. Elle sentit alors dans son cœur des troubles inconnus ; car elle aimait réellement et pour la première fois. Cependant elle ne s'était pas tellement livrée, qu'elle ne put trouver'des ressources contre sa douleur dans la fierté naturelle à une femme jeune et belle. Le secret de son amour, ce secret souvent gardé dans les tortures, ne lui était pas échappé. Alors elle se releva , et , honteuse de donner la mesure de sa passion par sa silencieuse souffrance , elle secoua la tête par un mouvement de gaieté , montra un visage ou plutôt un masque riant; puis elle força sa voix pour en déguiser l'alté- ration. — Où sommes-nous? demanda-t-elle au capitaine Merle, qui se tenait toujours à une certaine distance de la voiture. — A trois lieues et demie de Fougères , mademoiselle. — Nous allons donc y arriver bientôt ? lui dit-elle pour l'encou- rager à lier une conversation où elle se promettait bien de témoigner quelque estime au jeune capitaine. — Ces lieues-là , reprit Merle tout joyeux , ne sont pas larges ; seulement, elles se permettent, dans ce pays-ci, de ne jamais finir. Lorsque vous serez sur le plateau de la côte que nous gravissons , vous apercevrez une vallée semblable à celle que nous allons quitter, et, à l'horizon, vous pourrez alors voir le sommet de la Pèlerine. Plaise à Dieu que les chouans ne veuillent pas y prendre leur revanche! CHAPITRE XII. 133 Or, vous concevez qu'à monter et descendre ainsi l'on n'avance guère. De la Pèlerine , vous découvrirez encore... A ce mot, l'inconnu tressaillit pour la seconde fois , mais si légè- rement, que mademoiselle de Yerneuil fut seule à le remarquer. — Qu'est-ce donc que cette Pèlerine ? demanda vivement la jeune fille , en interrompant le capitaine engagé dans sa topogra- phie bretonne. — C'est , reprit Merle , le sommet d'une montagne qui donne son nom à la vallée du Maine dans laquelle nous allons entrer, et qui sépare cette province de la vallée du Couësnon, à l'extrémité de laquelle est situé Fougères , la première ville de Bretagne. Nous nous y sommes battus à la fin de vendémiaire avec le Gars et ses brigands. Nous emmenions des conscrits qui , pour ne pas quitter leur pays , ont voulu nous tuer sur la limite ; mais Hulot est un rude chrétien qui leur a donné... — Alors vous avez dû voir le Gars, demanda-t-elle. Quel homme est-ce ?.... Ses yeux perçants et malicieux ne quittèrent pas la figure du marquis. Oh ! mon Dieu î mademoiselle , répondit Merle toujours inter- rompu, il ressemble tellement au citoyen du Gua, que , s'il ne portait pas l'uniforme de l'École Polytechnique , je gagerais que c'est lui. Mademoiselle de Verneuil regarda fixement le froid et immobile jeune homme , dont elle était dédaignée ; mais elle ne vit rien en lui qui pût trahir un sentiment de crainte. Elle l'instruisit par un sourire amer de la découverte qu'elle faisait en ce moment du secret si traîtreusement gardé par lui ; puis , d'une voix railleuse , les narines enflées de joie, la tête de côté, pour examiner le marquis et voir Merle tout à la fois , elle dit au républicain : — Ce chef-là, capitaine , donne bien des inquiétudes au premier consul. Il a de la hardiesse , dit-on ; seulement , il s'aventure dans certaines entre- prises comme un étourneau , surtout auprès des femmes. — Nous comptons bien là-dessus , reprit le capitaine , pour solder notre compte avec lui. Si nous le tenons seulement deux heures , nous lui mettrons un peu de plomb dans la tête. S'il nous rencontrait, le drôle en ferait autant de nous, et nous mettrait à l'ombre ; ainsi , par pari. . . 17 134 lES CHOUANS. — Oh ! dit le Gars , car les conjectures de mademoiselle de Ver- neuil étaient justes, nous n'avons rien à craindre! Vos soldats n'iront pas jusqu'à la Pèlerine; ils sont trop fatigués; et, si vous y consentez , ils pourront se reposer à deux pas d'ici. Ma mère des- cend à la Vivetière , et en voici le chemin , à quelques portées de fusil. Ces deux dames voudront s'y reposer ; elles doivent être lasses d'être venues d'une seule traite d'Alençon ici. — Et , puisque made- moiselle , dit-il avec une politesse forcée en se tournant vers sa maîtresse , a eu la générosité de donner à notre voyage autant de sécurité que d'agrément , elle daignera peut-être accepter à souper chez ma mère. — Enfln , capitaine, ajouta-t-il en s'adressant à Merle , les temps ne sont pas si malheureux qu'il ne puisse se trouver encore à la Yivetière une pièce de cidre à défoncer pour vos hommes. Allez , le Gars n'y aura pas tout pris : du moins ma mère le croit. — Votre mère! reprit mademoiselle de Verneuil avec ironie, et trop agitée pour répondre à la singulière invitation dont elle était l'objet. — Mon âge ne vous semble donc plus croyable ce soir , made- moiselle? répondit madame du Gua. J'ai eu le malheur d'être mariée fort jeune ; j'ai eu mon fils à quinze ans. — Ne vous trompez-vous pas madame? ne serait-ce pas à trente ? L'inconnue pâlit en dévorant le sarcasme par lequel la jeune fille se vengeait de celui qu'elle avait essuyé naguère. Madame du Gua aurait voulu la déchirer , et se trouvait forcée de lui sourire ; car elle désira reconnaître , même à ses épigrammes , le sentiment dont la jeune fille était animée , et feignit de ne l'avoir pas com- prise. — Jamais les chouans n'ont eu de chef plus cruel que celui-là, s'il faut ajouter foi aux bruits qui courent sur lui, dit-elle. — Oh î pour cruel , je ne crois pas , répondit mademoiselle de Verneuil ; mais il sait mentir et me semble fort crédule ; un chef de parti ne doit être le jouet de personne. — Vous le connaissez ? demanda froidement le marquis. — Non , répliqua-t-elle en lui lançant un regard de mépris , je croyais le connaître... — Oh! mademoiselle, c'est décidément un malin y reprit le CHAPITRE XII. 135 capitaine en hochant la tète et donnant par un geste expressif la physionomie particulière que ce mot avait alors et qu'il a perdue depuis. Ces vieilles familles poussent quelquefois de vigoureux reje- tons. Il revient d'un pays où les ci-devant n'ont pas eu, dit-on, toutes leurs aises, et, les hommes, voyez-vous, sont comme les nèfles; ils mûrissent sur la paille. Si ce garçon-là est habile, il pourra nous faire courir longtemps. Il a bien su opposer des com- pagnies légères à nos compagnies franches et neutraliser les efforts du gouvernement. Si l'on brûle un village aux royalistes, il en fait brûler deux aux républicains. Il se développe sur une immense étendue , et nous force ainsi à employer un nombre considérable de troupes dans un moment où nous n'en avons pas de trop 1 Oh ! il entend les affaires. — Il assassine sa patrie , dit Gérard d'une voix forte en inter- rompant le capitaine. — Alors , répliqua le marquis , si sa mort délivre le pays , fusillez-le donc bien vite. Puis il sonda par un regard l'àme de mademoiselle de Verneuil , et il se passa entre eux une de ces scènes muettes dont le langage ne peut reproduire que très-imparfaitement la vivacité dramatique et la fugitive finesse. Le danger rend intéressant. Quand il s'agit de mort , le criminel le plus vil excite toujours un peu de pitié. Or , quoique mademoi- selle de Verneuil fût alors certaine que l'amant qui la dédaignait était ce chef dangereux , elle ne voulait pas encore s'en assurer par son supplice; elle avait une tout autre curiosité à satisfaire. Elle préféra donc douter ou croire selon sa passion , et se mit à jouer avec le péril. Son regard empreint d'une perfidie moqueuse, mon- trait les soldats au marquis d'un air de triomphe. En lui présentant ainsi l'image de son danger , elle se plaisait à lui faire durement sentir que sa vie dépendait d'un seul mot , et déjà ses lèvres parais- saient se mouvoir pour le prononcer. Semblable à un sauvage d'Amérique , elle interrogeait les fibres du visage de son ennemi lié au poteau , et brandissait le casse-tête avec grâce , savourant une vengeance toute innocente, et punissant comme une maîtresse qui aime encore. — Si j'avais un fils comme le vôtre , madame , dit-elle à 136 LES CHOUANS. l'étrangère visiblement épouvantée, je porterais son deuil le jour où je l'aurais livré aux dangers. Elle ne reçut point de réponse. Alors elle tourna vingt fois la tête vers les officiers , et la retourna brusquement vers madame du Gua , sans surprendre entre elle et le marquis aucun signe secret qui pût lui confirmer une intimité qu'elle soupçonnait et dont elle voulait douter. Une femme aime tant à hésiter dans une lutte de vie et de mort , quand elle en tient l'arrêt! Le jeune général souriait de l'air le plus calme, et soutenait, sans trembler, la torture que mademoiselle de Verneuil lui faisait subir. Son attitude et l'expression de sa physionomie annonçaient un homme nonchalant des dangers auxquels il s'était soumis , et parfois il semblait lui dire : — Yoici l'occasion de venger votre vanité blessée, saisissez-la! Je serais au désespoir de revenir de mon mépris pour vous. 3Iademoiselle de Verneuil se mit à l'examiner de toute la hauteur de sa position, avec une impertinence et une dignité apparentes; car, au fond de son cœur, elle admirait le courage et la tranquillité de son amant. Elle était joyeuse de découvrir qu'il portait un vieux titre dont presque toutes les femmes aiment les distinctions. Eile éprouvait quelque plaisir à le rencontrer dans une situation où , champion d'une cause ennoblie par le malheur, il luttait avec toutes les facultés d'une âme forte contre une République tant de fois victorieuse, et de le voir aux prises avec le danger, déployant cette bravoure si puissante sur le cœur des femmes. Elle le mit vingt fois à l'épreuve , en obéissant peut-être à cet instinct qui porte la femme à jouer avec sa proie , comme le chat joue avec la souris qu'il a prise. — En vertu de quelles lois condamnez-vous donc les chouans à mort ? demanda-t-elle à Merle. — Mais , celle du 14 fructidor dernier, qui met hors de la loi les départements insurges , et y institue des conseils de guerre , répondit Gérard. — A quoi dois-je maintenant l'honneur d'attirer vos regards? dit-elle à M. de Montauran qui l'examinait attentivement. — A un sentiment qu'un galant homme ne saurait exprimer à quelque femme que ce puisse être , répondit-il à voix basse , en se penchant vers elle. — Il fallait , dit-il à haute voix , vivre en ce CHAPITRE XII. 137 temps pour voir des femmes faire l'office du bourreau, et enchérir sur lui en jouant avec la hache... Elle le regarda fixement ; puis , ravie d'être insultée par cet homme , au moment où elle en tenait la vie entre ses mains , elle lui dit à l'oreille, en riant avec une douce malice : — Vous avez une trop mauvaise tète, les bourreaux n'en voudront pas; je la garde. Le marquis resta stupéfait. Il contempla pendant un moment cette inexplicable fille dont l'amour triomphait même des plus piquantes injures , et qui se vengeait par le pardon d'une offense que les femmes ne pardonnent jamais. Ses yeux furent moins sévères, moins froids, et une expression de mélancolie même se glissa dans ses traits. Sa passion était déjà plus forte qu'il ne le croyait lui-même. Mademoiselle de Verneuil , satislaitè de ce faible gage d'une réconciliation cherchée , le regarda tendrement , lui jeta un sourire qui ressemblait à un baiser, puis elle se pencha dans le fond de la voiture, et ne voulut plus risquer l'avenir de ce drame de bonheur, croyant en avoir rattaché le nœud par ce sourire. Elle était si belle! JElle savait si bien triompher des obstacles en amour ! Elle était si fort habituée à se jouer de tout , à marcher au hasard , et elle aimait tant l'imprévu , les orages de la vie ! Bientôt, par l'ordre du marquis, la voiture quitta la grande route et se dirigea vers la Yivetière , à travers un chemin creux encaissé de hauts talus plantés de pommiers, qui en faisaient plutôt un fossé qu'une route. Les voyageurs laissèrent les soldats gagner lentement, à leur suite, le manoir dont on apercevait à peine les tours grisâtres du fond de cette route dont la boue argileuse arracha plus d'un juron aux gens de l'escorte. Cela ressemble furieusement au chemin du paradis, s'écria Beau-pied. Grâce à l'expérience que le postillon avait de ces chemins, made- moiselle de Verneuil ne tarda pas à voir le château de la Vivetière. Cette maison, située sur la croupe d'une espèce de promontoire, était défendue et enveloppée par deux étangs profonds qui ne per- mettaient d'y arriver qu'en suivant une étroite chaussée. La partie de cette péninsule où se trouvaient les habitations et les jardins , était protégée, à une certaine distance derrière le château, par un large fossé où se déchargeait l'eau superflue des étangs avec 138 LES CHOUANS. lesquels il communiquait , et formait ainsi réellement une île pres- qu'inexpugnable , retraite précieuse pour un chef qui ne pouvait y être surpris que par trahison. En entendant crier les gonds rouilles de la porte et en passant sous la voûte en ogive d'un portail ruiné par la guerre précédente , mademoiselle de Verneuil avança la tête. Les couleurs sinistres du tableau qui s'offrit à ses regards effacèrent presque les pensées d'amour et de coquetterie dont elle se berçait. La voiture entra dans une grande cour presque carrée et fermée par les rives abruptes des étangs. Ces berges sauvages , baignées par des eaux couvertes de grandes plaques vertes , avaient pour tout ornement des arbres aquatiques dépouillés de feuilles, dont les troncs rabougris, les têtes énormes et chenues, élevées au-dessus des roseaux et des broussailles , ressemblaient à des nains hideux , à des marmousets grotesques. Ces haies disgracieuses parurent s'ani- mer et parler quand les grenouilles les désertèrent en coassant , et que des poules d'eau , réveillées par le bruit de la voiture , volèrent en barbotant sur la surface des étangs. La cour, encombrée d'herbes hautes et flétries, d'ajoncs, d'ar- bustes nains ou parasites , excluait toute idée d'ordre et de splen- deur. Le château semblait abandonné depuis longtemps. Les toits paraissaient plier sous la mousse dont ils étaient chargés. Les murs , quoique construits de ces pierres schisteuses et solides dont le sol abonde , offraient de nombreuses lézardes garnies de grands manteaux de lierre. Deux corps de bâtiment, réunis en équerre à une haute tour, et qui tous deux faisaient face à l'étang , compo- saient tout le château, dont les portes et les volets pendants el pourris , les balustrades rouiilées , les fenêtres ruinées , paraissaient devoir tomber au premier souffle du vent. La bise sifflait alors à travers ces vieilles ruines, auxquelles la lune donnait, par sa lumière indécise , le caractère et la physionomie d'un grand spec- tre. Il faut avoir vu les couleurs de ces pierres granitiques grises et bleues, mariées aux schistes noirs et fauves , pour savoir combien est vraie l'image que suggérait la vue de cette carcasse vide et som- bre. Ses pierres disjointes , ses croisées sans vitres , sa tour à cré- neaux, ses toits à jour, lui donnaient tout-à-fait l'air d'un squelette, et les oiseaux de proie qui s'envolèrent en criant , ajoutèrent un trait de plus à cette vague ressemblance. CHAPITRE XII. 139 Quelques hauts sapins , plantés derrière la maison , élevaient au-dessus des toits leur feuillage sombre, et quelques ifs, taillés pour en décorer les angles , l'encadraient de tristes festons , sem- blables aux tentures d'un convoi. Enfin , les formes des portes , la grossièreté des ornements , le peu d'ensemble des constructions , tout annonçait un de ces manoirs féodaux dont la Bretagne est encore semée, et qui forment sur notre sol comme une histoire monumentale des temps nébuleux qui précédèrent l'établissement de la monarchie. Mademoiselle de Verneuil , dans l'imagination de laquelle le mot de château réveillait toujours les formes d'un type convenu , frappée de la physionomie funèbre de ce tableau , sauta légèrement hors de la calèche , et le contempla toute seule avec terreur, en songeant au parti qu'elle devait prendre. Francine entendit madame du Gua pousser un soupir de joie en se trouvant hors de l'atteinte des bleus, et une exclamation involontaire lui échappa quand le por- tail fut fermé et qu'elle se vit dans cette espèce de forteresse naturelle. M. de Montauran s'était vivement élancé vers mademoiselle de Verneuil , en devinant les pensées qui la préoccupaient. — Ce château , dit-il avec une légère tristesse , a été ruiné par la guerre, commue les projets que j'élevais pour notre bonheur l'ont été par vous. — Et comment? demanda-t-elle toute surprise. — Etes-vous une jeu7}e femme belle, isoble et spirituelle? dit-il avec un accent d'ironie , en lui répétant les paroles qu'elle lui avait si coquettement prononcées dans leur conversation sur la route. — Qui vous a dit le contraire? — Des amis dignes de foi, qui s'intéressent à ma sûreté et veillent ' à déjouer les trahisons dont je pourrais être victime. xsn/ii — Des trahisons? dit-elle d'un air moqueur. Alençon et Hulot sont-ils donc si loin! Vous n'avez pas de mémoire. Défaut dange- reux pour un chef de parti î — Mais du moment où des amis , ajouta-t-elle avec une rare impertinence , régnent si puissamment dans votre cœur, gardez vos amis ! Rien n'est comparable aux plaisirs de l'amitié. Adieu ! ni moi , ni les soldats de la République nous n'entrerons ici. Elle s'élança vers le portail par un mouvement de fierté blessée 140 LES CHOUANS. et de dédain ; mais elle déploya dans sa démarche et son attitude une noblesse et un désespoir qui changèrent toutes ses idées. Il lui en coûtait trop de renoncer à ses désirs, pour qu'il ne fût pas impru- dent et crédule. Lui aussi aimait déjà : ils n'avaient donc envie, ni l'un ni l'autre , de se quereller longtemps. — Ajoutez un motet je vous crois, dit-il d'une voix suppliante. — Un mot , reprit-elle avec ironie en serrant ses lèvres , un mot? pas seulement un geste. — Au moins grondez-moi? demanda-t-il en essayant de prendre une main qu'elle retira , si toutefois vous osez bouder un chef de rebelles , maintenant aussi défiant et sombre qu'il était joyeux et confiant naguère. Elle le regarda sans colère , et alors il ajouta : — Vous avez mon secret, et je n'ai pas le vôtre. A ces mots , son front d'albâtre sembla brunir ; elle lui jeta un regard d'humeur et répondit : — Mon secret? jamais. En amour, chaque parole , chaque coup d'œil ont leur éloquence du moment; mais, là, mademoiselle de Verneuil n'exprima rien de précis , et quelque habile que fût M. de Montauran , le secret de cette exclamation resta impénétrable, quoique la voix de cette femme eût trahi des émotions peu ordinaires, qui durent vivement piquer sa curiosité. — Tous avez , reprit-il , une plaisante manière de dissiper les soupçons. — En conservez-vous donc? demanda-t-elle en le toisant des yeux , comme si elle lui eût dit : — Avez-vous quelques droits sur moi? — Mademoiselle, répondit le jeune homme d'un air soumis et ferme , le pouvoir que vous exercez sur les troupes républicaines , cette escorte... — Ah ! vous m'y faites penser. Mon escorte et moi, lui demanda- t-elle avec une légère ironie , vos protecteurs enfin seraient-ils en sûreté ici? — Oui, foi de gentilhomme! Qui que vous soyez , vous et les vôtres n'avez rien à craindre chez moi. Ce serment fut prononcé par un mouvement si loyal et si géné- reux , que mademoiselle de Verneuil dut avoir une entière sécurité sur le sort des républicains. Elle allait parler, quand l'arrivée de CHAPITRE XII. 141 madame du Gua lui imposa silence. Cette femme avait pu entendre ou deviner une partie de la conversation des deux amants , et ne concevait pas de médiocres inquiétudes en les apercevant dans une position qui n'accusait plus la moindre inimitié. En la voyant , le marquis offrit la main à mademoiselle de Verneuil , et s'avança vers la maison avec vivacité , comme pour se défaire d'une importune compagnie. — Je le gêne , se dit l'inconnue en restant immobile à sa place. Elle les regarda s'en aller lentement vers le perron où ils s'arrê- tèrent pour causer, aussitôt qu'ils eurent mis entre elle et eux un certain espace. — Oui, oui, je les gêne, reprit-elle en se parlant à elle-même; mais dans peu cette créature-là ne me gênera plus , l'étang sera , par dieu , son tombeau ! Ne tiendrai-je pas bien ta parole de gentil- homme ? Une fois sous cette eau , qu'a-t-on à craindre ? n'y sera-t- elle pas en sûreté ? Elle regarda d'un œil fixe le miroir calme du petit lac de droite , quand tout à coup elle entendit bruire les ronces de la berge et aperçut au clair de la lune la figure de Marche-à-terre, qui se dressa par-dessus l'écorce informe d'un vieux saule. Il fallait le connaître pour le distinguer au milieu de cette assemblée de têtes noueuses parmi lesquelles la sienne se confondait si facilement. Madame du Gua jeta d'abord autour d'elle un regard de défiance ; elle vit le pos- tillon conduisant ses chevaux à une écurie située dans celle des deux ailes du château qui faisait face à la rive où Marche-à-terre était caché ; Francine allait vers les deux amants qui , en ce moment, oubliaient toute la terre; alors, l'inconnue s'avança en mettant un doigt sur ses lèvres , pour réclamer un profond silence ; puis , le chouan comprit plutôt qu'il n'entendit les paroles suivantes : Combien êtes-vous ? — Quatre-vingt-sept. — Ils ne sont que soixante-cinq ; je les ai comptés. — Bien , reprit le sauvage avec une satisfaction farouche. Attentif aux moindres gestes de Francine, il disparut dans l'écorce du saule, en la voyant se retourner pour chercher des yeux l'ennemie sur laquelle elle veillait par instinct. 18 142 LES CHOUANS. CHAPITRE XIII. Attirées par le bruit de la voiture , sept ou huit personnes se montrèrent en haut du principal perron et s'écrièrent : — C'est le Gars! c'est lui, le voici! A ces exclamations , d'autres hommes accoururent , et leur pré- sence interrompit la conversation des deux amants. Le marquis de Montauran s'avança précipitamment vers les gentilshommes , leur fit un signe impératif pour leur imposer silence , et leur indiqua le haut de l'avenue par laquelle débouchaient les soldats républi- cains. A l'aspect de ces uniformes bleus , à revers rouges si connus, et de ces baïonnettes luisantes , les conspirateurs étonnés s'écriè- rent : — Seriez-vous donc venu pour nous trahir? — Je ne vous avertirais pas du danger, répondit le marquis, en souriant avec amertume. — Ces bleus, reprit-il, forment l'escorte de cette jeune dame, dont la générosité nous a miraculeusement délivrés d'un péril auquel nous avons failli succomber, dans une auberge d'Alençon. Nous vous conterons cette aventure. Mademoiselle et son escorte sont ici sur ma parole , et doivent être reçus en amis. Madame du Gua et Francine étant arrivées jusqu'au perron , le marquis présenta galamment la main à mademoiselle de Verneuil ; le groupe de gentilshommes se partagea en deux haies pour les laisser passer, et tous essayèrent d'apercevoir les traits de l'in- connue ; car madame du Gua avait déjà rendu leur curiosité plus vive, en leur faisant quelques signes à la dérobée. Mademoiselle de Verneuil vit dans la première salle une grande table parfaitement servie , et préparée pour une vingtaine de con- vives. Cette salle à manger communiquait à un vaste salon où l'assemblée se trouva bientôt réunie. Ces deux pièces étaient en CHAPITRE XIII. 143 harmonie avec le spectacle de destruction qu'offraient les dehors du château. Les boiseries de noyer poli , mais de formes rudes et gros- sières , saillantes , mal travaillées , étaient disjointes et semblaient prêtes à tomber. Leur couleur sombre ajoutait encore à la tristesse de ces salles , sans glaces ni rideaux , où quelques meubles séculaires et en ruine s'harmoniaient avec cet ensemble de débris. Elle aper- çut des cartes géographiques , et des plans déroulés sur une grande table ; puis , dans les angles de l'appartement , des armes et des carabines amoncelées. Tout témoignait d'une conférence impor- tante entre les chefs des Vendéens et ceux des chouans. Le marquis conduisit mademoiselle de Verneuil à un immense fauteuil vermoulu , qui se trouvait dans la cheminée , et Francine vint se placer derrière sa maîtresse , en s'appuyant sur le dossier de ce meuble antique. — Vous me permettrez bien de faire un moment le maître de maison? dit le marquis, en quittant les deux étrangères pour se mêler aux groupes formés par ses hôtes. Francine vit tous les chefs , sur quelques mots de M. de Mon- tauran , s'empresser de cacher leurs armes , les cartes et tout ce qui pouvait éveiller les soupçons des officiers républicams. Quelques- uns quittèrent de larges ceintures de peau , contenant des pistolets et des couteaux de chasse. Le marquis leur recommanda la plus grande discrétion , et sortit en s'excusant sur la nécessité de pourvoir à la réception des hôtes gênants que le hasard lui donnait. Mademoiselle de Verneuil , qui avait levé ses pieds vers le feu en s'occupant à les réchauffer, laissa partir M. de Montauran sans retourner la tête, et trompa l'attente des assistants, qui tous désiraient la voir. Francine fut donc seule témoin du changement que produisit dans l'assemblée le départ du jeune chef. Les gen- tilshommes se groupèrent autour de la dame inconnue , et, pendant la sourde conversation qu'elle tint avec eux, il n'y en eut pas un qui ne regardât à plusieurs reprises les deux étrangères. — Vous connaissez Montauran? leur disait-elle; il s'est amouraché en un moment de cette fille , et vous comprenez bien que , dans ma bouche, les meilleurs avis lui ont été suspects. Tous les amis que nous avons au ministère l'ont prévenu du piège qu'on veut lui tendre en lui jetant à la tête une créature , et il se coiffe de la première qu'il rencontre ; d'une fille qui, suivant des renseignements 144 LES CHOUANS. que j'ai fait prendre, s'empare d'un grand nom pour le souiller; qui, etc., etc. Cette dame , dans laquelle on a pu reconnaître la femme qui décida l'attaque de la turgotine , conservera désormais dans cette histoire le nom dont elle se servit pour échapper aux dangers de son passage par Alençon. La publication du vrai nom ne pourrait qu'offenser une noble famille , déjà profondément affligée par les écarts de cette jeune dame , dont l'histoire contemporaine ignore même encore la destinée. Bientôt l'attitude de curiosité que prit l'assemblée devint imper- tinente et presquQ hostile. Quelques exclamations dures parvinrent à l'oreille de Francine , qui , après avoir dit un mot à mademoiselle de Verneuil , se réfugia dans l'embrasure d'une croisée. Sa maî- tresse se leva , se tourna vers le groupe insolent , y jeta quelques regards pleins de dignité et même de mépris. Sa beauté , l'élégance de ses manières et sa fierté changèrent tout à coup les dispositions de ses ennemis et lui valurent un murmure flatteur qui leur échappa. Deux ou trois hommes, dont l'extérieur trahissait les habitudes de politesse et de galanterie , qui s'acquièrent dans la sphère élevée des cours, s'approchèrent d'elle avec bonne grâce. Sa décence leur imposa le respect, aucun d'eux n'osa lui adresser la parole, et , loin d'être accusée par eux , ce fut elle qui sembla les juger. Les chefs de cette guerre entreprise pour Dieu et le roi , res- semblaient bien peu aux portraits de fantaisie qu'elle s'était plu à tracer. Cette lutte , véritablement grande , se rétrécit et prit des proportions mesquines , quand elle vit , sauf deux ou trois figures vigoureuses , ces gentilshommes de province , tous dénués d'expres- sion et de vie. Elle avait fait de la poésie et tombait tout à coup dans le vrai. Ces physionomies paraissaient annoncer d'abord plutôt un besoin d'intrigue que l'amour de la gloire, car l'intérêt leur mettait bien réellement à tous les armes à la main ; mais ils deve- naient héroïques dans l'action , et , là , ils se montraient à nu. La perte de ses illusions rendit mademoiselle de Verneuil injuste et l'empêcha de reconnaître le dévouement vrai qui rendit plusieurs de ces hommes si remarquables. Cependant la plupart d'entre eux avaient des manières communes. Si quelques têtes originales se faisaient distinguer entre les autres, elles étaient rapetissées par les formules et l'étiquette de l'aristocratie. Si elle leur accorda CHAPITRE XllI. 145 généralement de la finesse et de l'esprit, elle trouva une absence com- plète de cette simplicité, de ce grandiose auxquels les triomphes et les hommes de -la République l'avaient habituée. Cette assemblée nocturne, au milieu de ce vieux castel en ruines et sous ces orne- ments contournés, assez bien assortis aux figures, la fit sourire. Elle voulut y voir un tableau symbolique de la monarchie. Elle pensa bientôt avec délices qu'au moins le marquis jouait le premier rôle parmi ces gens dont le seul mérite , pour elle , était de se dévouer à une cause perdue. Elle dessina la figure de son amant sur cette masse, se plut à l'en faire ressortir, et ne vit plus dans ces figures maigres et grêles que les instruments de ses nobles desseins. En ce moment , les pas du marquis retentirent dans la salle voisine. Tout à coup ses hôtes se séparèrent en plusieurs groupes , et les chuchotements cessèrent. Semblables à des écoliers qui ont comploté quelque malice en l'absence de leur maître , ils s'empres- sèrent d'affecter Tordre et le silence. 31. de 3Iontauran entra , et mademoiselle de Yerneuil eut le bonheur de l'admirer au milieu de ces gens dont il était le plus jeune , le plus beau, le premier. Comme un roi dans sa cour, il alla de groupe en groupe , distribua de légers coups de tête , des serrements de main , des regards , des paroles d'intelligence ou de reproche , en faisant son métier de chef départi avec une grâce et un aplomb difficiles à supposer dans ce jeune homme qu'elle avait d'abord accusé d'étourderie. La présence du marquis mit un terme à la curiosité dont mademoiselle de Yerneuil était devenue l'objet ; mais , bientôt , les méchancetés de madame du Gua pro- duisirent leur effet. Un jeune noble , que sa pétulance faisait distin- guer , et qui , parmi tous ces hommes rassemblés par de graves intérêts, paraissait autorisé , soit par son nom, soit par son rang , à traiter familièrement 31. de 3Iontauran , le prit par le bras et l'em- mena dans un coin. — Écoute, mon cher marquis, lui dit-il, nous te voyons tous avec peine faire une insigne folie. — Qu'entends-tu par ces paroles ? — 3Iais sais-tu bien d'où vient cette fille , qui elle est réellement , et quels sont ses desseins sur toi ? — 3Ion cher, entre nous soit dit, demain matin, ma fantaisie sera passée. — D'accord ; mais si elle te livre avant le jour ? 146 LES CHODAiNS. — Je te répondrai quand tu m'auras dit pourquoi elle ne l'a pas déjà fait , répliqua Montauran , et prenant par badinage un air de fatuité. — Oui , mais si tu lui plais , elle ne veut peut-être pas te trahir, avant que sa fantaisie à elle soit passée. — 3Ion cher, regarde cette charmante créature, étudie ses manières, et ose dire que ce n'est pas une femme de distinction? Si elle jetait sur toi des regards favorables , ne sentirais-tu pas au fond de ton âme quelque respect pour elle ? Une dame vous a déjà prévenus contre cette personne; mais, après ce que nous nous sommes dit l'un à l'autre , si c'était une de ces créatures perdues dont nos amis nous ont parlé, je la tuerais... — Croyez-vous, dit madame du Gua, qui intervint, Fouché assez bête pour vous envoyer une fille prise au coin d'une rue ? Non , il a proportionné les séductions à votre mérite! Mais si vous êtes aveugle , vos amis auront les yeux ouverts pour veiller sur vous. — Madame, répondit le marquis en lui dardant des regards de colère , songez à ne rien entreprendre contre cette personne , ni contre son escorte, ou rien ne vous garantirait de ma vengeance. Je veux que mademoiselle soit traitée avec les plus grands égards, et comme une femme qui m'appartient ; car nous sommes , je crois , alliés aux Verneuil. L'opposition que rencontrait le marquis produisit l'effet ordinaire que font sur les jeunes gens de semblables obstacles. Quoiqu'il eût en apparence traité fort légèrement mademoiselle de Verneuil , et fait croire que sa passion pour elle était un caprice , il venait , par un sentiment d'orgueil , de franchir un espace immense. En avouant cette femme , il trouva son honneur intéressé à ce qu'elle fut res- pectée , et alla de groupe en groupe assurer , en homme qu'il eût été dangereux de froisser, que cette inconnue était réellement mademoiselle de Verneuil. Aussitôt, toutes les rumeurs s'apai- sèrent. Lorsque M. de Montauran eut établi une espèce d'harmonie dans le salon et satisfait à toutes les exigences , il se rapprocha de sa maltresse avec empressement et lui dit à voix basse : — Ces gens-là m'ont volé un moment de bonheur. — Je suis bien contente de vous avoir près de moi , répondit-elle en riant. Je vous préviens que je suis curieuse ; ainsi , ne vous CHAPITRE XIII. M7 fatiguez pas trop de mes questions. Dites-moi d'abord quel est ce jeune homme assez bien mis, qui porte une veste de drap vert, et avec lequel vous venez de causer ? — C'est le chevalier de Renty, un cadet de famille. Il a de grandes passions et de petits revenus. La révolution l'a surpris criblé de dettes. — Dévouement forcé! reprit mademoiselle de Yerneuil. Mais quel est le gros ecclésiastique, à face rubiconde, avec lequel il cause maintenant de moi % — Savez-vous ce qu'ils disent ? — Si je veux le savoir ! — Mais je ne pourrais vous en instruire sans vous offenser. — Alors, du moment où vous me laissez offenser sans tirer ven- geance des injures que je reçois de vous , adieu , 31. le marquis ! Je ne veux pas rester un moment ici. J'ai déjà quelques remords de tromper ces pauvres républicains si loyaux et si confiants. Elle fit quelques pas et le marquis la suivit. — Ma chère Marie , écoutez-moi. Sur mon honneur, j'ai imposé silence aux calomnies. Mais, dans ma situation, quand les amis que nous avons dans les ministères à Paris m'ont averti de me défier de toute espèce de femme qui se trouverait sur mon chemin , en m'annonçant que Fouché voulait employer contre moi une Judith des rues , il est permis à mes meilleurs amis de penser que vous êtes trop belle pour être une honnête femme En parlant , le marquis plongeait son regard dans les yeux de mademoiselle de Yerneuil , qui rougit et ne put retenir quelques pleurs. — J'ai mérité ces injures; vous êtes juste, dit-elle. Je voudrais vous voir persuadé que je suis une méprisable créature et me savoir aimée... alors je ne douterais plus de vous. Moi, je vous ai cru quand vous me trompiez , et vous ne me croyez pas quand je suis vraie. Brisons-là, monsieur, dit-elle en fronçant le sourcil et pâlis- sant , comme une femme qui va mourir. Adieu ! Elle s'élança hors de la salle à manger par .un mouvement de désespoir. — Marie ! ma vie est à vous. Elle s'arrêta, le regarda. 148 LES CHOUANS. — Non, non, dit-elle, je serai généreuse. Adieu! Je ne pensais en vous suivant ni au passé, ni à l'avenir; j'étais folle. — Comment, vous me quittez au momentoù je vous offre raa vie! — Oui , dans un moment de passion , de désir. — Sans regret , et pour toujours ! dit-il. Elle rentra. Pour cacher ses émotions, le marquis continua l'entretien. — Ce gros homme dont vous me demandiez le nom est un homme redoutable , l'abbé Gudin , un de ces jésuites assez obstinés, assez dévoués peut-être pour rester en France , malgré l'édit de 1763 , qui les en bannit. Il est le boute-feu de la guerre dans ces contrées, et le propagateur de l'association religieuse dite du Sacré-Cœur. Habitué à se servir de la religion comme d'un instrument, il per- suade à ses affiliés qu'ils ressusciteront, et sait entretenir leur fana- tisme par d'adroites prédications. Vous le voyez ; il faut employer les intérêts particuliers de chacun pour arriver à un grand but. Là sont tous les secrets de la politique. — Et ce vieillard encore vert , tout musculeux , dont la figure est si repoussante ? Tenez , là , l'homme habillé avec les lambeaux d'une robe d'avocat ? — Avocat ? il prétend au grade de maréchal-de-camp. N'avez-vous pas entendu parler de Longuy ? — Ce serait lui ! dit mademoiselle de Verneuil effrayée. Vous vous servez de ces hommes ! — Chut ! il peut vous entendre. Voyez-vous cet autre en con- versation criminelle avec madame du Gua ?. . — Cet homme en veste déchirée qui appuie tous les doigts de sa main droite sur le panneau comme un pacant? dit mademoiselle de Verneuil en riant. — Vous l'avez , par dieu, deviné. C'est un ancien contrebandier. — Et son voisin , celui qui serre en ce moment sa pipe de terre blanche? — C'est l'ancien garde-chasse du défunt mari de cette dame. Il commande une des compagnies que j'oppose aux bataillons mobiles. C'est peut-être le plus consciencieux serviteur que le roi ait ici. — Mais elle, qui est-elle? — Elle , reprit le marquis , elle est la dernière maîtresse qu'ait eue Charrette. Elle possède une grande influence sur tout ce monde. CHAPITRE XIII. 149 — Lui est-elle restée fidèle? Là, le marquis fit une petite moue dubitative. — Et l'estimez-vous? — Vous êtes effectivement bien curieuse. — Elle est mon ennemie, parce qu'elle ne peut pas être ma rivale , dit en riant mademoiselle de Yerneuil ; je lui pardonne ses erreurs passées , qu'elle me pardonne les miennes. Et cet officier à moustaches? — Permettez-moi de ne pas le nommer. Il veut se défaire du premier consul par l'assassinat. Qu'il réussisse ou non , vous le con- naîtrez ; il deviendra célèbre. — Et vous êtes venu commander à de pareilles gens! dit-elle avec horreur. Yoilà les défenseurs du roi! Où sont dont les gentils- hommes et les seigneurs? — Mais , dit le marquis avec fierté , ils sont répandus dans toutes les cours de l'Europe; ce sont eux qui enrôlent les rois, leurs cabinets , leurs armées au service de la maison de Bourbon , et les lancent sur cette République qui menace de mort toutes les monarchies , et l'ordre social d'une destruction complète. — Ah! répondit-elle avec une généreuse émotion , soyez désor- mais la source pure où je puiserai les idées que je dois encore acquérir ! J'y consens. Mais laissez-moi penser que vous êtes le seul noble qui fasse son devoir en attaquant la France avec des Français, et non à l'aide de l'étranger. Je suis femme , et sens que si mon enfant me frappait dans sa colère, je pourrais lui pardonner; mais, s'il me voyait de sang-froid déchirée par un inconnu , je le regar- derais comme un monstre. — Vous serez toujours républicaine ? dit le marquis en proie à une délicieuse ivresse excitée par les généreux accents qui le confir- maient dans ses présomptions. — Républicaine? ÎS'on , je ne le suis plus. Je ne vous estimerais pas, si vous vous soumettiez au premier consul , reprit-elle. Mais je ne voudrais pas non plus vous voir à la tête de gens qui pillent un coin de la France , au lieu d'assaillir toute la République. Pour qui vous battez-vous? Qu'attendez-vous d'un roi rétabli sur le trône par vos mains? Une femme a déjà entrepris ce beau chef-d'œuvre. Le roi libéré l'a laissé brûler vive. Ces hommes-là sont les oints du Seigneur, et il y a du danger à toucher aux choses consacrées. J9 150 LES CHOUANS. Laissez Dieu seul les placer , les déplacer , les replacer sur leurs tabourets de pourpre. Si vous avez pesé la récompense qui vous en reviendra, vous êtes à mes yeux dix fois plus grand que je ne vous croyais ; foulez-raoi alors , si vous le voulez , aux pieds , je vous le permets ; je serai heureuse. — Vous êtes ravissante! N'essayez pas d'endoctriner ces mes- sieurs ; je serais sans soldats. — Ah ! si vous vouliez me laisser vous convertir , nous irions à mille lieues d'ici. — Ces hommes que vous paraissez mépriser sauront périr dans la lutte , répliqua le marquis d'un ton plus grave , et leurs torts seront oubliés. D'ailleurs , si mes efforts sont couronnés de quel- ques succès , les lauriers du triomphe ne cacheront-ils pas tout ? — Il n'y a que vous ici à qui je voie risquer quelque chose. — Je ne suis pas le seul , reprit-il avec une modestie vraie. Voici là-bas deux nouveaux chefs de la Vendée. Celui-ci est le marquis de P...., l'agent de l'Angleterre ; je le crois de bonne foi. — Et oubliez-vous Quiberon ? Ah ! vous me faites frémir ! Monsieur , reprit-elle d'un ton qui semblait annoncer une réticence dont le mystère lui était personnel , il suffit d'un instant pour détruire une illusion et dévoiler des secrets d'où dépendent la vie et le bonheur de bien des gens... Elle s'arrêta comme si elle eût craint d'en trop dire, et ajouta : — Je voudrais savoir les soldats de la République en sûreté. Je serai prudent , dit-il en souriant pour déguiser son émotion , mais ne me parlez plus de vos soldats ; je vous en ai répondu sur ma foi de gentilhomme. "j^^fric: — Et, après tout, de quel droit voudrais-je vous conduire? reprit-elle. Entre nous soyez toujours le maître. Ne vous ai-je pas dit <îue je serais au désespoir de régner sur un esclave? — Monsieur le marquis , dit respectueusement le garde-chasse en interrompant cette conversation , les bleus resteront-ils donc longtemps ici ? — Ils partiront aussitôt qu'ils se seront reposés , s'écria made- moiselle de Verneuil. Le marquis lança des regards scrutateurs sur l'assemblée, y remarqua de l'agitation , quitta mademoiselle de Verneuil , et laissa raadc.ine du Gua venir le remplacer auprès d'elle. Celte femme CHAPITRE XllI, 151 apportait un masque riant et perfide, que le sourire amer du jeune chef ne déconcerta point. En ce moment, Francine jeta un cri promptement étouffé. Made- moiselle de Verneuil vit a\ec étonnement sa fidèle campagnarde s'élancer vers la salle à manger et disparaître. Elle regarda madame du Gua, et sa surprise augmenta, à l'aspect de la pâleur répandue sur le visage de son ennemie. Curieuse de pénétrer le secret de ce brusque départ , elle s'avança vers l'embrasure de la fenêtre où sa rivale la suivit, afin de détruire les soupçons qu'une imprudence pouvait avoir éveillés. 3Iais madame du Gua sourit avec une indé- finissable malice , quand , après avoir toutes deux jeté un regard sur le paysage du lac , elles revinrent ensemble à la cheminée , mademoiselle de Verneuil sans avoir rien aperçu qui justifiât la fuite de Francine , madame du Gua satisfaite d'être obéie. Le lac au bord duquel Marche-à-terre avait comparu dans la cour, à l'évocation mentale de cette femme, allait rejoindre le fossé d'enceinte qui protégeait les jardins , en décrivant de vaporeuses sinuosités, tantôt larges comme des étangs, tantôt resserrées comme les rivières artificielles d'un parc. Le rivage rapide et incliné que baignaient ces eaux claires , passait à vingt toises environ de la croisée. Francine s'était amusée à contempler , sur la surface des eaux , les lignes noires qu'y projetait la tête des mélèzes ou des vieux saules , et observait assez insouciamment l'uniformité de courbure qu'une brise légère imprimait à leurs branchages. Tout à coup elle crut apercevoir une de leurs figures remuer sur le miroir des eaux par quelques-uns de ces mouvements irréguliers et spon-~ tanés qui trahissent la vie, et cette figure, toute vague qu'elle fût, semblait être celle d'un homme. Elle attribua d'abord sa vision aux imparfaites configurations que produisait la lumière delà lune, à travers les feuillages ; mais bientôt , une autre tête se montra ; puis d'autres apparurent encore dans le lointain. Les petits arbustes de la berge se courbèrent et se relevèrent avec violence. Francine vit alors cette longue haie insensiblement agitée comme un de ces grands serpents indiens aux formes fabuleuses. Puis, çà et là, dans les genêts et les hautes épines , plusieurs points lumineux brillèrent et se déplacèrent. Alors elle redoubla d'attention , et bientôt elle crut reconnaître la première des figures noires qui allaient au sein de ce mouvant rivage. Quelqu'indistinctes que fussent les formes de 152 LES CHOUANS. cet homme , le battement de son cœur lui persuada qu'elle voyait en lui Marche-à-terre. Un geste l'éclaira. Impatiente de savoir si cette marche mystérieuse ne cachait pas quelque perfidie, elle s'élança vers la cour. Arrivée au milieu de ce plateau de verdure, elle regarda tour à tour les deux corps de logis et les deux berges, sans découvrir dans celle qui faisait face à l'aile inhabitée aucune trace du sourd mou- vement dont elle s'était effrayée. Elle prêta une oreille attentive. Bientôt elle entendit un léger bruissement semblable à celui que peuvent produire les pas d'une bête fauve dans le silence des forêts. Elle tressaillit , mais ne trembla pas. Quoique jeune et innocente encore , la curiosité lui inspira promptement une ruse. Elle aperçut la calèche , courut s'y blottir, et ne se leva qu'avec la précaution du lièvre , aux oreilles duquel résonne le bruit d'une chasse lointaine. Elle vit Pille-miche qui sortit de l'écurie. Ce chouan était accompagné de deux paysans, et tous trois portaient des bottes de paille. Ils les étalèrent de manière à former une longue litière, devant le corps de bâtiment inhabité parallèle à la berge bordée d'arbres nains , où les chouans marchaient avec un silence qui trahissait les apprêts de quelque horrible stratagème. — Tu leur donnes de la paille comme s'ils devaient réellement dormir là. Assez , Pille-miche , assez , dit une voix rauque et sourde que Francine reconnut. — N'y dormiront-ils pas? reprit Pille-miche en laissant échapper un gros rire bête. Mais ne crains-tu pas que le Gars ne se fâche? ajouta-t-il si bas que Francine n'entendit rien. — Eh ben ! il se fâchera , répondit à demi-voix Marche-à-terre ; mais nous aurons tué les bleus, tout de même. — Voilà , reprit-il , une voiture qu'il faut rentrer à nous deux. Pille-miche tira la calèche par le timon , et Marche-à-terre la poussa par une des roues avec une telle prestesse, que Francine se trouva dans la grange et sur le point d'y rester enfermée , avant d'avoir eu le temps de réfléchir à sa situation. Pille-miche sortit pour aider à amener la pièce de cidre que le marquis avait ordonné de distribuer aux soldats de l'escorte. Marche-à-terre passait le long de la calèche, pour se retirer et fermer la porte , quand il se sentit arrêté par une main qui saisit les longs crins de sa peau de chèvi'e. Il reconnut des yeux dont la douceur exerçait sur lui la CHAPITRE XllI. 153 puissance du magnétisme , et demeura pendant un moment comme charmé. Francine sauta vivement hors de la voiture , et lui dit de cette voix agressive qui va merveilleusement à une femme irritée : — Pierre , quelles nouvelles as-tu donc apportées sur le chemin à cette dame et à son fils ? Que fait-on ici ? Pourquoi te caches-tu ? je veux tout savoir. Ces mots donnèrent au visage du chouan une expression que Francine ne lui connaissait pas. Il amena son innocente maîtresse sur le seuil de la porte. Là , il la tourna vers la lueur blanchissante de la lune , et lui répondit en la regardant avec des yeux terribles : — Oui , par ma damnation! Francine, je te le dirai , mais quand tu m'auras juré sur ce chapelet , et il tira un vieux chapelet de dessous sa peau de bique , — Sur cette relique que tu connais , reprit-il , de me répondre vérité à une seule demande. Francine rougit en regardant ce chapelet qui , sans doute , était un gage de leur amour, h inî^H — C'est là-dessus , reprit le chouan tout ému, que tu as juré... Il n'acheva pas. La paysanne appliqua sa main sur les lèvres de son sauvage amant , pour lui imposer silence. — Ai-je donc besoin de jurer ? Il la prit doucement par la main , la contempla pendant un instant , et reprit : — La demoiselle que tu sers se nomme-t-elle réellement made- moiselle de Verneuil ? Francine demeura les bras pendants , les paupières baissées , la tète inclinée , pâle , interdite. — C'est une cataud! reprit Marche-à-terre d'une voix terrible. A ce mot, la jolie main lui couvrit encore les lèvres, mais, cette fois, il se recula violemment. La petite Bretonne ne vit plus d'amant, mais bien une bête féroce dans toute l'horreur de sa nature. Les sourcils du chouan étaient violemment serrés , ses lèvres se con- tractèrent, et il montra les dents, comme un chien qui défend son maître. — Je t'ai laissée fleur et je te retrouve fumier. Ha ! pourquoi t'ai-je abandonnée! Vous venez pour nous trahir, pour livrer le Gars. Ces phrases furent plutôt des rugissements que des paroles. 154 LES CHOUANS. Quoique Francine eût peur, à ce dernier reproche , elle osa contem- pler ce visage farouche , leva sur lui des yeux angéliques et répondit avec calme : — Je gage mon salut que cela est faux. Ce sont des idées de ta dame. A son tour, il baissa la tête ; puis elle lui prit la main, se tourna vers lui par un mouvement mignon , et lui dit : — Pierre , pourquoi sommes-nous dans tout ça ? Écoute , je ne sais pas comment toi, tu peux y comprendre quelque chose ; car je n'y entends rien ! Mais souviens-toi que cette belle et noble demoiselle est une flUe pieuse et ma bienfaitrice; elle est aussi la tienne , et nous vivons quasiment comme deux sœurs. Il ne doit jamais lui arriver rien de mal , là où nous serons avec elle , de notre vivant du moins. Jure-le moi donc ! Ici , je n'ai confiance qu'en toi. — Je ne commande pas ici , répondit le chouan d'un ton chagrin. Son visage devint sombre. Elle lui prit ses grosses oreilles pen- dantes , et les lui tordit doucement , comme si elle caressait un chat. — Eh bien! promets -moi , reprit-elle en le voyant moins sévère , d'employer à la sûreté de noire bienfaitrice tout le pou- voir que tu as. Il remua la tète comme s'il doutait du succès , et ce geste fit fré- mir la Bretonne. En ce moment critique , l'escorte était parvenue à la chaussée. Les pas des soldats et le bruit de leurs armes réveil- lèrent les échos de la cour, et parurent mettre un terme à l'indéci- sion de 3Iarche-à-terre. — Je la sauverai peut-être , dit-il à sa maîtresse , si tu peux la faire demeurer dans la maison. — Et , ajouta-t-il , quoi qu'il puisse arriver, restes-y avec elle et garde le silence le plus profond , sans quoi, rin. — Je te le promets, répondit-elle dans son efifroi. ^(•^T-Eh bien! rentre. Rentre à l'instant, et cache ta peur même à ta maîtresse. — Oui. Elle serra la main du chouan qui la regarda , d'un air paternel , courir avec la légèreté d'un oiseau vers le perron; puis il se coula dans sa haie, comme un acteur qui se sauve vers la coulisse au moment où se lève le rideau tragique. CHAPITRE XIV. 155 CHAPITRE XIV. — Sais-tu, Merle, que cet endroit-ci m'a l'air d'une véritable souricière , dit Gérard. — Je le vois bien , répondit le capitaine soucieux. Les deux officiers s'empressèrent de placer des sentinelles pour s'assurer de la chaussée et du portail , puis ils jetèrent des regards de déflance sur les berges et les alentours du paysage. — Bah î dit Merle , il faut nous livrer à cette baraque-là en toute confiance ou ne pas y entrer. — Entrons , répondit Gérard. Les soldats, rendus à la liberté par un mol de leur chef, se hâtèrent de déposer leurs fusils en faisceaux coniques et formèrent un petit front de bandière devant la litière de paille au milieu de laquelle figurait la pièce de cidre. Ils se divisèrent en groupes auxquels deux paysans commencèrent à distribuer du beurre et du pain de seigle. Le marquis vint au-devant des deux officiers et les emmena au salon. Quand Merle eut monté le perron, et qu'il regarda les deux ailes où les vieux mélèzes étendaient leurs branches noires, il appela Beau-pied et La-clef-des-cœurs. — Vous allez, à vous deux, faire une reconnaissance dans les jardins et fouiller les haies, entendez-vous? Puis, vous placerez une sentinelle devant votre front de bandière • ' ■ — Nous pouvons allumer notre feu avant de nous mettiré^èn chasse, mon capitaine? dit La-clef-des-Cœurs. ■ •"- »^* ^"^- ■ ' ' Merle inchna la tête. — Tu le vois bien, La-clef-des-cœurs, dit Beau-pied, le capi- taine a tort de se fourrer dans ce guêpier. Si Hulot nous comman-^ dait , il ne se serait jamais acculé ici ; nous sommes là comme dans une marmite. 156 LES CHOUANS. — Es-tu bête , répondit La-clef-des-cœurs , comment , toi , le roi des malins , tu ne devines pas que cette guérite est le château de l'aimable particulière auprès de laquelle siffle notre joyeux Merle , le plus fini des capitaines. Il l'épousera; cela est clair comme une baïonnette bien fourbie. Ça fera honneur à la demi-brigade , une femme comme ça. — C'est vrai , reprit Beau-pied. Tu peux encore ajouter que voilà de bon cidre, mais je ne le bois pas avec plaisir devant ces chiennes de haies-là. Il me semble toujours voir dégringoler Larose et Vieux-Chapeau dans le fossé de la Pèlerine. Je me souviendrai toute ma vie de la queue de ce pauvre Larose; elle allait comme un marteau de grande porte. — Beau-pied , mon ami , tu as trop d'émagination pour un soldat. Tu devrais faire des chansons à l'institut national. — Si j'ai trop d'imagination , lui répliqua Beau-pied , tu n'en as guère, toi, et il te faudra du temps pour passer consul. Le rire de la troupe mit fin à la discussion , car La-clef-des- cœurs ne trouva rien dans sa giberne pour riposter à son anta- goniste. — Yiens-tu faire ta ronde? Je vais prendre à droite, moi , lui dit Beau-pied. — Eh bien ! je prendrai la gauche , répondit son camarade. Mais , avant , minute ! je veux boire un verre de cidre ; mon gosier s'est collé comme le taffetas gommé qui enveloppe le beau chapeau de Hulot. Le côté gauche des jardins que La-clef-des-cœurs négligeait d'aller explorer immédiatement était par malheur la berge dange- reuse où Francine avait observé un mouvement d'hommes. En entrant dans le salon et en saluant la compagnie , Merle jeta un regard pénétrant sur les hommes qui la composaient. Le soupçon revint avec plus de force dans son 6me ; il alla tout à coup vers mademoiselle de Yerneuil et lui dit à voix basse : — Je crois qu'il faut vous retirer promptement; nous ne sommes pas en sûreté ici. Elle se mit à rire, — Craindriez-vous quelque chose chez moi? demanda-t-elle. Vous êtes plus en sûreté ici , que vous ne le seriez à Mayenne. Une femme répond toujours de son amant avec assurance. Merle , tout confus , vint rassurer Gérard. En ce moment la compagnie CnAPITRE XIV. 157 passa dans la salle à manger , malgré quelques phrases insigni- fiantes relatives à un convive assez important qui se faisait attendre. Mademoiselle de Verneuil put , à la faveur du silence qui règne toujours au commencement des repas , donner quelque attention à cette réunion curieuse , dans les circonstances présentes , et dont elle avait été en quelque sorte la cause par suite de cette ignorance que les femmes, accoutumées à se jouer de tout, portent dans les actions les plus critiques de la vie. Un fait la surprit soudain. Les deux officiers républicains dominaient cette assemblée par le carac- tère imposant de leurs physionomies. Leurs longs cheveux, tirés des tempes et réunis dans une queue énorme, derrière le cou , dessinaient sur leurs fronts ces lignes qui donnent tant de candeur et de noblesse à déjeunes têtes. Leurs uniformes bleus rApés, à parements rouges usés, tout, jusqu'à leurs épaulettes rejetées en arrière par les marches , et qui accusaient , même chez les chefs , le manque de capotes, faisait ressortir ces deux militaires des hommes au milieu desquels ils se trouvaient.o mai iiou m — Oh! là est la nation, la liberté, se dit-elle. Tuis, jetant un regard sur les royalistes : — Et là est un homme , un roi, des privilèges. Elle ne put se refuser à admirer la figure de Merle, tant ce gai soldat répondait complètement aux idées qu'on peut avoir de ces troupiers français, qui savent siffler un air au milieu des balles, et n'oublient pas de faire un lazzi sur le camarade qui tombe mal. Gérard imposait. Grave et plein de sang-froid, il paraissait avoir une de ces âmes vraiment républicaines, qui, à cette époque, se rencontrèrent en foule dans les armées françaises , auxquelles des dévouements noblementobscursimprimèrent une énergie jusqu'alors inconnue. — Voilà un de mes hommes à grandes vues, se dit mademoiselle de Verneuil. Appuyés sur le présent qu'ils dominent , ils ruinent le passé au profit de l'avenir. Cette pensée l'attrista , parce qu'elle ne se rapportait pas à son amant , vers lequel elle se tourna pour se venger , par une autre admiration , de la République qu'elle haïssait déjà. En voyant le marquis entouré de ces hommes assez hardis , assez fanatiques , assez calculateurs de l'avenir, pour attaquer une République victo- ieuse , dans l'espoir de relever une monarchie morte , une religion 20 158 LES CHOUANS. détruite , des princes errants et des privilèges expirés, — Celui-ci , se dit-elle , n'a pas moins de portée que l'autre ; car , accroupi sur des décombres, il veut faire du passé l'avenir. Alors son esprit, nourri d'images, hésitait entre les jeunes et les vieilles ruines. Sa conscience lui criait bien que l'un se battait pour un homme, l'autre pour un pays ; mais elle était déjà presque persuadée que le bonheur de ce pays dépendait du système défendu par son amant. En entendant retentir dans le salon les pas d'un homme, le marquis se leva pour aller à sa rencontre. Il reconnut le convive attendu, qui, surpris de la compagnie, voulut parler; mais le Gars déroba aux républicains le signe qu'il lui fit pour l'engager à se taire et à prendre place au festin. A mesure que les deux officiers républicains analysaient les physionomies de leurs hôtes, les soupçons qu'ils avaient conçus d'abord renaissaient. Le vêtement ecclésiastique de l'abbé Gudin et la bizarrerie des costumes chouans éveillèrent leur prudence. Alors ils redoublèrent d'attention et découvrirent de plaisants contrastes entre les manières des convives et leurs discours. Autant le républica- nisme manifesté par quelques-uns d'entre eux était exagéré , autant les façons de quelques autres étaient aristocratiques. Certains coups-d'œil, surpris entre le marquis et ses hôtes, certains mots à double sens , imprudemment prononcés , mais surtout la ceinture de barbe dont le cou de quelques convives était garni , et qu'ils n'avaient pas bien pu cacher dans leurs cravates, finirent par apprendre aux deux officiers une vérité qui les frappa en même temps. Ils se révélèrent leurs communes pensées par un même re'^ard; car madame du Guales avait habilement séparés, et ils en étaient réduits au langage de leurs yeux. Leur situation comman- dait d'agir avec adresse, car ils ne savaient s'ils étaient les maîtres du château, ou s'ils y avaient été attirés dans une embûche ; si mademoiselle de Verneuil était dupe ou complice de cette inexpli- cable aventure; mais un événement imprévu précipita la crise, avant qu'ils pussent en connaître toute la gravité. Le nouveau convive était un de ces hommes carrés de base comme de hauteur , dont le teint est fortement coloré , qui se penchent en arrière quand ils marchent, semblent déplacer beaucoup d'air autour d'eux , et croient qu'il faut à tout le monde plus d'un regard pour CHAPITRE XIV. 159 les voir. Malgré sa noblesse , il avait pris la vie comme une plaisan- terie dont on doit tirer le meilleur parti possible, et, tout en s'age- nouillant devant lui-même , il était bon , poli et spirituel , à la manière de ces gentilshommes qui , après avoir fini leur éducation à la cour , reviennent dans leurs terres , et ne veulent jamais sup- poser qu'ils ont pu, au bout de vingt ans , s'y rouiller. Ils manquent de tact avec un aplomb imperturbable , disent spirituellement une sottise , se défient du bien avec beaucoup d'adresse , et prennent d'incroyables peines pour donner dans un piège. Lorsque, par un jeu de fourchette qui annonçait un grand man- geur , il eut regagné le temps perdu , il leva les yeux sur la com- pagnie. Son étonncment redoubla en voyant les deux officiers, et il interrogea d'un regard madame du Gua qui , pour toute réponse, lui montra mademoiselle de Yerneuil. En apercevant la sirène dont la beauté commençait à imposer silence aux sentiments d'abord excités par madame du Gua dans l'àme des convives , le gros inconnu laissa échapper un de ces sourires impertinents et moqueurs qui semblent contenir toute une histoire graveleuse. Il se pencha à l'oreille de son voisin, auquel il dit deux ou trois mots , et ces mots , qui restèrent un secret pour les officiers et pour mademoiselle de Verneuil , allèrent , d'oreille en oreille , de bouche en bouche , jusqu'au cœur de celui qu'ils devaient frapper à mort. Les chefs des Vendéens et des chouans tournèrent leurs regards sur le marquis de Montauran avec une curiosité cruelle. Les yeux de madame du Gua allèrent du marquis à mademoiselle de Verneuil étonnée , en lançant des éclairs de joie. Les officiers inquiets se consultèrent en attendant le résultat de cette scène bizarre. Puis , en un moment , les fourchettes demeurèrent inactives dans toutes les mains ; le silence régna dans la salle, et tous les regards se con- centrèrent sur le Gars. Une effroyable rage éclata sur ce visage colère et sanguin , qui prit une teinte de cire. Le jeune chef se tourna vers le convive d'où ce serpenteau était parti , et, d'une voix qui sembla couverte d'un crêpe : — Mort de mon âme! comte, cela est-il vrai? demanda-t-il. — Sur mon honneur, répondit le comte en s'inclinant avec gravité. Le marquis baissa les yeux un moment , et il les releva bientôt 160 LES CUOCANS. pour les reporter sur mademoiselle de Verneuil , qui , attentive à ce débat , recueillit ce regard plein de mort. — Je donnerais ma vie , dit-il à voix basse , pour me venger sur l'heure. Madame du Gua comprit cette phrase au mouvement seul des lèvres , et sourit au jeune homme , comme on sourit à un ami dont on va dissiper le désespoir. Le mépris général pour mademoiselle de Yerneuil, peint sur toutes les figures, mit le comble à l'indignation des deux républicains qui se levèrent brusquement. — Que désirez-vous, citoyens? demanda madame du Gua. — Nos épées , citoyenne , répondit ironiquement Gérard. — Vous n'en avez pas besoin à table, dit le marquis froidement. — Non ; mais nous allons jouer à un jeu que vous connaissez , répondit Gérard en reparaissant. Nous nous verrons ici d'un peu plus près qu'à la Pèlerine. L'assemblée resta stupéfaite. En ce moment, une horrible décharge se fit entendre. Les deux officiers, suivis du marquis, s'élancèrent sur le perron. Là , ils virent une centaine de chouans qui ajustaient quelques soldats que leur première décharge n'avait pas atteints , et qui tiraient sur eux comme sur des lièvres. Ces Bretons sortaient de la rive où Marche-à-terre les avait postés , au péril de leur vie ; car, dans cette évolution et après les derniers coups de fusil, on entendit , à travers les cris des mourants , quelques chouans tom- bant dans les eaux , où ils roulèrent comme des pierres dans un gouffre. Pille-miche visait Gérard , Marche-à-terre tenait Merle en respect. — Capitaine , dit froidement le marquis à Merle , voyez-vous , les hommes sont comme les nèfles; ils mûrissent sur la paille. Et , par un geste de main , il montra l'escorte entière des bleus couchée sur la litière ensanglantée où les chouans achevaient les vivants , et dépouillaient les morts avec une incroyable célérité. — J'avais bien raison de vous dire que vos soldats n'iraient pas jusqu'à la Pèlerine , ajouta le marquis. Je crois aussi que votre tête sera pleine de plomb avant la mienne; qu'en dites-vous? M. de Montauran éprouvait un horrible besoin de satisfaire sa rage. Son ironie envers le vaincu , la férocité , la perfidie même de cett'î exécution militaire , qu'il n'avait pas ordonnée , mais qu'il CHAPITRE XIV. 161 avouait alors, répondaient aux vœux secrets de son cœur. Dans sa fureur , il aurait voulu anéantir la France. Les bleus égorgés , les deux officiers vivants , tous innocents du crime dont il demandait vengeance , étaient entre ses mains comme les cartes que dévore un joueur au désespoir. — J'aime mieux périr ainsi que de triompher comme vous, dit Gérard. — Puis, en voyant ses soldats nus et sanglants, il s'écria : — Les avoir assassinés lâchement , froidement ! — Comme le fut Louis XYI, monsieur, répondit vivement le marquis. — Monsieur, répliqua Gérard avec hauteur , il existe dans le procès d'un roi des mystères que vous ne comprendrez jamais. — Accuser le roi ! s'écria le marquis hors de lui. — Combattre la France! répondit Gérard d'un ton de mépris. — Niaiserie ! dit le marquis. — Parricide! reprit le républicain. — Régicide ! — Eh bien ! vas-tu prendre le moment de ta mort pour te disputer, s'écria gaiement Merle^ — C'est vrai , dit froidement Gérard , et , se retournant vers le marquis : — Monsieur, si votre intention est de nous donner la mort , reprit-il , faites-nous au moins la grâce de nous fusiller sur- le-champ. — Te voilà bien ! reprit le capitaine , toujours pressé d'en finir. Mais , mon ami , quand on va loin et qu'on ne pourra pas déjeuner le lendemain , on soupe. Gérard s'élança fièrement et sans mot dire vers la muraille. Pille-miche l'ajusta en regardant le marquis immobile , prit le silence de son chef pour un ordre , et tua le lieutenant, qui tomba comme un arbre. Marche-à-terre courut partager cette nouvelle dépouille avec Pille-miche ; et , comme deux corbeaux , ils eurent débat et grognèrent sur le cadavre encore chaud. — Si vous voulez achever de souper, capitaine, vous êtes libre de venir avec moi , dit le marquis à Merle , qu'il avait l'intention de garder pour faire des échanges. Le capitaine rentra machinalement avec le marquis , eu disant à 162 LES CHOUANS. voix basse , comme s'il s'adressait un reproche : — C'est cette dia- blesse de fille qui est cause de ça. Que dira Hulot! — Cette fille! s'écria le marquis d'un ton sourd. C'est donc bien décidément une fille î Le capitaine semblait avoir tué M. de 3Iontauran, qui le suivit tout pâle , défait , morne et d'un pas chancelant. Il s'était passé dans la salle à manger une autre scène à laquelle l'absence du marquis laissa prendre un caractère tellement sinis- tre, que mademoiselle de Verneuil, se trouvant sans son pro- tecteur, put croire à l'arrêt de mort écrit dans les yeux de sa rivale. Au bruit de la décharge , tous les convives s'étaient levés , moins madame du Gua. — Rasseyez-vous, dit-elle, ce n'est rien ; nos gens tuent les bleus. Lorsqu'elle vit le marquis dehors, elle se leva. — Mademoiselle que voici , s'écria-t-elle avec le calme d'une sourde rage, venait nous enlever le Gars! Elle venait essayer de le livrer à la République. — Depuis ce matin, je l'aurais pu livrer vingt fois ; et, peut-être, lui ai-je sauvé la vie, répliqua mademoiselle de Yerneuil. Alors madame du Gua s'élança sur sa rivale avec la rapidité de l'éclair. Elle brisa, dans son aveugle emportement, les faibles brandebourgs du spencer de sa jeune fille, surprise par cette sou- daine irruption ; viola d'une main brutale l'asile sacré où la lettre était cachée; déchira Tétoffe, les broderies, le corset, la chemise; puis elle profita de cette recherche pour assouvir sa jalousie , et frappa avec tant d'adresse et de fureur la gorge palpitante de sa rivale , qu'elle y laissa les traces sanglantes de ses ongles , en éprou- vant un sombre plaisir à lui faire subir une si odieuse prostitution. Dans la faible lutte que mademoiselle de Verneuil opposa à cette femme furieuse, sa capote dénouée tomba; ses cheveux rompirent leurs liens et s'échappèrent en boucles ondoyantes ; son visage rayonna de pudeur ; puis deux larmes tracèrent un chemin humide et brûlant le long de ses joues, et rendirent le feu de ses yeux plus vif; enfin, le tressaillement de la honte la livra toute frémissante aux regards des convives. Des juges môme endurcis auraient cru à son innocence en voyant sa douleur. La haine calcule si mal , que madame du Gua ne s'aperçut pas CHAPITRE XIV. 163 qu'elle n'était écoutée de personne pendant que, triomphante, elle s'écriait : — Voyez, messieurs, ai-je donc calomnié cette horrible créature ? — Pas si horrible , dit à voix basse le gros convive , auteur du désastre. J'aime prodigieusement ces horreurs-là, moi. — Voici, reprit la cruelle Vendéenne, un ordre signé Laplace , contresigné Dubois-Crancé et Fouché. A ces noms , quelques personnes levèrent la tête. — Et en voici la teneur, dit en continuant madame du Gua: « Les citoyens commandants militaires de tout grade , administra- teurs de district, les procureurs-syndics, etc., des départements insurgés, et particulièrement ceux des localités oîi se trouvera le ci-devant marquis de Montauran , chef des brigands et surnommé le Gars , devront prêter secours et assistance àla citoyenne Marie de Verneuil, et se conformer aux ordres quelle pourra leur donner, chacun en ce qui le concerne , etc. » — Une fille d'opéra prendre un nom illustre pour le souiller de cette infamie ! ajouta-t-elle. Un mouvement de surprise se manifesta dans l'assemblée. — La partie n'est pas égale , si la République emploie d'aussi jolies femmes contre nous, dit gaiement le chevalier de Renty. — Surtout des filles qui ne mettent rien au jeu , répliqua madame du Gua. — Rien? dit le garde-chasse. Mademoiselle a cependant un domaine qui doit lui rapporter de bien grosses rentes! — La République aime donc bien à rire , pour nous envoyer des filles de joie en ambassade! s'écria l'abbé Gudin. — Mais mademoiselle recherche malheureusement des plaisirs qui tuent , reprit madame du Gua avec une horrible expression qui indiquait le terme de ces plaisanteries. — Comment donc vivez-vous encore, madame? dit la victime en se relevant , après avoir réparé le désordre de sa toilette. Cette sanglante épigramme imprima une sorte de respect pour une si fière victime, et imposa silence à l'assemblée. Madame du Gua vit errer sur les lèvres des chouans des sourires dont l'ironie la mit en fureur. — Pill^-miche , dit-elle en se tournant vers la porte où elle n'aperçut pas, tant elle était éblouie par la colère, le marquis et 164 LES CHOUANS. le capitaine, immobiles spectateurs de cette scène, Pille-miche, emporte-là. Elle lui désigna du doigt mademoiselle de Verneuil. — C'est ma part du butin , je te la donne ; fais-en tout ce que tu voudras. A ce mot tout , prononcé par cette femme , l'assemblée entière frissonna. Les têtes hideuses de Marche-à-terre et de Pille-miche , qui se montraient derrière le marquis, achevaient le tableau. Le supplice apparaissait dans toute son horreur. Francine debout , les mains jointes, les yeux pleins de larmes, restait comme frappée de la foudre. Mademoiselle de Verneuil recouvra dans son danger toute sa présence d'esprit ; elle jeta sur l'assemblée un regard de mépris , ressaisit la lettre que tenait madame du Gua, leva la tête, et, l'œil sec mais fulgurant, elle s'élança vers la porte où l'épée de Merle était restée. Là , elle ren- contra le marquis froid et immobile comme une statue. Rien ne plaidait pour elle sur ce visage, dont les traits étaient fixes et fermes. Alors elle fut blessée dans son cœur, et la vie lui devint odieuse. L'homme qui lui avait témoigné tant d'amour, avait donc entendu les plaisanteries dont elle venait d'être accablée, et restait le témoin glacé de la prostitution qu'elle venait d'endurer, lorsque les beautés qu'une femme réserve à l'amour essuyaient tous les regards! Peut- être lui aurait-elle pardonné ses sentiments de mépris , mais elle s'indigna d'avoir été vue par lui dans une infâme situation. Elle lui lança un regard stupide et plein de haine , car elle sentait naître dans son cœur d'effroyables désirs de vengeance ; mais elle voyait la mort derrière elle , et son impuissance l'étouffa. Il s'éleva dans sa tête comme un tourbillon de folie ; son sang bouillonnant lui fit voir le monde comme un incendie ; alors , au lieu de se tuer, elle saisit l'épée, la brandit sur le marquis, la lui enfonça jusqu'à la garde ; mais l'épée ayant glissé entre le bras et le flanc , le Gars l'arrêta par le poignet, et l'entraîna hors de la salle, aidé par Pille-Miche , qui se jeta sur cette créature furieuse , au moment où elle essaya de tuer le marquis. A ce spectacle, Francine jeta des cris perçants. — Pierre! Pierre! Pierre! s'écria-t-elle avec des accents lamen- tables. CHAPITRE XIV. 165 Et, tout en criant, elle suivit sa maltresse. Le marquis laissa le capitaine et l'assemblée stupéfaits , et sortit en fermant la porte de la salle. Quand il arriva sur le perron , il tenait encore le poignet de cette femme et le serrait par un mou- vement convulsif , tandis que les doigts nerveux de Pille-miche lui brisaient presque le bras ; mais elle ne sentait que la main brûlante du jeune chef, qu'elle regarda froidement. — Monsieur, vous me faites mal! Pour toute réponse , il la contempla pendant un moment. — Avez-vous donc quelque chose à venger bassement, comme cette femme a fait? dit-elle ; puis, apercevant les cadavres étendus sur la paille , elle s'écria en frissonnant : — La foi d'un gentil- homme ! ah ! ah ! ah ! . . Après ce rire qui fut affreux, elle ajouta: — Quelle belle journée ! — Oui belle, répéta-t-il , mais sans lendemain. Il abandonna la main de mademoiselle de Verneuil , après avoir contemplé d'un dernier , d'un long regard cette ravissante créature à laquelle il lui était presque impossible de renoncer. Alors, aucun de ces deux esprits altiers ne voulut fléchir. Le marquis attendait peut-être une larme. Les yeux de la jeune fille restèrent secs et fiers. Il se retourna vivement , laissant à Pille-miche sa victime. — Je mourrai donc sans regret, dit-elle. Pille-miche embarrassé d'une si belle proie , l'entraîna avec une douceur mêlée de respect et d'ironie. Le marquis poussa un soupir, rentra dans la salle, et offrit à ses hôtes un visage semblable à celui d'un mort , dont aucune main charitable n'aurait fermé les yeux. 21 166 LES CHOUANS. CHAPITRE XV. La présence du capitaine Merle était inexplicable pour les acteurs de cette tragédie ; aussi tous le contemplèrent-ils avec surprise en s'interrogeant du regard. Merle s'aperçut de l'étonnement des chouans, et, sans sortir de son caractère , leur dit en souriant tristement : — Je ne crois pas , messieurs , que vous refusiez un verre de vin à un homme qui va faire une longue route. Ce fut au moment où l'assemblée était calmée par ces paroles prononcées avec une étourderie française , qui devait plaire aux Vendéens , que M. de Montauran reparut , et sa figure pâle , son regard fixe glacèrent tous les convives. — Vous allez voir, dit le capitaine, que la mort va mettre les vivants en train. — Ha ! dit le marquis en laissant échapper le geste d'un homme qui s'éveille, vous voilà , mon conseil de guerre ! Et il lui tendit une bouteille de vin de Grave, comme pour lui verser à boire. — Oh! merci, citoyen marquis, je pourrais m'étourdir, voyez- vous. A cette saillie, madame du Gua dit aux convives en souriant : — Allons, épargnons-lui le dessert. — Vous êtes bien cruelle dans vos vengeances, madame, répondit le capitaine. Vous oubliez mon ami assassiné, qui m'attend, et je ne manque pas à mes rendez-vous. — Capitaine, dit alors le marquis, en lui jetant son gant, vous êtes libre! Tenez , voilà un passe-port. Les chasseurs du roi savent qu'on ne doit pas tuer tout le gibier. — Va pour la vie, répondit Merle, mais vous avez tort; car je vous réponds de jouer serré avec vous, et je ne vous ferai pas de grâce. Vouj pouvez être très-habile, mais vous ne valez pas Gérard. CHAPITRE XV. 167 Quoique votre tète ne me paiera jamais la sienne , il me la faudra , et je l'aurai. — Il était donc bien pressé, reprit le marquis. — Adieu ! dit le capitaine. Je pouvais trinquer avec mes bour- reaux; mais je ne reste pas avec les assassins de mon ami. Et il disparut en laissant les convives étonnés. — Hé bien ! messieurs , que dites-vous des échevins , des chirur- giens et des avocats qui dirigent la république , demanda froide- ment le Gars. — Par la mort-dieu , marquis , répondit le comte de Bauvan , ils sont , en tout cas , bien mal élevés. Celui-ci nous a fait , je crois, une impertinence. La brusque retraite du capitaine avait un secret motif. La créa- ture si dédaignée , si humiliée , et qui succombait peut-être en ce moment , lui avait offert dans cette scène des beautés si difficiles à oublier, qu'il se disait en sortant : — Si c'est une fille , ce n'est pas une fille ordinaire , et je la prendrais certes bien pour femme... Il désespérait si peu de la sauver des mains de ces sauvages , que sa première pensée , en ayant la vie sauve , avait été de la prendre désormais sous sa protection. 3Ialheureusement , en arrivant sur le perron , le capitaine trouva la cour déserte. Il jeta les yeux autour de lui , écouta le silence et n'entendit rien que les rires bruyants et lointains des chouans, qui buvaient dans les jardins , en parta- geant leur butin. Il se hasarda à tourner l'aile fatale devant laquelle ses soldats avaient été fusillés ; et , de ce coin , à la faible lueur de quelques chandelles , il distingua les différents groupes que for- maient les chasseurs du roi. Ni Pille-miche, ni Marche-à-terre, ni la jeune fille ne s'y trouvaient; mais, en ce moment, il se sentit doucement tiré par le pan de son uniforme , se retourna et vit Fran- cine à genoux. — Où est-elle? demanda-t-il. — Je ne sais pas; Pierre m'a chassée en m'ordonnant de ne pas bouger. — Par où sont-ils allés? — Par là , répondit-elle en montrant la chaussée. Le capitaine et Francine aperçurent alors dans cette direction quelques ombres projetées sur les eaux du lac par la lumière de la 168 LES CHOUANS. lune, et reconnurent des formes féminines dont la finesse , quoique indistincte, leur fit battre le cœur. — Oh ! c'est elle , dit la Bretonne. Mademoiselle de Verneuil paraissait être debout et résignée, au milieu de quelques figures dont les mouvements accusaient un débat. — Ils sont plusieurs , s'écria le capitaine. C'est égal, marchons î — Vous allez vous faire tuer inutilement , dit Francine. — Je l'ai déjà été une fois aujourd'hui , répondit-il gaiement. Et tous deux s'acheminèrent vers le portail sombre derrière lequel la scène se passait. Au milieu delà route, Francine s'arrêta. — Non , je n'irai pas plus loin ! s'écria-t-elle doucement : Pierre m'a dit de ne pas m'en mêler ; je le connais , nous allons tout gâter. Faites ce que vous voudrez , monsieur l'officier ; mais éloignez-vous. Si Pierre vous voyait auprès de moi, il vous tuerait. En ce moment , Pille-miche se montra hors du portail , appela le postillon resté dans l'écurie , aperçut le capitaine et s'écria en dirigeant son fusil sur lui : — Sainte Vierge d'Auray , le recteur d'Antrain avait bien raison de nous dire que les bleus signent des pactes avec le diable ! Attends , attends , je m'en vais te faire res- susciter , moi î — Hé ! j'ai la vie sauve, lui cria Merle en se voyant menacé. Voici le gant de ton chef. — Oui , voilà bien les esprits , reprit le chouan. Je ne te la donne pas , moi , la vie ; Ave Maria ! Il tira. Le coup de feu atteignit à la tête le capitaine qui tomba. Quand Francine s'approcha de lui, elle lui entendit murmurer quelques paroles. — J'aime encore mieux rester avec eux que de revenir sans eux , dit-il. Le chouan s'élança sur lui pour le dépouiller en disant : — II y a cela de bon chez ces revenants , qu'ils ressuscitent avec leurs habits. En voyant dans la main du capitaine , qui avait fait le geste de montrer le gant du Gars , cette sauve-garde sacrée , il resta stu- péfait. — Je ne voudrais pas être dans la peau du fils de ma mère , s'écrîa-t-il. Puis il disparut avec la rapidité d'un oiseau. CHAPITRE XV. 169 Pour comprendre cette rencontre si fatale au capitaine, il est nécessaire de suivre mademoiselle de Yerneuil, quand le marquis, en proie au désespoir et à la rage , l'eut quittée en l'abandonnant à Pille-miche. Francine avait saisi , par un mouvement convulsif , le bras de 3Iarche-à-terre , et réclamé , les yeux pleins de larmes , la promesse qu'il lui avait faite. A quelques pas d'eux , Pille-miche entraînait sa victime comme s'il eût tiré après lui quelque fardeau grossier. Marie , les cheveux épars , la tête penchée , tourna les yeux vers le lac ; mais, retenue par un poignet d'acier , elle était forcée de suivre lentement le chouan. Il se retourna plusieurs fois pour la regarder ou pour lui faire hâter sa marche , et, chaque fois, une pensée joviale dessina sur sa figure un épouvantable sourire. — Est-elle godaine ! s'écria-t-il avec une grossière emphase. En entendant ces mots, Francine recouvrit la parole. — Pierre ? — Hé bien! — Il va donc la tuer! — Pas tout de suite , répondit Marche-à-terre. — Mais elle ne se laissera pas faire , et je mourrai si elle meurt. — Tu l'aimes trop , qu'elle meure ! dit Marche-à-terre. — Si nous sommes riches et heureux, c'est à elle que nous le devons , mais qu'importe ; n'as-tu pas promis de la sauver de tout malheur ? — Je vais essayer, mais reste-là, ne bouge pas. Sur-le-champ le bras de 3Iarche-à-terre resta libre , et Francine, en proie à la plus horrible inquiétude , erra dans la cour. Marche-à-terre rejoignit son camarade , au moment où ce der- nier, après être entré dans la grange , avait contraint sa victime à monter en voiture. Pille-miche réclama le secours de son compa- gnon pour sortir la calèche. — Que veux-tu faire de tout cela? lui demanda 3Iarche-à-terre. — Ben ! la grande m'a donné la femme , et tout ce qui est à elle est à mé. — Bon pour la voiture , tu en feras des sous ; mais la femme ! elle te sautera au visage comme un chat. Pille-miche partit d'un éclat de rire bruyant et répondit : Quienî je l'emporte itou chez mé; je l'attacherai. 170 LES CHOUANS. — Hé ben! attelons les chevaux , dit Marche-à-terre. Un moment après , Marche-à-terre, qui avait laissé son camarade garder sa proie , mena la calèche hors du portail , sur la chaussée, et Pille-miche monta près de mademoiselle de Verneuil, sans s'apercevoir qu'elle prenait son élan pour se précipiter dans l'étang, — Ho ! Pille-miche î — Quoi î — Je t'achète tout ton butin. — Gausses-tu ? demanda le chouan en tirant sa prisonnière par les jupons. — Laisse-là moi voir, je te dirai un prix. L'infortunée fut contrainte de descendre et demeura entre les deux chouans qui la tenaient chacun par une main , en la contemplant comme les deux vieillards durent regarder Susanne dans son bain. — Veux-tu , dit Marche-à-terre en poussant un soupir, veux-tu cent livres de bonne rente et la maison de Thomas , à Ernée? — Ben vrai ! — Tope, lui dit Marche-à-terre en lui tendant la main. — Oh ! je tope, il y a de quoi avoir des Bretonnes avec ça! Mais la voiture , à qui sera-t-elle? reprit Pille-miche en se ravisant. — A moi , s'écria Marche-à-terre d'un son de voix terrible , qui annonça l'espèce de supériorité que son caractère féroce lui donnait sur tous ses compagnons. — Mais , s'il y avait de l'or dans la voiture ? — N'as-tu pas topé ? — Oui , j'ai topé. — Eh bien ! va chercher le postillon qui est garotté dans l'écurie. — Mais , s'il y avait de l'or dans... — Y en a t-il? demanda brutalement Marche-à-terre à Marie en lui secouant le bras. — J'ai une centaine d'écus , répondit mademoiselle de Verneuil. A ces mots , les deux chouans se regardèrent. — Eh! mon bon ami, dit Pille-miche à l'oreille de Marche-à- terre , boutons-la dans l'étang avec une pierre au cou ; partageons les cent écus , et ne nous brouillons pas pour une bleue. — Je té donne les cent écus dans ma part de la rançon de d'Orgemont , s'écria Marche-à-terre en étouffant un grognement causé par ce sacrifice. CHAPITRE XV. 171 Pille-miche poussa une espèce de cri rauque, et alla chercher le postillon. Sa joie porta malheur au capitaine qu'il rencontra. En entendant le coup de feu , Marche-à-terre s'élança vivement à l'en- droit où Francine, encore épouvantée, priait à genoux, les mains jointes, auprès du pauvre capitaine, tant le spectacle d'un meurtre l'avait vivement frappée. — Va À ta maîtresse , lui dit brusquement le chouan , elle est sauvée; mais nous sommes ruinés. 11 courut chercher lui-même le postillon , revint avec la rapidité de réclair , et , en passant de nouveau devant le corps de Merle , il aperçut le gant du Gars qu'une mainmorte serrait convulsivement encore. — Oh! oh! s'écria-t-il , Pille-miche a fait là un beau coup! Il n'est pas sûr de vivre de ses ventes. Il arracha le gant , et dit à mademoiselle de Verneuil , qui était déjà placée dans la calèche avec Francine : — Tenez , prenez ce gant. Si, dans la route, nos hommes vous attaquaient, criez : — Ho! le Gars! Montrez ce passeport-là , et il ne vous arrivera rien. — Francine , dit-il en se tournant vers elle et lui saisissant fortement la main , nous sommes quittes avec cette femme-là ; viens avec moi et que le diable l'emporte. — Tu veux que je l'abandonne en ce moment , répondit Francine d'une voix douloureuse. Marche-à-terre se gratta l'oreille et le front; puis il leva la tête , et flt voir des yeux armés d'une expression féroce. — C'est juste, dit-il. Je te laisse à elle huit jours; si, passé ce terme, tu ne viens pas avec moi... Il n'acheva pas , mais il donna un violent coup du plat de sa main sur l'embouchure de sa carabine ; et , après avoir fait le geste d'ajuster sa maîtresse, il s'échappa sans vouloir entendre de réponse. Aussitôt que le chouan fut parti, une voix, qui semblait sortir de l'étang, cria sourdement : — Madame! madame! Le postillon et les deux femmes tressaillirent d'horreur ; car quelques cadavres avaient flotté jusque-là. Un soldat, caché derrière un arbre , se montra : c'était Beau-pied. — Laissez-moi monter sur la giberne de votre fourgon, ou je suis un homme mort. Le damné verre de cidre que La-clef-des-cœurs a voulu boire, a coûté plus d'une pinte de sang! S'il m'avait imité 172 LE3 CHOUANS. et fait sa ronde , les pauvres camarades ne seraient pas là comme des galiotes. Il poussa un soupir et monta derrière la calèche. Pendant que ces événements se passaient au-dehors , les chefs envoyés de la Vendée et ceux des chouans délibéraient, le verre à la main, sous la présidence du marquis de Montauran. De fréquentes libations de vin de Bordeaux animaient cette discussion, Iqui devint importante et grave à la fin du repas. Au dessert , au moment où la ligne commune des opérations militaires était décidée, les roya- listes portèrent une santé aux Bourbons. Là , le coup de feu de Pille-miche retentit comme un écho de la guerre désastreuse dont ces gais et ces nobles conspirateurs menaçaient leur patrie. Madame du Gua tressaillit ; et , au mouvement de joie qui lui échappa , les convives se regardèrent en silence. Le marquis se leva de table et sortit. — Il l'aimait pourtant, dit ironiquement madame du Gua. Allez donc lui tenir compagnie, monsieur de Châtillon. Il sera ennuyeux comme les mouches , si on lui laisse broyer du noir. Elle alla à la fenêtre qui donnait sur la cour, et put distinguer, aux derniers rayons de la lune qui se couchait , la calèche gravis- sant l'avenue de pommiers avec une célérité incroyable. Le voile de mademoiselle de Verneuil , emporté par le vent , flottait hors de la calèche. A cet aspect, madame du Gua furieuse quitta l'as- semblée. Le marquis , appuyé sur le perron et plongé dans une sombre méditation , contemplait cent cinquante chouans environ qui , après avoir procédé dans les jardins au partage du butin, étaient revenus achever la pièce de cidre et le pain promis aux républicains tués. Ces soldats de nouvelle espèce , et sur lesquels se fondaient les espé- rances de la monarchie , buvaient par groupes , tandis que , sur la berge qui faisait face au perron, sept ou huit d'entre eux s'amu- saient à lancer dans les eaux les cadavres des bleus auxquels ils attachaient des pierres. Ce spectacle , joint aux différents tableaux que présentaient les bizarres costumes et les sauvages expressions de ces gars insouciants et barbares, était si extraordinaire et si nouveau pour M. de Châtillon , auquel les troupes vendéennes avaient offert quelque chose de noble et de régulier, qu'il saisit CHAPITRE XV. 173 cette occasion pour dire au marquis de Montauran : — Qu'espérez- vous pouvoir faire avec de semblables bêtes? — Pas grand'chose , n'est-ce pas ? répondit le Gars. — Sauront-ils jamais manœuvrer en présence des républicains? — Jamais. — Tiendront-ils devant le feu des canons? — Jamais. — Pourront-ils seulement comprendre et exécuter vos ordres ? — Jamais. — A quoi donc vous seront-ils bons ? — A plonger mon épée dans le ventre de la république, reprit le marquis d'une voix tonnante, à me donner Fougères en trois jours et toute la Bretagne en dix! Allez, monsieur, dit-il d'une voix plus douce, partez pour la Vendée ; que d'Autichamp , Suzan- net , l'abbé Bernler marchent seulement aussi rapidement que moi ; qu'ils ne traitent pas avec le premier consul, comme on me le fait craindre (là il serra fortement la m^ain du jeune Vendéen); nous serons alors , dans vingt jours , à trente lieues de Paris. — Mais la république envoie contre nous soixante mille hommes et le général Brune. — Soixante mille hommes ! vraiment ? reprit le marquis avec un rire moqueur. Quant au général Brune , il ne viendra pas ! Bonaparte l'a dirigé' contre les Anglais en Hollande , et le général Hédouville, l'ami de notre ami Barras, le remplace ici. 3Ie com- prenez-vous ? En l'entendant parler ainsi , 31. de Châtillon regarda le marquis de Montauran d'un air fin et spirituel , qui semblait lui reprocher de ne pas comprendre lui-même le sens des paroles mystérieuses qui lui étaient adressées. Ils s'entendirent alors parfaitement , mais le jeune chef répondit avec un indéfinissable sourire aux pensées qu'ils exprimèrent des yeux : — Monsieur de Châtillon, ma devise est : Persévérer jusqu'à la mort. — Vous êtes jeune , marquis ; écoutez-moi , vos biens n'ont pas tous été vendus — Ah ! concevez-vous le dévouement sans sacrifice ? — Connaissez-vous bien le roi ? — Oui! 22 I 174 LES CHOUANS. — Je vous admire. Ils se séparèrent , le Vendéen convaincu de la nécessité d'une prompte soumission , le marquis pour combattre avec acharnement et forcer les Vendéens par les triomphes qu'il rêvait à persister dans leur entreprise. CHAPITRE XVI. 175 CHAPITRE XVI. Ces événements avalent excité tant d'émotions dans l'àme de mademoiselle de Verneuil, qu'elle se pencha toute abattue, et comme morte , au fond de la voiture , en donnant l'ordre d'aller à Fougères. Francine imita le silence de sa maîtresse. Le postillon craignit quelque nouvelle aventure , se hâta de gagner la grande route , et arriva en peu de temps au sommet de la Pèlerine. 3Iademoiselle de Verneuil traversa, dans le brouillard épais et blanchâtre du matin , la belle et large vallée du Couësnon où cette histoire a commencé, et entrevit à peine, du haut de la Pèlerine , le rocher de schiste sur lequel est bâtie la ville de Fou- gères. Les trois voyageurs en étaient encore séparés d'environ deux lieues. En se sentant transie de froid, mademoiselle de Verneuil pensa au pauvre fantassin qui se trouvait derrière la voi- ture, et voulut absolument, malgré ses refus, qu'il montât près de Francine. Son arrivée à Fougères la tira pour un moment de ses réflexions ; car le poste placé à la porte Saint-Léonard ayant refusé l'entrée de la ville à des inconnus , elle fut obligée d'exhiber sa lettre ministérielle. Alors elle se vit à l'abri de toute entreprise hostile en entrant dans cette place dont , pour le moment , les habitants étaient les défenseurs. Le postillon ne lui trouva pas d'autre asile que l'auberge de la Poste. — Madame, dit Beau-pied, si vous avez jamais besoin d'ad- ministrer un coup de sabre à un particulier , ma vie est à vous. Je suis bon là. Je me nomme Jean Falcon , dit Beau-pied , ser- gent à la 1'' compagnie des lapins de Hulot , 72' demi-brigade , surnommée la Mayençaise. Faites excuse de ma condescendance et de ma vanité ; mais je ne puis vous offrir que l'ème d'un sergent ; je n'ai que ça pour le quart-d'heure. no LES CHOUANS. Il tourna sur ses talons et s'en alla en sifflant. — Plus bas on descend dans la société , dit amèrement mademoi- selle de Verneuil , plus on y trouve de sentiments généreux sans ostentation. Un marquis me donne la mort pour la vie , et un ser- gent... Enfln , laissons cela. Lorsque mademoiselle de Yerneuil fut couchée dans un lit bien chaud, la fidèle paysanne attendit en vain un mot affectueux auquel elle était habituée ; mais, en la voyant inquiète et debout , sa maî- tresse lui dit d'une voix grave : — On nomme cela une journée, Francine. Je suis de dix ans plus vieille. Le lendemain matin , à son lever , Corentin se présenta pour la voir , et elle lui permit d'entrer. — Francine , dit-elle , mon malheur est donc immense ; la vue de Corentin ne m'est pas trop désagréable. Néanmoins, en revoyant cet homme, elle éprouva pour la mil- lième fois une répugnance instinctive que dix ans de connaissance n'avaient pu adoucir. — Eh bien ! dit-il en souriant , j'ai cru à la réussite. Ce n'était donc pas lui que vous teniez ? — Corentin , répondit-elle avec une lente expression de douleur , ne me parlez de cette affaire que quand j'en parlerai moi-même. Il garda le silence, se promena dans la chambre et jeta sur mademoiselle de Yerneuil des regards obliques , en essayant de deviner les pensées secrètes de cette jeune fille, dont la vue avait assez de portée pour déconcerter , par instant , les hommes les plus habiles. — J'ai prévu cet échec , reprit-il après un moment de silence ; et, s'il vous plaisait d'établir votre quartier-général dans cette ville, j'ai déjà pris des informations. Nous sommes au cœur de la chouan- nerie. Voulez-vous y rester ? Elle répondit par un signe de tête affirmatif , qui donna lieu à Corentin d'établir des conjectures, en partie vraies, sur les événe- ments de la veille. — J'ai mis en réquisition pour vous une maison nationale qui n'a pas été vendue. Ils sont bien peu avancés dans ce pays-ci. Per- sonne n'a osé acheter cette baraque , parce qu'elle appartient à un émigré qui passe pour brutal. Elle est située auprès de l'église Saint-Léonard ; et , ma parole d'honneur , on y jouit d'une vue CHAPITRE XVI. 177 ravissante. On peut tirer parti de ce chenil , il est logeable ; voulez- vous y venir ? — A l'instant , s'écria-t-elle. — Mais il me faut encore quelques heures pour y mettre de l'ordre et de la propreté, afin que vous y trouviez tout à votre goût. — Qu'importe, dit-elle , j'habiterais un cloître , une prison sans peine. Néanmoins , faites en sorte que , ce soir , je puisse y reposer dans la plus profonde solitude. Allez , laissez-moi. Votre présence m'est insupportable. Je veux rester seule avec Francine , je m'en- tendrai mieux avec elle qu'avec moi-même, peut-être... Adieu. Allez ! allez ! Ces paroles, prononcées avec volubilité, et tour à tour empreintes de coquetterie , de despotisme ou de passion , annoncèrent en elle une tranquillité parfaite. Le sommeil avait sans doute lentement classé les impressions de la journée précédente , et la réflexion lui avait conseillé la vengeance. Si quelques sombres expressions se peignaient encore parfois sur son visage , elles semblaient attester la faculté que possèdent certaines femmes d'ensevelir dans leur àme les sentiments les plus exaltés , et cette dissimulation qui leur permet de sourire avec grâce en calculant la perte de leur victime. Elle demeura seule , occupée à chercher comment elle pourrait amener entre ses mains le marquis tout vivant. Pour la première fois , cette femme avait vécu selon ses désirs ; mais , de cette vie , il ne lui restait qu'un sentiment, celui de la vengeance, d'une vengeance infinie , complète. C'était sa seule pensée , son unique passion. Les paroles et les attentions de Francine la tiouvèrent muette ; elle sembla dormir les yeux ouverts, et cette longue journée s'écoula sans qu'un geste ou une action indiquassent cette vie exté- rieure qui rend témoignage de nos pensées. Elle resta couchée sur une ottomane qu'elle avait faite avec des chaises et des oreillers. Le soir, seulement, elle laissa tomber négligemment ces mots, en regardant Francine : — Mon enfant , j'ai compris hier qu'on vécut pour aimer , et je comprends aujourd'hui qu'on puisse mourir pour se venger. Oui , pour l'aller chercher là où il sera , pour de nouveau le rencontrer, le séduire et l'avoir à moi, je donnerais ma vie; mais si je n'ai pas, dans peu de jours , sous mes pieds , humble et soumis , cet homme qui m'a méprisée , si je n'en fais pas mon 178 LES CHOUANS. valet; mais je serais au-dessous de tout, je ne serais plus une femme , je ne serais plus moi ! . . . . La maison que Corentin avait proposée à mademoiselle de Ver- neuil , lui offrit assez de ressources pour satisfaire le goût de luxe et d'élégance inné dans cette fille. Il rassembla tout ce qu'il savait devoir lui plaire , avec l'empressement d'un amant pour sa maî- tresse, ou, mieux encore, avec la servilité d'un homme puissant, qui cherche à courtiser quelque subalterne dont il a besoin. Le lendemain , il vint proposer à mademoiselle de Verneuil de se rendre à cet hôtel improvisé. Bien qu'elle ne fît que passer de sa mauvaise ottomane sur un antique sopha que Corentin avait su lui trouver, la fantasque parisienne prit possession de cette maison comme d'une chose qui lui aurait appartenu. Ce fut une insouciance royale pour tout ce qu'elle y vit, une sympathie soudaine pour les moindres meubles, qu'elle s'appropria tout à coup, comme s'ils lui eussent été connus depuis longtemps; détails vulgaires, mais qui ne sont pas indiffé- rents à la peinture de ces caractères exceptionnels. Il semblait qu'un rêve l'eût familiarisée, par avance, avec cette demeure où elle vécut de sa haine, comme elle y aurait vécu de son amour. — Je n'ai pas du moins , se disait-elle , excité en lui cette insul- tante pitié qui tue ; je ne lui dois pas la vie. O mon premier, mon seul et mon dernier amour, quel dénouement! — Elle s'élança d'un bond sur Francine effrayée : — Aimes-tu? Oh! oui, tu aimes, je m'en souviens. Ha! je suis bien heureuse d'avoir auprès de moi une femme qui me comprenne. Eh bien ! ma pauvre Francine , l'homme ne te semble-t-il pas une effroyable créature? Hein! il disait m'aimer, et il n'a pas résisté à la plus légère des épreuves. Mais si le monde entier l'avait repoussé, pour lui mon âme eût été un asile ; si l'univers l'avait accusé , je l'aurais défendu. Autrefois , je voyais le monde rempli d'êtres qui allaient et venaient, ils ne m'étaient qu'indifférents, le monde était triste et non pas horrible ; mais , maintenant , qu'est le monde sans lui? Il va donc vivre sans que je sois près de lui , sans que je le voye , que je lui parle, que je le sente, que je le tienne, que je le serre. Non , je regorgerai plutôt moi-même dans son sommeil. Francine épouvantée la contempla un moment en silence. — Tuer celui qu'on aime ! dit-elle d'une voix douce. CHAPITRE XVI. 179 — Ah! certes, quand il n'aime plus. Mais, après ces épouvantables paroles, elle se cacha le visage dans ses mains , se rassit et garda le silence. Le lendemain , un homme se présenta brusquement devant elle sans être annoncé. Il avait un visage sévère. C'était Hulot. Elle leva les yeux et frémit. — Vous venez , dit-elle , me demander compte de vos amis ? Ils sont morts. — Je le sais, répondit-il. Ce n'est pas au service de la répu- blique. — Pour moi et par moi , reprit-elle. Vous allez me parler de la patrie! La patrie rend-elle la vie à ceux qui meurent pour elle? les venge-t-elle seulement ? Moi , je les vengerai ! s'écria-t-elle. Alors les lugubres images de la catastrophe dont elle avait été victime s'étant tout à coup développées à son imagination , cet être gracieux , qui mettait la pudeur en premier dans les artifices de la femme, eut un mouvement de folie, et marcha d'un pas saccadé vers le commandant stupéfait. — Pour quelques soldats égorgés , j'amènerai sous la hache de vos échafauds une tète qui vaut des milliers de têtes. Les femmes font rarement la guerre; mais vous pourrez, tout vieux que vous êtes, apprendre, à mon école, quelques bons stratagèmes. Jelivre- rai à vos baïonnettes une famille entière, ses aïeux, son avenir, son passé. Autant j'ai été bonne et vraie pour lui, autant je serai perfide et fausse. Commandant , je veux l'amener dans mon lit , il en sortira pour marcher à la mort ; c'est cela ! je n'aurai jamais de rivale... Il a prononcé par dieu lui-même son arrêt. Un jour sans lendemain! Votre république et moi nous serons vengées. — La république ! reprit-elle d'une voix dont il est difficile de décrire les intonations bizarres; mais il mourra donc pour avoir porté les armes contre son pays ! La France me volerait donc ma vengeance ! Ah! qu'une vie est peu de chose! une mort n'expie qu'un crime! mais s'il n'a qu'une tète à donner , j'aurai une nuit pour lui faire penser qu'il perd plus d'une vie. Sur toute chose , comman- dant , vous qui le tuerez (elle laissa échapper un soupir) , faites en sorte que rien ne trahisse ma trahison, et qu'il meure convaincu de ma fidélité. Je ne vous demande plus que cela. Qu'il ne voie que moi , moi et mes baisers , moi et mes caresses ! 180 LES CHOUANS. Là , elle se tut. Biais, à travers la pourpre de son visage, Hulot et Corentin s'aperçurent que la colère et le délire n'étouffaient pas entièrement la pudeur. Elle frissonna violemment en disant les derniers mots ; elle les écouta de nouveau, comme si elle eût douté de les avoir prononcés , et tressaillit naïvement en faisant les gestes involontaires d'une femme à laquelle un voile échappe. — Mais vous l'avez eu entre les mains ? dit Corentin. — Probablement , répondit-elle avec amertume. — Pourquoi m'avoir arrêté quand je le tenais? reprit Hulot. — Eh! commandant , nous ne savions pas que ce serait lui. Tout à coup cette femme agitée , qui se promenait à pas préci- pités en jetant des regards dévorants aux deux spectateurs de cet orage , se calma. — Je ne me reconnais pas, dit-elle d'un ton d'homme. Pourquoi parler ? Il faut l'aller chercher ! — L'aller chercher ! dit Hulot ; mais , ma chère enfant , prenez-y garde ! nous ne sommes pas maîtres des campagnes, et , si vous vous hasardiez à sortir de la ville, vous seriez prise ou tuée à cent pas. — Il n'y a jamais de dangers pour ceux qui veulent se venger , répondit-elle en faisant un geste de dédain, pour bannir de sa pré- sence ces deux hommes qu'elle avait honte de voir. — Quelle femme! s'écria Hulot en se retirant avec Corentin. Quelle idée ils ont eue à Paris , ces gens de police ! Mais elle ne nous le livrera jamais , ajouta-t-il en hochant la tète. — Oh ! si î répliqua Corentin. — Ne voyez-vous pas qu'elle l'aime? reprit Hulot. — Oui , mais , dit Corentin en regardant le commandant étonné, je suis là pour l'empêcher de faire des sottises ; car , selon moi , camarade , il n'y a pas d'amour qui vaille deux cent mille francs. Quand ce diplomate de l'intérieur quitta le soldat , ce dernier le suivit des yeux ; et, lorsqu'il n'entendit plus le bruit de ses pas, il poussa un soupir, en se disant à lui-même : — H y a donc quel- quefois du bonheur à n'être qu'une bête comme moi ! Tonnerre de dieu , si je rencontre le Gars , nous nous battrons corps à corps , ou je ne me nomme pas Hulot ; car si ce renard-là me l'amenait à juger, maintenant qu'ils ont créé des conseils de guerre , je me croi- rais aussi sale que la chemise d'un troupier en déroute. Les assassinats commis par les chouans et le désir de venger ses CHAPITRE XVI. 181 deux amis, avaient autant contribué à faire reprendre à Hulot le commandement de sa demi-brigade , que la réponse par laquelle un nouveau ministre, Berthier, lui déclarait que sa démission n'était pas acceptable dans les circonstances présentes. A la dépêche ministérielle était jointe une lettre conOdentielle où, sans l'instruire de la mission dont mademoiselle de Yerneuil avait été chargée , il lui écrivait que cet incident , complètement en dehors de la guerre, n'en devait pas arrêter les opérations. La participation des chefs militaires devait, disait-il, se borner, dans cette affaire , à seconder cette honorable citoyenne , s'il y avait lieu. Alors , en apprenant par ses rapports que les mouvements des chouans annonçaient une concentration de leurs forces vers Fou- gères , Hulot avait secrètement ramené , par une marche forcée , deux bataillons de sa demi-brigade sur cette place importante. Le danger de la patrie, la haine de l'aristocratie, dont les partisans mena- çaient une étendue de pays considérable , l'amitié , tout avait contri- bué à rendre au vieux militaire le feu de sa jeunesse. — Voilà donc cette vie que je désirais î s'écria mademoiselle de Verneuil , quand elle se trouva seule avecFrancine , quelque rapides que soient les heures, elles ont des siècles de pensées. Elle prit tout à coup la main de Francine, et sa voix, comme celle du premier rouge-gorge qui chante après l'orage, laissa échapper len- tement ces paroles : — J'ai beau faire, mon enfant, je vois toujours ces deux lèvres délicieuses , ce menton court et légèrement relevé , ces yeux de feu , et j'entends encore le — hue ! — du postillon ; je rêve... et pourquoi donc tant de haine au réveil? Elle poussa un long soupir, se leva ; puis, pour la première fois, elle se mit à regarder le pays livré à la guerre civile par ce cruel gentilhomme qu'elle voulait attaquer toute seule. Séduite par la vue du paysage , elle sortit pour respirer plus à l'aise sous le ciel ; et, si elle suivit son chemin à l'aventure, elle fut certes conduite vers la Promenade de la ville par ce maléfice de notre âme qui nous fait chercher des espérances dans l'absurde. Les pensées conçues sous l'empire de ce charme se réalisent souvent; mais alors on en attribue la prévision à cette puissance appelée le pressentiment , pouvoir inexpliqué mais réel, que les passions trouvent toujours complaisant, comme un flatteur qui , à travers ses mensonges, dit parfois la vérité. 23 182 'ES CHOUANS. CHAPITRE XVII. Les derniers événements de cette histoire étant intimement liés à la disposition des lieux où ils se passèrent , il est indispensable d'en donner ici une minutieuse description, sans laquelle le dénoue- ment perdrait son principal intérêt. La ville de Fougères est assise en partie sur un rocher de schiste» que l'on dirait tombé en avant des montagnes qui ferment, au cou- chant, la grande vallée du Couësnon, et prennent différents noms, suivant les localités. A cette exposition , la ville est séparée de ces montagnes par une gorge au fond de laquelle coule une petite rivière appelée le Nançon. La portion du rocher qui regarde l'est a , pour point de vue , le paysage dont on jouit au sommet de la Pèle- rine , et celle qui regarde l'ouest a , pour toute vue , la tortueuse vallée du Nançon ; mais il existe un endroit d'où l'on peut embrasser à la fois un segment du cercle formé par la grande vallée, et les jolis détours de la petite qui vient s'y fondre. Ce lieu , choisi par les habitants pour leur promenade et où allait se rendre mademoi- selle de Yerneuil , fut précisément le théâtre où se dénoua le drame commencé à la Yivetière. Ainsi , quelque pittoresques que soient les autres parties de Fougères, l'attention doit être exclusivement portée sur les accidents du pays que l'on découvre en haut de la Promenade. Pour donner une idée de l'aspect que présente le rocher de Fou- gères , vu de ce coté , on peut le comparer à l'une de ces immenses tours, en dehors desquelles les architectes sarrasins ont fait tourner, d'étage en étage , de larges balcons joints entre eux par des esca- liers en spirale. En effet, cette roche est terminée par une église gothique dont les petites flèches, le clocher, les arcs-boutants achèvent de lui donner la forme d'un pain de sucre. Devant la porte de cette église, dédiée à Saint-Léonard , se trome une petite place CHAPITRE XVII. 183 irrégulière dont les terres sont soutenues par un mur exhaussé en forme de balustrade , et qui communique par une rampe à la Pro- menade. Semblable à une seconde corniche , cette esplanade se développe circulairement autour du rocher, à quelques toises en dessous de la place Saint-Léonard , et o(Tre un large terrain planté d'arbres , qui vient aboutir aux fortilications de la ville. Puis, à dix toises des murailles et des roches qui supportent sa terrasse due à une heureuse disposition des schistes et à une patiente industrie, il existe un chemin tournant, nommé l'Escalier de la Reine, pratiqué dans le roc, et qui conduit à un pont bâti sur le Nançon par Anne de Bretagne. Enfin , sous ce chemin , qui figure une troisième cor- niche , des jardins descendent , de terrasse en terrasse , jusqu'à la rivière , et ressem.blent à des gradins chargés de fleurs. Parallèlement à la Promenade , de hautes roches , qui prennent le nom d'un faubourg de la ville où elles s'élèvent, et qu'on appelle les Montagnes de Saint-Sulpicc , s'étendent le long de la rivière et s'abaissent en pentes douces dans la grande vallée, où elles décri- vent un brusque contour vers le nord. Ces roches droites , incultes et sombres, semblent toucher aux schistes de la Promenade, dont , en quelques endroits , elles sont à une portée de fusil , et garantis- sent contre les vents du nord une étroite vallée, profonde de cent toises , où le Nançon se partage en trois bras qui arrosent une prairie , chargée de fabriques et délicieusement plantée. Vers le sud , à l'endroit où finit la ville proprement dite , et où commence le faubourg Saint-Léonard , le rocher de Fougères fait un pli , s'adoucit , diminue de hauteur, et tourne dans la grande vallée, en suivant la rivière qu'il serre ainsi contre les montagnes de Saint-Sulpice , en formant un col d'où elle s'échappe en deux ruis- seaux vers le Couësno» où elle va se jeter. Ce joli groupe de colli- nes rocailleuses est appelé le Nid aux Crocs; la vallée qu'elles dessi- nent se nomme le Val de Gibarry , et ses grasses prairies fournissent une grande partie du beurre , connu des gourmets sous le nom de beurre de la Prée-Valaye. A l'endroit où la Promenade aboutit aux fortifications , s'élève une tour nommée la Tour du Papegaut. A partir de cette construc- tion carrée, sur laquelle était bâtie la maison où logeait mademoi- selle de Verneuil , règne tantôt une muraille, tantôt le roc , quand il offre des tables droites ; et la partie de la ville , assise sur cette 181 LES CHOUANS. haute base inexpugnable , décrit une vaste demi-lune , au bout de laquelle les roches s'inclinent et se creusent , pour laisser passage au Nançon. Là , est située la porte qui mène au faubourg de Saint- Sulpice, dont elle prend le nom. Puis, sur un mamelon de granit, qui domine trois vallons dans lesquels se réunissent plusieurs routes, surgissent les vieux créneaux et les tours féodales du château de Fougères , l'une des plus immenses constructions faites par les ducs de Bretagne, murailles hautes de quinze toises , épaisses de quinze pieds ; fortifiée à l'est par un étang d'où sort le Nançon qui coule dans ses fossés et fait tourner des moulins entre la porte Saint- Sulpice et les ponts-levis de la forteresse ; défendue , à l'ouest , par la raideur des blocs de granit sur lesquels elle repose. Ainsi , depuis la Promenade jusqu'à ce magnifique débris du moyen-âge , enveloppé de ses manteaux de lierre , paré de ses tours carrées ou rondes , où peut se loger dans chacune un régiment entier, la ville et son rocher, protégés par des murailles à pans droits , ou par des redans taillés à pic , forment un vaste fer à cheval garni de précipices sur lesquels , à l'aide du temps , les Bretons ont tracé quelques étroits sentiers. Çà et là , des blocs s'avancent comme des ornements ; ici , les eaux suintent par des cassures d'où sortent des arbres rachitiques; quelques tables de granit, moins droites que les autres, nourrissent de la verdure qui attire les chèvres; puis des bruyères , venues entre plusieurs fentes humides , tapissent de leurs guirlandes roses de noires anfractuosités. Au fond de cet immense entonnoir, la petite rivière serpente dans une prairie toujours fraîche et mollement posée comme un tapis. Au pied du château et entre plusieurs masses de granit s'élève l'église dédiée à Saint-Sulpice , qui donne son nom à un faubourg situé par delà le Nançon. Ce faubourg, comme jeté au fond d'un abîme, et son église, dont le clocher pointu n'arrive pas à la hauteur des roches , qui semblent près de tomber sur elle et sur les chaumières qui l'entourent, sont pittoresquement baignés par quelques affluents du Nançon , ombragés par des arbres , décorés par des jardins ; ils coupent irrégulièrement le cirque décrit par la Promenade , la ville et par le château, et produisent, par leurs détails, de naïves oppositions avec les graves spectacles de l'amphithéâtre, auxquels ils font face. Enfin Fougères tout entier, son château, le faubourg et son église, les montagnes même de Saint-Sulpice sont encadrés CHAPITRE XVII. 185 par les hauteurs de Rillé , qui font partie de l'enceinte générale de la grande vallée du Couësnon. Tels sont les traits les plus saillants de cette nature , dont le principal caractère est une âpreté sauvage , adoucie par les plus riants motifs, par un heureux mélange des travaux les plus magni- fiques de l'homme avec les caprices d'un sol tourmenté par des oppositions inattendues, par je ne sais quoi d'imprévu qui surprend, étonne et confond. Nulle part en France le voyageur ne rencontre de contrastes aussi grandioses que celui offert par le grand bassin du Couësnon et par les vallées perdues entre les rochers de Fougères et les hauteurs de Rillé ; ce sont de ces beautés inouïes où le hasard triomphe , et auxquelles ne manque aucune des harmonies de la nature. Là des eaux claires , limpides , courantes , des montagnes vêtues par la puissante végétation de ces contrées, des roches sombres , des fabriques élégantes , des fortifications élevées par la nature et des tours de granit bâties par les hommes ; puis tous les artifices de la lumière et de l'ombre , toutes les oppositions entre les différents feuillages , que cherchent les dessinateurs ; des groupes de maisons où foisonne une population active , et des places désertes où le granit ne souffre pas même les mousses blanches qui s'ac- crochent aux pierres ; enfin , toutes les idées qu'on demande à un paysage , de la grâce et de l'horreur ; un poëme entier plein d'une indescriptible magie , de tableaux sublimes, de délicieuses rusticités! La Bretagne est là dans sa fleur. La tour dite du Papegaut, sur laquelle est bâtie la maison occupée par mademoiselle de Yerneuil , a sa base au fond même du préci- pice, et s'élève jusqu'à l'esplanade pratiquée en corniche devant l'église de Saint-Léonard. Cette maison, isolée de trois côtés , donne à la fois sur le grand fer à cheval que commence la tour même , sur la vallée tortueuse du Nançon et sur la place Saint-Léonard. Elle fait partie d'une rangée de logis trois fois séculaires, et construits en bois, situés sur une ligne parallèle au flanc septentrional de l'église, avec laquelle ils forment une impasse dont la sortie donne dans une rue en pente , qui longe l'église et mène à la porte Saint- Léonard, vers laquelle descendait mademoiselle de Verneuil. Elle négligea naturellement d'entrer sur la place de l'église, au-dessous de laquelle elle était, et se dirigea vers la Promenade. Lorsqu'elle eut franchi la petite barrière de poteaux peints en 186 LES CHOUANS. vert, qui se trouve devant le poste alors établi dans la tour de la porte Saint-Léonard, la magnificence du spectacle rendit un instant ses passions muettes. Elle admira la vaste portion de la grande vallée du Couësnon que ses yeux embrassaient, depuis le sommet de la Pèlerine jusqu'au plateau par où passe le chemin de Vitré ; puis ses yeux se reposèrent sur le Nid aux Crocs et sur les sinuosités du Val de Gibarry , dont les crêtes étaient baignées par les lueurs vaporeuses du soleil couchant. Elle fut presque effrayée de la pro- fondeur de la vallée du Nançon, dont les plus hauts peupliers atteignaient à peine aux murs des jardins situés au-dessous de l'Escalier de la Reine. Enfin, elle marcha de surprise en surprise jusqu'au point d'où elle put apercevoir et la grande vallée, à travers le Val de Gibarry , et le délicieux paysage encadré par le fer à cheval de la ville , par les rochers de Saint-Sulpice et par les hau- teurs de Rillé. A cette heure du jour , la fumée des maisons du faubourg et des vallées formait dans les airs un nuage qui ne laissait poindre les objets qu'à travers un dais bleuâtre ; les teintes trop vives du jour commençaient à s'abolir; le firmament prenait un ton gris de perle ; la lune jetait ses voiles de lumière sur ce ravissant paysage ; tout enfin tendait à plonger l'àme dans la rêverie et l'aider à évoquer les êtres chers. Tout à coup , ni les toits en bardeau du faubourg Saint-Sulpice, ni son église dont la flèche audacieuse se perdait dans la profondeur de la vallée, quand mademoiselle de Verneuil faisait un pas en arrière , ni les manteaux séculaires de lierre et de clématite dont s'enveloppaient les murailles de la vieille forteresse, à travers laquelle le Nançon bouillonnait sous la roue des moulins , enfin rien dans ce paysage ne l'intéressa plus. En vain le soleil couchant jeta-t-il sa poussière d'or et ses nappes rouges sur les gracieuses habitations semées dans les rochers, au fond des eaux et sur les prés , elle resta immobile devant les roches de Saint-Sulpice. L'espérance insensée qui l'avait amenée sur la Promenade s'était miraculeusement réalisée. A travers les ajoncs et les genêts, qui croissent sur les sommets opposés , elle crut reconnaître , malgré la peau de bique dont ils étaient vêtus , plusieurs convives de la Vivetière , parmi lesquels se distinguait le Gars, dont tous les mouvements se dessinèrent dans la lumière adoucie du soleil couchant. A quelques pas en arrière du groupe principal, elle vit sa redoutable ennemie, madame du I CHAPITRE XVII. 187 Gua. Pendant un moment, mademoiselle de Verneuil put penser qu'elle rêvait; mais la haine de sa rivale lui prouva bientôt que tout était réel dans ce rêve. L'attention profonde qu'elle accordait aux moindres gestes du marquis l'empêcha de remarquer le soin avec lequel madame du Gua la mirait avec un long fusil. Bientôt un coup de feu réveilla les échos des montagnes , et la balle, qui siffla près d'elle, apprit à mademoiselle de Verneuil qu'elle était reconnue. A l'instant, de nombreux qui vive retentirent , de senti- nelle en sentinelle , depuis le château jusqu'à la porte Saint-Léo- nard, et révélèrent aux chouans la prudence des Fougerais , puis- que la partie la moins vulnérable de leurs remparts était si bien gardée. — C'est elle , c'est lui , se dit-elle. Aller à sa recherche , le suivre , le surprendre , fut une idée conçue avec la rapidité de l'éclair. — Je suis sans arme , pensa-t-elle. Elle songea qu'au moment de son départ, à Paris, elle avait jeté dans un de ses cartons un élégant poignard, jadis porté par un& sultane, et dont elle voulut se munir en venant sur le théâtre de la guerre , comme ces plaisants qui s'approvisionnent d'albums pour les idées qu'ils auront en voyage; mais elle fut moins séduite par la perspective d'avoir du sang-à répandre, que par le plaisir de porter un joli cangiar orné de pierreries , et de jouer avec sa lame pure comme un regard. Trois jours auparavant , elle avait bien vivement regretté de l'avoir oublié dans ses cartons , quand , pour se soustraire à l'odieux supplice que lui réservait sa rivale, elle avait souhaité de se tuer. En un instant, elle retourna chez elle, trouva le poignard, le mit à sa ceinture, serra autour de ses épaules et de sa taille un grand schall brun, enveloppa ses cheveux d'une dentelle noire, et se couvrit la tête d'un de ces chapeaux à larges bords que portaient les chouans , et qui appartenait à un domestique de sa maison. Avec cette présence d'esprit que prêtent parfois les passions , elle prit le gant du marquis donné par Marche-à-Terre comme un passe-port ; puis, après avoir répondu à Francine effrayée: — Que veux-tu? j'irais le chercher dans l'enfer! elle revint sur la Promenade. Le Gars était encore à la même place, mais seul. D'après la direction de sa longue-vue, il paraissait examiner, avec l'attention 188 LES CHOUANS. scrupuleuse d'un homme de guerre , les différents passages du Nançon , l'Escalier de la Reine et le chemin qui , de la porte Saint- Sulpice , tourne entre cette église et va rejoindre les grandes routes sous le feu du château. Mademoiselle de Yerneuil s'élança dans les petits sentiers tracés par les chèvres et leurs pâtres sur le versant de la Promenade , gagna l'Escalier de la Reine, arriva au fond du précipice, passa le Nançon , traversa le faubourg , devina , comme l'oiseau dans le désert , sa route au milieu des dangereux escarpements des roches de Saint-Sulpice , atteignit bientôt une route glissante tracée sur des blocs de granit, et, malgré les genêts, les ajoncs piquants, les rocailles qui la hérissaient, elle se m]t à la gravir avec ce degré d'énergie inconnu à l'homme, mais que la femme entraînée par la passion possède momentanément. . La nuit la surprit à l'instant où, parvenue sur les sommets , elle tachait de reconnaître , à la faveur des pâles rayons de la lune , le chemin qu'avait dû prendre le marquis. Une recherche obstinée , faite sans aucun succès, et le silence qui régnait dans la campagne lui apprirent la retraite des chouans et de leur chef. Cet effort de passion tomba tout à coup avec l'espoir qui l'avait inspiré. En se trouvant seule, pendant la nuit, au milieu d'un pays inconnu , en proie à la guerre , elle se mit à réfléchir , et les recom- mandations de Hulot, le coup de feu de madame du Gua, la firent frissonner de peur. Le calme de la nuit, si profond sur les montagnes, permettait d'entendre la moindre feuille errante, même à de grandes distances, et ces bruits légers vibraient dans les airs, comme pour donner une triste mesure de la solitude ou du silence. Le vent agissait sur la haute région et emportait les nuages avec violence , en produisant des alternatives d'ombre et de lumière, dont les effets augmentèrent sa terreur en donnant des apparences fantastiques et terribles aux objets les plus inoffensifs. Afers elle tourna les yeux vers les maisons de Fougères, dont les lueurs domestiques brillaient comme autant d'étoiles terrestres , et tout à coup elle vit distinctement la Tour du Papegaut. Elle n'avait qu'une faible distance à parcourir pour retourner chez elle; mais cette distance était un précipice. Elle se souvenait assez des abîmes qui bordaient l'étroit sentier par où elle était venue , pour savoir CHAPITRE XVII. 189 qu'elle courait plus de risques en voulant revenir à Fougères qu'en poursuivant son entreprise. Elle pensa que le gant du marquis écarterait tous les périls de sa promenade nocturne , si les chouans tenaient la campagne. Madame du Gua, seule, pouvait être redou- table. A cette idée, elle pressa son poignard, et tâcha de se diriger vers une maison de campagne dont elle avait entrevu les toits, en arrivant sur les rochers de Saint-Sulpice ; mais elle marcha lente- ment , car elle avait jusqu'alors ignoré la sombre majesté qui pèse sur un être solitaire, pendant la nuit, au milieu d'un site sauvage où de toutes parts de hautes montagnes penchent leurs têtes , comme des géans assemblés. Le frôlement de sa robe , arrêtée par des ajoncs , la fit tressaillir plus d'une fois , et, plus d'une fois , elle hâta le pas pour le ralentir encore, en croyant sa dernière heure venue. Mais bientôt les circonstances prirent un caractère auquel les hommes les plus intrépides n'eussent peut-être pas résisté , et plongèrent mademoiselle de Yerneuil dans une de ces terreurs qui pressent tellement les ressorts de la vie , qu'alors tout est extrême chez les individus, la force comme la faiblesse; alors , les êtres les plus fai- bles font des actes d'une force inouïe , et les plus forts deviennent fous de peur. Elle entendit, à une faible distance, des bruits étranges. Distincts et vagues tout à la fois , comme la nuit était tour à tour sombre et lumineuse , ils annonçaient de la confusion , du tumulte , et l'oreille se fatiguait à les percevoir. Ils sortaient du sein de la terre , qui semblait ébranlée sous les pieds d'une immense multitude d'hommes en marche. Un moment de clarté permit à mademoiselle de Yer- neuil d'apercevoir, à quelques pas d'elle, une longue file de hideuses figures qui s'agitaient comme les épis d'un champ et glissaient à la manière des fantômes; mais elle les vit à peine , car aussitôt l'obs- curité retomba comme un rideau noir, et lui déroba cet épouvan- table tableau plein d'yeux jaunes et brillants. Elle se recula vivement et courut sur le haut d'un talus, pour échapper à trois de ces hor- ribles figures qui venaient à elle. — L'as-tu vu? demanda l'un. — J'ai senti un vent froid quand il a passé près de moi , répon- dit une voix rauque. — Et moi, j'ai respiré, dit le troisième, un air humide et l'odeur des cimetières. 24 190 LES CHOUANS. — Est-il blanc? reprit le premier. — Pourquoi , dit le second , est-il revenu seul de tous ceux qui sont morts à la Pèlerine ? — Ah ! pourquoi , répondit le troisième. Pourquoi fait-on des préférences à ceux qui sont du Sacré-Cœur? Au surplus, j'aime mieux mourir sans confession que d'errer comme lui , sans boire ni manger, sans avoir ni sang dans les veines , ni chair sur les os. — Ah!.... Cette exclamation , ou plutôt ce cri terrible, partit du groupe, quand un des trois chouans montra du doigt les formes sveltes et le visage pâle de mademoiselle de Yerneuil, qui se sauvait avec une effrayante rapidité, sans qu'ils entendissent le moindre bruit. — Le voilà. — Le voici. — Où est-il? — Là. — Ici. — Il est parti. — Non. — Si. — Le vois-tu? Ces phrases retentirent comme le murmure monotone des vagues sur la grève. Mademoiselle de Verneuil marcha courageusement dans la direc- tion de la maison , et vit les figures indistinctes d'une multitude qui fuyait à son approche, en donnant les signes d'une frayeur panique. Elle était comme emportée par une puissance inconnue dont elle subissait l'influence , et la légèreté de son corps lui semblait inex- plicable, et devenait un nouveau sujet d'effroi pour elle-même. Ces figures, qui se levaient par masse à son approche , et comme de dessous terre, où elles lui paraissaient couchées, laissaient échapper des gémissements qui n'avaient rien d'humain. Enfin elle arriva, non sans peine , dans un jardin dévasté dont les haies et les bar- rières étaient brisées. Une sentinelle l'arrêta ; elle lui montra son gant. La lune ayant alors éclairé sa figure, la carabine échappa des mains du chouan , qui déjà la mettait en joue , mais qui , à son aspect , jeta le cri rauque dont retentissait la campagne. Elle aper- çut de grands bâtiments où quelques lueurs indiquaient les pièces habitées , et parvint auprès des murs sans rencontrer d'obstacles. Par la première fenêtre vers laquelle elle se dirigea, elle vit madame du Gua avec les chefs convoqués à la Vivelière. Étourdie et par cet aspect et par le sentiment de son danger, elle se rejeta violemment sur une petite ouverture défendue par de gros barreaux de fer, et distingua dans une longue salle voûtée le marquis seul et triste , à deux pas d'elle. Les reflets du feu , devant lequel il occupait une CHAPITRE XMl. 191 chaise grossière , illuminaient son visage de teintes rougeètres et vacillantes , qui imprimaient à cette scène le caractère d'une vision/ Immobile et tremblante , la pauvre fllle se colla aux barreaux ; et, par le silence profond qui régnait, elle espéra l'entendre, s'il par- lait. En le voyant abattu , découragé , pâle , elle se flatta d'être une des causes de sa tristesse ; puis sa colère se changea en com- misération , sa commisération en tendresse , et elle sentit soudain qu'elle n'avait pas été amenée jusque-là par la vengeance seulement. Le marquis se leva , tourna la tète et resta stupéfait en apercevant , comme dans un nuage , la figure de mademoiselle de Verneuil :/■ alors il laissa échapper un geste d'impatience et de dédain en s'écriant : — Je vois donc cette diablesse de fille , même quand je veille! Ce profond mépris, conçu pour elle, arracha à la pauvre fille un rire d'égarement qui fit tressaillir le jeune chef. Il s'élança vers la croisée. 3Iademoiselle de A'erneuil se sauva. Elle entendit près d'elle les pas d'un homme qu'elle crut être M. de Montauran , et, pour le fuir, elle ne connut plus d'obstacles ; elle eût traversé les murs , volé dans les airs , aurait trouvé le chemin de l'enfer pour éviter de relire en traits de flamme ces mots : — il te méprise î écrits sur le front de cet homme , et qu'une voix intérieure lui criait alors avec l'éclat d'une trompette. Après avoir marché sans savoir par où elle passait , elle s'arrêta en se sentant pénétrée par un vent frais , chargé d'odeurs végéta- les. Effrayée par le bruit des pas de plusieurs personnes , et pous- sée par la peur, elle descendit un escalier qui la mena au fond d'une cave. Arrivée à la dernière marche , elle prêta l'oreille pour tâcher de reconnaître quelle direction prenaient ceux qui la pour- suivaient; mais, malgré des rumeurs extérieures assez vives, elle entendit les lugubres gémissements d'une voix humaine, qui ajoutè- rent à son horreur. Un jet de lumière , parti du haut de l'escalier, lui annonça que sa retraite était connue de ses persécuteurs, et, pour leur échapper, elle trouva de nouvelles forces. Il lui fut très- difficile de s'expliquer, quelques instants après et quand elle recueil- lit ses idées, par quels moyens elle avait pu grimper sur le petit mur où elle s'était cachée. Elle ne s'aperçut même pas d'abord de la gêne que la position de son corps lui fit éprouver ; mais cette gêne finit par devenir intolérable, car elle ressemblait, sous 192 LES CHOUANS. l'arceau de la voûte , à la Vénus accroupie qu'un amateur aurait placée dans une niche trop étroite. Ce mur, assez large et construit en granit, formait une sépara- tion entre le passage de l'escalier et un caveau d'où partaient les gémissements. Elle vit bientôt un inconnu couvert de peaux de chèvre , descendre au-dessous d'elle et tourner sous la voûte , sans faire le moindre mouvement qui annonçât une recherche empres- sée. Alors , impatiente de savoir s'il se présenterait quelque chance de salut pour elle, mademoiselle de Verneuil attendit avec anxiété que la lumière , portée par l'inconnu , éclairât le caveau où elle apercevait à terre une masse informe, mais animée, qui essayait d'atteindre à une certaine partie de la muraille par des mouve- ments violents et répétés, semblables aux brusques contorsions d'une carpe mise haijs-4e l'eau sur l^ fïyf^. ifi«nsJjj' -9(1 . CHAPITRE xvm. 193 CHAPITRE XVIII. Une petite torche de résine répandit bientôt sa lueur bleuâtre et incertaine dans le caveau. Malgré la sombre poésie dont l'imagi- nation de mademoiselle de Verneuil avait bruni ces voûtes , frap- pées par les sons d'une prière douloureuse, elle fut obligée de reconnaître que la pièce où pénétra l'inconnu était tout simple- ment une cuisine souterraine , abandonnée depuis longtemps. La masse informe se changea en un petit homme très-gros, dont tous les membres avaient été attachés avec précaution , mais qui sem- blait avoir été laissé sur les dalles humides , sans aucun soin , par ceux qui s'en étaient emparés. A l'aspect de l'étranger tenant d'une main la torche et de l'autre un fagot, le captif poussa un gémissement profond, qui attaqua si vivement la sensibilité de mademoiselle de Yerneuil , qu'elle oublia sa propre terreur, son désespoir, la gêne horrible de tous ses membres plies qui s'engourdissaient , et tâcha de rester immobile. Le chouan jeta son fagot dans la cheminée , après s'être assuré de la solidité d'une vieille crémaillère qui pendait le long d'une haute plaque en fonte , et mit le feu au bois avec sa torche. Alors mademoiselle de Verneuil ne reconnut pas sans effroi ce rusé Pille- Miche , auquel sa rivale l'avait livrée , et dont la figure , éclairée par la flamme, ressemblait à celle de ces petits hommes de buis, grotesquement sculptés en Allemagne. La plainte échappée à son prisonnier produisit un rire immense sur son visage sillonné de rides et brûlé par le soleil. — Tu vois , dit-il au patient , que nous autres chrétiens ne man- quons pas comme toi à notre parole. Ce feu-là va te dégourdir les jambes, la langue et les mains. Quien! quien! je ne vois point de 194 LES CHOUANS. lèchefrite à te mettre sous les pieds; ils sont si dodus, que la graisse pourrait éteindre le feu. Ta maison est donc bien mal montée, qu'on n'y trouve pas de quoi donner au maître toutes ses aises quand il se chauffe. La victime jeta un cri aigu, comme si elle eût espéré se faire entendre par-delà les voûtes et attirer un libérateur. — Oh ! vous pouvez chanter à gogo , monsieur d'Orgemont ! ils sont tous couchés là-haut , et Marche-à-Terre me suit , qui fermera la porte de la cave. Tout en parlant, Pille-Miche sondait, du bout de sa carabine, le manteau de la cheminée , les dalles qui pavaient la cuisine , les murs et les fourneaux , pour essayer de découvrir la cachette où l'avare avait mis son or. Cette recherche était faite avec une telle habileté , que d'Orgemont demeura silencieux , comme s'il eût craint d'avoir été trahi par quelque serviteur effrayé; car, quoiqu'il ne se fût confié à personne, ses habitudes auraient pu donner lieu à des inductions vraies. Pille-Miche se retournait parfois brusquement en regardant sa victime, comme dans ce jeu où les enfants essaient de deviner, par l'expression naïve de celui qui a caché le mouchoir, s'ils s'en approchent ou s'ils s'en éloignent. D'Orgemont feignit quelque terreur en voyant le chouan frapper les fourneaux qui rendirent un son creux, et parut vouloir amuser ainsi pendant quelque temps l'avide crédulité de Pille-Miche. En ce moment , trois autres chouans se précipitèrent dans l'escalier, entrè- rent tout à coup dans la cuisine , et , à l'aspect de Marche-à-Terre , Pille-Miche discontinua sa recherche , après avoir jeté sur d'Orge- mont un regard empreint d'une férocité qui peignit toute son ava- rice trompée. — Marie Lambrequin est ressuscité, dit Marche-à-Terre en gar- dant une attitude qui annonçait que tout autre intérêt pâlissait devant une nouvelle aussi grave. — Ça ne m'étonne pas , répondit Pille-Miche ; il communiait si souvent! Le bon Dieu semblait n'être qu'à lui. — Ah! ah! reprit Mène-à-Bien, ça lui a servi comme des sou- liers à un mort. Voilà-t-il pas qu'il n'avait pas reçu l'absolution avant cette affaire de la Pèlerine ; il a margaudé la fille à Goguelu , et s'est trouvé sous le coup d'un péché mortel. Donc l'abbé Gudin dit commeça qu'il va rester deux moiscommeun esprit, avant de revenir CHAPITRE XVllI. 195 tout-à-fait! Nous l'avons vu trelous passer devant nous ; il est pâle, il est froid , il est léger, il sent le cimetière. — Et sa révérence a bien dit que si l'esprit pouvait s'emparer de quelqu'un, il s'en ferait un compagnon, reprit le quatrième chouan. La figure grotesque de ce dernier interlocuteur tira Marche-à- Terre de la rêverie religieuse où l'avait plongé l'accomplissement d'un miracle que la ferveur pouvait renouveler chez tout pieux défenseur de la religion et du roi. — Tu vois, Galoppe-Chopine , dit-il au néophyte avec une certaine gravité , à quoi nous mènent les plus légères omissions des devoirs commandés par notre sainte religion. C'est un avis que nous donne la vierge d'Auray , d'être inexorables entre nous pour les moindres fautes. Ton cousin Pille-Miche a demandé pour toi la surveillance de Fougères ; le Gars consent à te la confier , et tu seras bien payé ; mais tu sais de quelle farine nous pétrfssons la galette des traîtres? — Oui , monsieur Marche-à-Terre. — Tu sais pourquoi je te dis cela? Quelques-uns prétendent que tu aimes le cidre et les gros sous ; mais il ne s'agit pas ici de tondre sur les œufs. — Révérence parler, monsieur Marche-à-Terre, ce sont deux bonnes chouses qui n'empêchent point le salut. — Si le cousin fait quelque sottise , dit Pille-Miche , ce sera par ignorance. — De quelque manière qu'un malheur vienne , s'écria Marche- à-Terre d'un son de voix qui fit trembler la voûte, je ne le manquerai pas. — Tu m'en réponds , ajouta-t-il en se tournant vers Pille- Miche , car , s'il tombe en faute , je m'en prendrai à ce qui double ta peau de bique. — Mais, sous votre respect, monsieur Marche-à-Terre, reprit Galope-Chopine, est-ce qu'il ne vous est pas souvent arrivé de croire que les contre-chuins étaient des chuins? — Mon ami , répliqua Marche-à-Terre d'un ton sec , que ça ne t'arrive pas ! Quant aux envoyés du Gars , ils auront son gant. Mais , depuis cette affaire de la Vivetière , notre grande Garce y boute un ruban vert. Pille-Miche poussa vivement le coude de son camarade en lui montrant d'Orgemontqui feignait de dormir; mais Marche-à-Terre 196 LES CHOUANS. et Pille-Miche savaient par expérience que personne n'avait encore sommeillé au coin de leur feu ; et , quoique les dernières paroles de cette initiation eussent été dites à voix basse , comme elles pou- vaient avoir été comprises par le patient , les quatre chouans le regardèrent tous pendant un moment, et pensèrent sans doute que la peur lui avait oté l'usage de ses sens. Tout à coup, sur un léger signe de Marche-à-Terre, Pille-Miche ôta les souliers et les bas de d'Orgemont; Mène-à-Bien et Galope- Chopine le saisirent à bras-le-corps, le portèrent au feu; puis Marche-à-Terre prit un des liens du fagot , et attacha les pieds de l'avare à la crémaillère. L'ensemble de ces mouvements et leur incroyable célérité firent pousser à la victime des cris qui devinrent déchirants quand Pille-Miche lui eut rassemblé des charbons sous les jambes : — Mes amis, mes bons amis! s'écria d'Orgemont, vous allez me faire mal ; je suis chrétien comme eus. — Tu mens par ta gorge , lui répondit Marche-à-Terre Ton frère a renié Dieu ; et toi , tu as acheté l'abbaye de Juvigny. — Mais, mes frères en Dieu , je ne refuse pas de vous payer. — Nous t'avions donné quinze jours ; deux mois se sont passés , et voilà Galope-Chopine qui n'a rien reçu. — Tu n'as donc rien reçu , Galope-Chopine ? demanda l'avare avec désespoir. — Rin, rin ! monsieur d'Orgemont, répondit Galope-Chopine effrayé. Les cris , qui s'étaient convertis en un grognement continu , comme le râle d'un mourant , recommencèrent avec une violence inouïe. Aussi habitués à ce spectacle qu'à voir marcher leurs chiens sans sabots, les quatre chouans contemplaient si froidement d'Or- gemont, qui se tortillait et hurlait, qu'ils ressemblaient à des voya- geurs examinant devant la cheminée d'une auberge si le r(U est assez cuit pour être mangé. — Je meurs! je meurs! cria la victime... et vous n'aurez pas mon argent. IMalgré la violence de ces cris , Pille-Miche s'aperçut que le feu ne mordait pas encore la peau , et attisa très-artistement les char- bons, de manière à faire légèrement flamber le feu; alors d'Orge- mont dit d'une voix abattue et douloureusement faible : — Mes CHAPITRE XVIII. 197 amis, déliez-moi. Que voulez-vous? dix mille écus, cent mille écus... Cette voix était si lamentable , que mademoiselle de Verneuil oublia son propre danger , et laissa échapper une exclamation d'horreur. — Qui a parlé? demanda Marche-à-Terre. Les chouans jetèrent autour d'eux des regards effarés ; car ces hommes, si braves sous la bouche meurtrière des canons, ne tenaient pas devant un esprit. Pille-Miche , seul , écoutait sans dis- traction la confession que des douleurs croissantes arrachaient à sa victime. . — Dix mille francs! Éh bien! oui. Ah! je meurs... — Bah! où sont-ils? lui disait tranquillement Pille-Miche. • — Hein! ils sont sous le premier pommier. Sainte Vierge! au fond du jardin, à gauche... Tous êtes des brigands... des voleurs... vous... je meurs... dix mille francs ! . "iii-- -i : lr,r ^ — Je ne veux pas des francs ^ reprit Marche-à-T-erre ; il nous faut des livres. Les écus de ta république ont des figures payennes qui n'auront jamais cours. — Ils sont en livres , en bons louis d'or. Mais déliez-moi , déliez- moi... vous avez ma vie... mon trésor. Ils se regardèrent en cherchant celui d'entre eux auquel ils pouvaient se fier, pour l'envoyer déterrer la somme. En ce moment, cette cruauté de cannibales fit tellement horreur à mademoiselle de Verneuil , que , sans savoir si le rôle que lui assignait sa figure pâle la préserverait encore de tout danger , elle s'écria courageu- sement d'un son de voix grave : — Ne craignez vous pas la colère de Dieu? Détachez-le , barbares ! Les chouans levèrent la tète , aperçurent dans les airs ses yeux qui brillaient comme deux étoiles, et s'enfuirent épouvantés. Made- moiselle de Verneuil sauta dans la cuisine, courut à d'Orgemont, le tira si violemment du feu, que les liens du fagot cédèrent; puis, du tranchant de son poignard , elle coupa les cordes avec lesquelles il avait été garotté. Quand l'avare fut libre et debout , la première expression de son visage fut un rire douloureux , mais sardonique. — Allez, allez au pommier, brigands! dit-il. Oh, oh! voilà deux fois que je les leurre ; mais ils ne me reprendront pas une troisième ! 25 198 LES CHOUANS. En ce moment , une voix de femme retentit au-dehors. — Un esprit! un esprit IcT'mt madame du Gua. Imbéciles, c'est elle. Mille écus à qui m'en apportera la tête. Mademoiselle de Verneuil pâlit , mais l'avare sourit , lui prit la main, l'attira sous le manteau de la cheminée, l'empêcha délaisser les traces de son passage en la conduisant de manière à ne pas déranger le feu qui n'occupait qu'un très-petit espace , puis il fit partir un ressort, et la plaque de fonte s'enleva. Lorsque leurs ennemis communs rentrèrent dans le caveau , la lourde porte de la cachette était déjà retombée sans bruit, et la parisienne com- prit alors le but des mouvements de carpe que faisait le malheureux banquier, quand il était tout seul. — Voyez-vous, madame? s'écria Marche-à-Terre; l'esprit a pris le bleu pour compagnon. L'effroi dut être grand, car ces paroles furent suivies d'un si profond silence, que d'Orgemont et sa compagne entendirent les chouans qui prononcèrent à voix basse : — Ave, Sancta Anna Auriaca, gratiâplena, Dominus tecum, etc. -- Ils prient, les imbéciles, s'écria d'Orgemont. — N'avez-vous pas peur , dit mademoiselle de Verneuil en inter- rompant son compagnon, de faire découvrir notre... Un rire du vieil avare dissipa les craintes de la jeune parisienne. — La plaque est dans une table de granit qui a trois pieds de profondeur. Nous les entendons et ils ne nous entendent pas. Puis il prit doucement la main de sa libératrice , la plaça vers une fissure par où sortaient des bouffées de vent frais , et elle devina que cette ouverture avait été pratiquée dans le tuyau de la che- minée. — Ah ! ah ! reprit d'Orgemont. Diable ! les jambes me cuisent un peu ! Cette jument de Charrette, comme on l'appelait à Nantes , n'est pas assez sotte pour les contredire. Elle sait bien que , s'ils n'étaient pas si bruts , ils ne se battraient pas contre leurs inté- rêts. La voilà qui prie avec eux. Elle doit être bonne à voir en disant son Avé à Sainte Anne d'Auray. Elle ferait mieux de détrousser quelque diligence, pour me rembourser les quatre mille francs qu'elle me doit. Avec les intérêts , les frais , ça va bien à quatre mille sept cent quatre-vingts francs et des centimes... La prière finie , les chouans se levèrent et partirent. Le vieux CHAPITRE XVIII. 190 d'Orgemont serra la main de mademoiselle de Verneuil, comme pour la prévenir que néanmoins le danger existait toujours. — Non, non, madame, s'écria Pille-Miche, après quelques minutes de silence; vous resteriez là dix ans, ils ne reviendront pas. — 3Iais elle n'est pas sortie , et doit ôtre ici. — Non, madame, non; ils se sont envolés à travers les murs. Le diable n'a-t-il pas déjà emporté là, devant nous, un assermenlé. — Gomment! toi, Pille-Miche, avare comme lui, ne devines-tu pas que le vieux cancre aura bien pu dépenser quelques milliers de livres pour construire dans les fondations de cette voûte un réduit dont l'entrée est cachée par un secret? L'avare et la jeune fille entendirent un gros rire échappé à Pille-Miche. — Ben vrai! dit-il. — Reste ici , reprit madame du Gua. Attends-les à la sortie. Pour un seul coup de fusil je te donnerai tout ce que tu trouveras dans le trésor de notre usurier. Si tu veux que je te pardonne de l'avoir vendue quand je te disais de la tuer, obéis-moi. — Usurier ! dit le vieux d'Orgemont , je ne lui ai pourtant prêté qu'à neuf pour cent. Il est vrai que j'ai une caution hypothécaire! Mais enfin , voyez comme elle est reconnaissante ! Allez , madame, si Dieu nous punit du mal , le diable est là pour nous punir du bien ; et l'homme , placé entre ces deux termes-là , sans rien savoir de l'avenir , m'a toujours fait l'effet d'une règle de trois dont l'x est introuvable. Il laissa échapper un soupir creux qui lui était particulier ; car, en passant par son larynx , l'air semblait y rencontrer et attaquer deux vieilles cordes détendues. Le bruit que firent Pille-Miche et madame du Gua en sondant de nouveau les murs, les voûtes et les dalles, parut rassurer d'Orgemont , qui saisit la main de sa libératrice, pour l'aider à mon- ter une étroite vis saint-gilles pratiquée dans l'épaisseur d'un mur en granit. Après avoir gravi une vingtaine de marches , la lueur d'une lampe éclaira faiblement leurs têtes. L'avare s'arrêta, se tourna vers sa compagne, en examina le visage, comme s'il eût regardé , manié et remanié une lettre de change douteuse à escompter, et poussa son terrible soupir. — En vous mettant ici , dit-il après un moment de silence , je 200 LES CHOUANS. VOUS ai remboursé intégralement le service que vous m'avez rendu; donc, je ne vois pas pourquoi je vous donnerais... — Oh! monsieur, laissez-moi là, je ne vous demande rien. Ces derniers mots , et peut-être le dédain qu'exprima cette belle figure , rassurèrent le petit vieillard , car il ajouta , non sans un soupir : — Ah ! en vous conduisant ici , j'en ai trop fait pour ne pas continuer. Alors il l'aida poliment à monter quelques marches assez singu- lièrement disposées , et l'introduisit, moitié de bonne grâce , moitié rechignant , dans un petit cabinet de quatre pieds carrés , éclairé par une lampe suspendue à la voûte. Il était facile devoir que l'avare avait pris toutes ses précautions pour passer plus d'un jour dans cette retraite, si les événements de la guerre civile l'eussent contraint à s'y reléguer longtemps. — N'approchez pas du mur, vous pourriez vous blanchir, dit tout à coup d'Orgemont. Et il mit avec assez de précipitation s amain entre le schall de la jeune fille et la muraille qui semblait fraîchement recrépie. Le geste du vieil avare produisit un effet tout contraire à celui qu'il en attendait. Mademoiselle de Verneuil regarda soudain devant elle, et vit dans un angle une sorte de construction dont la forme lui arracha un cri de terreur, car elle devina qu'une créature humaine avait été enduite dans du mortier et placée là debout. D'Orgemont lui fit un signe eCFrayant pour l'engager à se taire , et ses petits yeux, d'un bleu de faïence, annoncèrent autant d'effroi que ceux de sa compagne. — Sotte ! croyez-vous que je l'ai assassiné ? C'est mon frère, dit-il en variant son soupir d'une manière lugubre. C'est le premier recteur qui se soit assermenté. Voilà le seul asile où il ait été en sûreté contre la fureur des chouans et des autres prêtres. Poursuivre un digne homme qui avait tant d'ordre ! C'était mon aîné ! Lui seul a eu la patience de m'apprendre le calcul décimal. Oh! c'était un bon prêtre! Il avait de l'économie et savait amasser. Il y a quatre ans qu'il est mort; je ne sais pas de quelle maladie. Mais, voyez-vous, ces prêtres , ça a l'habitude de s'agenouiller de temps en temps pour prier, et il n'a peut-être pas pu s'accoutumer à rester ici debout comme moi... Je l'ai mis là; autre part. Us l'auraient déterré!.... CHAPITRE XVIII. 201 Un jour je pourrai l'ensevelir en terre sainte, comme il disait, le pauvre homme... Une larme roula dans les yeux secs du petit vieillard , dont alors la perruque rousse parut moins laide à la jeune fille, qui détourna les yeux par un secret respect pour cette douleur. Malgré son atten- drissement, d'Orgemont lui dit : — N'approchez pas du mur, vous... Et ses yeux ne quittèrent pas ceux de mademoiselle de Verneuil , en espérant ainsi l'empêcher d'examiner plus attentivement les parois de ce cabinet où l'air, trop raréfié, ne suffisait pas au jeu des poumons. Cependant elle réussit à dérober un coup-d'œil à son Argus, et, d'après les bizarres proéminences des murs, elle supposa que l'avare les avait bâtis lui-même avec des sacs d'argent ou d'or. Depuis un moment , d'Orgemont était plongé dans un ravisse- ment grotesque. La douleur que la cuisson lui faisait soufifrir aux jambes , et sa terreur en voyant un être humain au milieu de ses trésors, se lisaient dans chacune de ses rides; mais en même temps ses yeux arides exprimaient par un feu inaccoutumé la généreuse émotion qu'excitait en lui le périlleux voisinage de sa libératrice, dont la joue rose et blanche attirait le baiser, dont le regard noir et velouté lui amenait au cœur des vagues de sang , si chaud et si abondant , qu'il ne savait plus si c'était un signe de vie ou de mort. Êtes-vous mariée? lui demanda-t-il d'une voix tremblante. — Non , dit-elle en souriant. — J'ai quelque chose , reprit-il en poussant un soupir, quoique je ne sois pas aussi riche qu'ils le disent tous. Une jeune fille comme vous doit aimer les diamants, les bijoux, les équipages, l'or , ajouta-t-il en regardant d'un air effaré autour de lui. J'ai tout cela à donner après ma mort. Hé! hé! si vous vouliez... L'œil du vieillard décelait tant de calcul , même dans cet amour éphémère, qu'en agitant sa tête par un mouvement négatif, mademoiselle de Verneuil ne put s'empêcher de penser que l'avare ne songeait à l'épouser que pour enterrer son secret dans le cœur d'un autre lui-même. — L'argent , dit-elle , en jetant à d'Orgemont un regard plein d'ironie , dont il fut à la fois heureux et fâché , l'argent n'est rien pour moi. Vous seriez trois fois plus riche que vous ne l'êtes , si tout l'or que j'ai refusé était là. 202 LES CHOUANS. — N'approchez pas du m... — Et l'on ne me demandait cependant qu'un regard, ajouta-t- elle avec une incroyable fierté. — Vous avez eu tort ; c'était une excellente spéculation. Mais songez donc... — Songez , reprit mademoiselle de Verneuil , que je viens d'en- tendre retentir là une voix dont un seul accent a pour moi plus de prix que toutes vos richesses. Puis, avant que l'avare n'eût pu l'en empêcher, elle fît mouvoir, en la touchant du doigt , une petite gravure enluminée qui repré- sentait Louis XV à cheval , et vit tout à coup , au-dessous d'elle, le marquis occupé à charger un tromblon. L'ouverture cachée par le petit panneau sur lequel l'estampe était collée , seniblait répondre à quelque ornement dans le plafond de la chambre voisine , où sans doute couchait le général royaliste. D'Orgemont repoussa avec la plus grande précaution la vieille estampe, et regarda la jeune fille d'un air sévère : — N'ajoutez pas un mot, si vous aimez la vie. Vous n'avez pas jeté, lui dit-il à l'oreille, après une pause, votre grappin sur un petit bâtiment. Savez-vous, ma chère enfant, que le marquis de Montauran possède pour cent mille livres de revenus en terres affermées, qui n'ont pas encore été vendues. Or, un décret des consuls, que j'ai lu dans, le Primidi de l'Ile-et-Vilaine, vient d'ar- rêter les séquestres. Ah, ah! Vous le trouvez maintenant plus joli homme, n'est-ce pas? Vos yeux brillent comme deux louis d'or tout neufs. Les regards de mademoiselle de Verneuil s'étaient fortement animés en entendant résonner de nouveau une voix bien connue. Depuis qu'elle était là, debout, comme enfouie dans une mine d'argent , le ressort de son àme courbée sous ces événements s'était redressé. Elle semblait avoir pris une résolution sinistre et entre- voir les moyens de la mettre à exécution. On ne revient pas d'un tel mépris, se dit-elle, et, s'il ne doit plus m'aimer, je veux le tuer. Aucune femme ne l'aura. — Non , l'abbé , non , s'écriait le jeune chef dont elle entendit distinctement la voix, il faut que cela soit ainsi. — Monsieur le marquis, reprit l'abbé Gudin avec hauteur, vous scandaliserez toute la Bretagne en donnant ce bal à Saint-James. CHAPITRE XVIII. 203 Ce sont des prédicateurs et non des danseurs qui remueront nos villages. Ayez des fusils et non des violons. — L'abbé, vous avez assez d'esprit pour savoir que ce n'est que dans une assemblée générale de tous nos partisans que je verrai ce que je puis entreprendre avec eux. Un dîner me semble plus favo- rable pour examiner leurs physionomies et connaître leurs intentions, que tous les espionnages possibles , dont , au surplus , j'ai horreur. Nous les ferons causer. Mademoiselle de Verneuil tressaillit , car , en entendant ces paroles , elle conçut quelques espérances. — Me prenez-vous pour un idiot avec votre sermon sur la danse? reprit M. de Montauran. Ne figureriez-vous pas de bon cœur dans une chaconne pour vous retrouver à Juvigny ? Ignorez-vous que les Bretons sortent de la messe pour aller danser ? Ignorez-vous aussi que messieurs Hyde de Neuville et d'Andigné ont eu , il y a cinq jours , une conférence avec le premier consul sur la question de rétablir sa majesté Louis XYIII ? Si je m'habille en ce moment pour aller risquer un coup de main aussi téméraire que l'est celui-ci, c'est uniquement pour ajouter à leurs négociations le poids de nos souliers ferrés. Ignorez-vous que les chefs de la Vendée parlent de se soumettre? Ahl monsieur, l'on a évidemment trompé les princes sur l'état de la France. Les dévouements dont on les entre- tient sont des dévouements de position. L'abbé , si j'ai mis le pied dans le sang, je ne veux m'y mettre jusqu'au coude qu'à bon escient. Je me suis dévoué au roi et non pas à quatre cerveaux brûlés , à six hommes perdus de dettes , à des chauffeurs, à... — Dites tout de suite , monsieur, à des abbés qui perçoivent des contributions sur le grand chemin , pour soutenir la guerre , reprit l'abbé Gudin. — Pourquoi ne le dirais-je pas? répondit aigrement le marquis. Je dirai plus : les temps héroïques de la Vendée sont passés — Monsieur le marquis , nous saurons faire des miracles sans vous. — Oui , comme celui de Marie Lambrequin , répondit en riant le marquis. Allons, sans rancune, l'abbé! Je sais que vous payez de votre personne, et tirez un bleu aussi bien que vous dites un Orémus. Dieu aidant, j'espère vous faire assister, une mitre en tête, au sacre du roi. 204 LES CHOUANS. Cette dernière phrase eut sans doute un pouvoir magique sur l'abbé , car on entendit sonner sa carabine , et il s'écria : — J'ai cinquante cartouches dans mes poches, monsieur le marquis, et ma vie est au roi. — Voilà encore un de mes débiteurs , dit l'avare à mademoiselle de Verneuil. Je ne parle pas de cinq à six cents malheureux écus qu'il m'a empruntés, mais d'une dette de sang, qui, j'espère, s'ac- quittera. Il ne lui arrivera jamais autant de mal que je lui en souhaite. Il avait juré la mort de mon frère, et soulevait le pays contre lui. Pourquoi? parce que le pauvre homme avait obéi aux lois et à sa conscience... Après avoir appliqué son oreille à un certain endroit de sa cachette : — Les voilà qui décampent , tous ces brigands-là , dit-il. Ils vont faire encore quelque miracle ! Pourvu qu'ils n'essaient pas de me dire adieu comme la dernière fois , en mettant le feu à la maison. Après environ une demi-heure , pendant laquelle mademoiselle de Verneuil et d'Orgemont se regardèrent , comme si chacun d'eux eût regardé un tableau , tout à coup la voix rude et grossière de Galope-Chopine cria doucement : — Il n'y a plus de danger, mon- sieur d'Orgemont. Mais , cette fois-ci , j'ai ben gagné mes dix écus. — Mon enfant, dit l'avare, jurez-moi de fermer les yeux. Mademoiselle de Verneuil plaça une de ses mains sur ses pau- pières; mais, pour plus de secret, le vieillard souffla la lampe, prit sa libératrice par la main , l'aida à faire sept ou huit pas dans un passage difficile ; puis, au bout de quelques minutes, il lui dérangea doucement la main , et alors elle se vit dans la chambre que le marquis de Montauran venait de quitter, et qui était celle de l'avare. — Ma chère enfant , lui dit le vieillard , vous pouvez partir. Ne regardez pas ainsi autour de vous. Vous n'avez sans doute pas d'ar- gent ? Tenez , voici quatre écus ; ils sont rognés , mais ils passeront. En sortant du jardin , vous trouverez un sentier qui conduit à la ville, ou, comme on dit maintenant, au district. Mais les chouans sont à Fougères , iV n'est pas présumable que vous puissiez y ren- trer de sitôt ; ainsi , vous pourrez avoir besoin d'un sûr asile. Retenez bien ce que je vais vous dire et n'en profitez que dans un extrême danger. Vous verrez sur le chemin qui mène au Nid aux Crocs, par le CHAPITRE XVllI. 205 Val de Gibarry, une ferme où demeure Galopc-Chopine ; entrez-y en disant à sa femme : — Bonjour, Bécanière! Barbette aous cachera. Si Galope-Chopine vous découvrait, ou il vous prendra pour l'esprit, s'il fait nuit , ou ces quatre écus l'attendriront , s'il fait jour. Adieu! nos comptes sont soldés. Si vous vouliez , dit-il en montrant par un geste les champs qui entouraient sa maison , tout cela serait à vous ! Mademoiselle de Verneuil jeta un regard de remercîment à cet être singulier, et réussit à lui arracher un soupir dont les tons furent très- variés. — Vous me rendrez sans doute mes quatre écus? remarquez bien que je ne parle pas d'intérêts , vous les remettrez à mon crédit chez maître Patrat , le notaire de Fougères. Il ferait notre contrat, beau trésor. Adieu ! — Adieu! dit-elle en souriant et le saluant de la main. — S'il vous faut de l'argent , lui cria-t-il , je vous en prêterai à cinq ! Oui, à cinq seulement. Ai-je dit cinq ? Elle était partie. — Ça m'a l'air d'être une bonne fille ; cependant je changerai le secret de ma cheminée. Puis il prit un pain de douze livres , un jambon , et rentra dans sa cachette. Lorsque mademoiselle de Verneuil marcha dans la campagne , elle crut renaître. La fraîcheur du matin ranima son visage qui , depuis quelques heures , lui semblait frappé par une atmosphère brûlante. Elle essaya de trouver le sentier indiqué par l'avare ; mais, depuis le coucher de la lune , l'obscurité était devenue si forte , qu'elle fut forcée d'aller au hasard. Bientôt la crainte de tomber dans les précipices la prit au cœur, et lui sauva la vie; car elle s'arrêta tout à coup , en sentant que la terre lui manquerait si elle faisait un pas de plus. Un vent plus frais , qui caressait ses cheveux, le murmure des eaux , l'instinct , tout servit à lui indiquer qu'elle se trouvait sur les rochers de Saint-Sulpice. Elle passa les bras autour d'un arbre, et attendit l'aurore en de vives anxiétés; car elle entendait un bruit d'armes , de chevaux et de voix humaines. Alors elle rendit grâces à la nuit qui la préservait du danger de tomber entre les mains des chouans , si , comme le lui avait dit l'avare , ils étaient à Fougères. 20 206 LES CHOUANS. CHAPITRE XIX. Semblables à des feux nuitamment allumés pour un signal de liberté, quelques lueurs, légèrement pourprées, passèrent par-dessus les montagnes dont les bases conservèrent des teintes bleuâtres qui contrastèrent avec les nuages de rosée flottant sur les vallons. Bientôt le soleil éleva faiblement son disque de rubis , les cieux le reconnurent; et alors les accidents du paysage, le clocher de Saint-Léonard , les rochers , les prés ensevelis dans l'ombre , repa- rurent insensiblement , et les arbres situés sur les cimes se dessi- nèrent dans ses feux naissants. Le soleil se dégagea par un gracieux élan du milieu de ses rubans de feu , d'ocre , de saphir ; sa vive lumière s'harmonia par lignes égales , de colline en colline , déborda de vallon en vallon ; les nuages se dissipèrent , et le jour accabla la nature. Une brise piquante frissonna dans l'air, les oiseaux chantèrent , et la vie se réveilla partout. Mais à peine la jeune fdle avait-elle eu le temps d'abaisser ses regards sur les masses de ce paysage romantique, que , par un phénomène assez fréquent dans ces fraîches contrées , des vapeurs s'élevèrent, comme un manteau de neige, jusqu'aux plus hauts sommets de l'horizon , ensevelirent toute la région sous un linceul blanc , comblèrent les vallées ; et mademoiselle de Ver- neuil crut revoir une de ces mers de glace qui meublent les Alpes. Bientôt cette nuageuse atmosphère roula des vagues, comme l'Océan , souleva des lames compactes et impénétrables qui se ba- lancèrent avec mollesse , ondoyèrent , tourbillonnèrent violemment, contractèrent aux rayons du soleil des teintes d'un rose vif, et prirent , çà et là , les transparences d'un lac d'argent fluide ; puis , tout à coup , le vent du nord dissipa ces brouillards qui déposèrent une eau pleine d'oxide sur les gazons. CHAPITRE XIX. 207 Alors mademoiselle de Verneuil put apercevoir une immense masse brune placée sur les rochers de Fougères. Sept à huit cents chouans armés s'agitaient, à ses pieds, dans lefaubourg Saint-Sulpice, comme des fourmis dans une fourmilière , et les environs du château étaient occupés par trois mille hommes , arrivés comme par magie , qui tous attaquèrent cette ville endormie , dont les remparts ver- doyants et les vieilles tours grises auraient succombé, si Hulot n'eût pas été là. Une batterie, cachée sur une éminence qui se trouve au fond de la cuvette que forment les remparts , répondit au premier feu des chouans, en les prenant en écharpe, sur le chemin du château. La mitraille nettoya la route , et la balaya. Puis , une compagnie sortit delà porte Saint-Sulpice, profita de la stupeur des chouans, occupa le chemin et commença sur eux un feu meurtrier. Les chouans n'essayèrent même pas de résister, en voyant les remparts du château se couvrir de soldats, comme si l'art du machiniste y eût appliqué des lignes bleues , et le feu de la forteresse protéger celui des tirailleurs républicains. Cependant les chouans, maîtres de la petite vallée du Nançon, avaient gravi les galeries du rocher et parvenaient à la Promenade, où ils montèrent. En un instant, elle fut couverte de peaux de bique qui lui donnèrent l'apparence d'un toit de chaume bruni par le temps. Au même moment, de violentes détonations se firent entendre dans la partie de la ville qui regardait la vallée du Couësnon , et annoncèrent que Fougères était entièrement cerné et attaqué sur tous les points. Le feu qui se manifesta sur le revers oriental du rocher , prouvait même que les chouans incendiaient les faubourgs. Cependant les flammèches qui s'élevaient des toits de genêt ou de bardeau cessèrent bientôt , et quelques colonnes de fumée noire indiquèrent que l'incendie s'éteignait. Des nuages blancs et bruns dérobèrent encore une fois cette scène à mademoiselle de Verneuil ; mais le vent dissipa bientôt ce brouil- lard de poudre. Déjà le commandant républicain avait fait changer la direction de sa batterie, de manière à pouvoir prendre successive- ment en file la vallée du Nançon , le Sentier de la Reine et le rocher , quand, du haut de la Promenade, il vit ses premiers ordres admi- rablement bien exécutés. Deux pièces, placées au poste de la porte Saint-Léonard, abattirent la fourmilière de chouans qui s'étaient 208 LES CUOUANS. emparés de cette position , tandis que les gardes nationaux de Fougères , accourus en hâte sur la place de 1 église , achevèrent de chasser l'ennemi. Ce combat ne dura pas une demi-heure et ne coûta pas vingt hommes aux bleus. Déjà , dans toutes les directions, les chouans, battus et écrasés, se retiraient d'après les ordres réitérés du Gars, dont le hardi coup de main échouait, sans qu'il le sut, par suite de l'affaire de la Vivetière , qui avait si secrètement ramené Hulot à Fougères. L'artillerie n'y était arrivée que pendant cette nuit; car la seule nouvelle d'un transport de munitions aurait suffi pour faire abandonner par M. de Montauran cette entreprise qui ne pouvait alors avoir qu'une mauvaise issue. En effet, Hulot désirait autant donner une leçon sévère au Gars , que le Gars pouvait souhaiter de réussir dans sa pointe, pour influer sur les déterminations du premier consul. Au premier coup de canon , le marquis comprit donc qu'il y avait de la folie à poursuivre par amour-propre une surprise man- quée. Aussi , pour ne pas faire tuer inutilement ses chouans , se hâta-t-il d'envoyer sept ou huit émissaires porter des instructions pour opérer promptement sa retraite sur tous les points. Le com- mandant, ayant aperçu son adversaire entouré d'un nombreux conseil, au milieu duquel était madame du Gua , essaya de tirer une volée sur le rocher de Saint-Sulpice où ils étaient ; mais la place avait été trop habilement choisie, pour que le jeune chef n'y fût pas en sûreté. Hulot changea de rôle tout à coup , et , d'attaqué devint agres- seur. Aux premiers mouvements qui indiquèrent les intentions du marquis, la compagnie placée sous les murs du château se mit en devoir de couper la retraite aux chouans, en s'emparant des issues supérieures de la vallée du Nançon. Mademoiselle de Yerneuil épousa , malgré sa haine , la cause des hommes que commandait son amant, et se tourna vivement vers l'autre issue, pour voir si elle était libre. Mais elle aperçut les bleus, sans doute vainqueurs de l'autre côté de Fougères, qui revenaient de la vallée du Couësnon par le Yal de Gibarry, pour s'emparer du Nid aux Crocs et de la partie des rochers Saint-Sulpice où elle était, et où se trouvaient les issues inférieures de la vallée du Nançon. Ainsi les chouans, renfermés dans l'étroite prairie de cette gorge, CHAPITRE XIX. 209 semblaient devoir périr jusqu'au dernier, tant les prévisions du vieux commandant républicain avaient été justes et ses mesures habilement prises. Mais, sur ces deux points, les canons qui avaient si bien servi Huîot furent impuissants , et il s'y établit des luttes acharnées. La ville de Fougères une fois préservée , l'affaire prit donc le caractère d'un engagement auquel les chouans étaient habitués. 31ademoiselle de Verneuil comprit alors la présence des masses d'hommes qu'elle avait aperçues dans la campagne, la réunion des chefs chez d'Orgemont et tous les événements de cette nuit, sans savoir comment elle avait pu échapper à tant de dangers. Cette entreprise , dictée par le désespoir, l'intéressa si vivement, qu'elle resta immobile à contempler les tableaux animés qui s'offrirent à ses regards. Bientôt, le combat qui avait lieu, au bas des montagnes de Saint-Sulpice , eut pour elle un intérêt de plus ; car le marquis et ses amis , voyant les bleus presque maîtres des chouans , s'élan- cèrent dans la vallée du Nançon , afin de leur porter du secours. Alors le pied des roches dont elle occupait le faîte , furent couverts d'une multitude de groupes furieux ; et , là , se décidèrent des ques- tions de vie etde mort, sur un terrain et avec des armes plus favo- rables aux peaux de bique. Insensiblement , cette arène mouvante s'étendit dans l'espace. Les chouans s'égaillèrent et envahirent les roches en grimpant sur les arbustes qui y croissent çà et là. Alors mademoiselle de Yer- rieuileut un moment d'effroi, en voyant, un peu tard, ses ennemis remontés sur les sommets, où ils défendirent avec fureur les sentiers dangereux par lesquels on y arrivait. Toutes les issues de cette montagne étant occupées par les deux partis , elle eut peur de se trouver au milieu d'eux , quitta le gros arbre derrière lequel elle s'était tenue, et se mit à fuir en pensant à mettre à profit les recom- mandations du vieil avare. Après avoir couru pendant longtemps sur le versant des montagnes de Saint-Sulpice , qui regarde la grande vallée du Couësnon , elle aperçut de loin une étable et jugea qu'elle dépendait de la maison de Galope-Chopine, qui devait avoir laissé sa femme toute seule pendant le combat. Encouragée par ces suppositions , mademoiselle de Verneuil espéra être bien reçue dans cette habitation , et pouvoir y passer quelques heures , jusqu'à ce qu'il lui fût possible de retourner sans danger à Fougères. Selon 210 LES CHOUANS. toute apparence, Hulot allait triompher ; car les chouans fuyaient si rapidement, qu'elle entendait des coups de feu tout autour d'elle , et la peur d'être atteinte par quelques balles lui fit promptement gagner la chaumière dont elle entrevoyait toujours la cheminée. Le sentier qu'elle avait suivi aboutissait à une espèce de hangar, dont le toit , couvert en genêt , était soutenu par quatre gros arbres encore garnis de leurs écorces ; un mur en torchis formait le fond de ce hangar, sous lequel se trouvaient un pressoir à cidre, une aire à battre le sarrasin, et quelques instruments aratoires. Elle s'arrêta contre l'un de ces poteaux , sans se décider à franchir le marais fangeux qui servait de cour à cette maison que , de loin , en véritable parisienne , elle avait prise pour une étable. Cette cabane était garantie des vents du nord par une éminence qui s'élevait au-dessus du toit et sur laquelle elle s'appuyait. Quel- ques pousses d'ormes , des bruyères et les fleurs du rocher la cou- ronnaient de leurs guirlandes. Un escalier champêtre , pratiqué entre le hangar et la maison, permettait aux habitants d'aller respirer un air pur sur le haut de cette roche. A gauche de la cabane , l'éminence s'abaissait brusquement , et laissait voir une suite de champs dont le premier dépendait sans doute de cette ferme. Ils dessinaient de gracieux bocages séparés par des haies en terre , plantées d'arbres, et dont la première achevait l'enceinte de la cour. Le chemin qui conduisait à ces champs était fermé par un gros tronc d'arbre, à moitié pourri , clôture bretonne dont le nom four- nira plus tard une digression qui achèvera de caractériser ce pays'. Entre l'escalier creusé dans les schistes et le sentier fermé par ce gros arbre ,' devant le marais et sous cette roche pendante , quelques pierres de granit , grossièrement taillées , superposées les unes aux autres , formaient les quatre angles de cette chaumière , et maintenaient le mauvais pisé , les planches et les cailloux qui en faisaient les principaux matériaux. Une moitié du toit était couverte de genêt , en guise de paille , et l'autre en bardeau , espèce de mer- rain taillé en forme d'ardoise. La partie de la chaumière, au toit de genêt, était une étable close par une méchante claie ; et les maîtres habitaient la chambre au toit en bardeau. Quoique cette cabane dût au voisinage de la ville quelques améliorations complètement perdues à deux Ueues plus loin , elle expliquait bien l'instabilité de la vie à laquelle les guerres et les usages de la féodalité avaient si CHAPITRE XIX. 211 fortement subordonné les mœurs du serf , qu'aujourd'hui encore beaucoup de paysans appellent en ces contrées une demeure le château habité par leurs seigneurs. Enfin, en examinant tout avec un étonnement assez facile à concevoir , mademoiselle de Verneuil remarqua çà et là , dans la fange de la cour, des fragments de granit disposés de manière à tra- cer jusqu'à l'habitation un chemin qui présentait plus d'un danger ; mais, en entendant le bruit delà mousqueterie, qui se rapprochait sensiblement , elle sauta de pierre en pierre , comme si elle traver- sait un ruisseau, et gagna l'entrée de la maison. Elle était fermée par une de ces portes qui se composent de deux parties séparées, dont l'inférieure est en bois plein et massif, et dont la supérieure est défendue par un volet qui sert de fenêtre. Dans plusieurs boutiques de certaines petites villes en France, on voit le type de cette porte, mais beaucoup plus orné, et armé, à la partie inférieure , d'une sonnette d'alarme. Celle-ci s'ouvrait au moyen d'un loquet de bois digne de l'âge d'or, et la partie supérieure ne se fermait que pendant la nuit ; car le jour ne pouvait pénétrer dans la chambre que par cette ouverture. Il y existait bien une gros- sière croisée , mais ses vitres ressemblaient à des fonds de bouteille, et les massives branches de plomb qui les retenaient, prenaient tant de place , qu'elle semblait destinée à intercepter la lumière. Quand mademoiselle de Verneuil fit tourner la porte sur ses gonds criards , elle sentit d'effroyables vapeurs alcalines sortir par bouffées de celte chaumière , et vit que les quadrupèdes avaient ruiné à coups de pied le mur intérieur qui les séparait de la chambre. Ainsi l'intérieur de la ferme, car c'était une ferme, ne démentait pas l'extérieur. Mademoiselle de Verneuil se demandait s'il était possible que des êtres humains vécussent dans cette fange organisée , quand un petit gars en haillons , et qui paraissait avoir huit ou neuf ans, lui présenta tout à coup sa figure fraîche, blanche et rose , des joues bouffies , des yeux vifs , des dents d'ivoire , et une chevelure blonde qui tombait par écheveaux sur ses épaules demi-nues. Ses membres étaient vigoureux , et son attitude avait cette grâce d'étonnement , cette naïveté qui agrandissent les yeux d'un enfant. Il était sublime de beauté. — Où est ta mère? dit mademoiselle de Verneuil d'une voix douce et en se baissant pour lui baiser les yeux. 212 LES CHOUANS. L'enfant glissa comme une anguille , après avoir reçu le baiser, et disparut derrière un tas de fumier qui se trouvait entre le sen- tier et la maison, sur la croupe de l'éminence ; car Galope-Chopine, comme beaucoup de cultivateurs bretons, mettait, par un système d'agriculture qui leur est particulier, ses engrais dans des lieux élevés , en sorte que , quand ils s'en servent , les eaux pluviales les ont dépouillés de toutes leurs qualités. Maîtresse du logis pour quelques instants, mademoiselle de Verneuil en eut promptement fait l'inventaire; car la chambre où elle attendait Barbette composait toute la maison. L'objet le plus apparent et le plus pompeux était une immense cheminée dont une pierre granit bleu formait le manteau; et l'étymologie de ce mot avait sa preuve dans un lambeau de serge verte bordée d'un ruban vert pâle , découpé en rond , qui pendait le long de cette tablette au milieu de laquelle était une bonne vierge en plâtre colorié. Sur le socle de la statue , mademoiselle de Verneuil lut deux vers d'une poésie religieuse fort répandue dans le pays : Je suis la Mère de Dieu, Protectrice de ce lieu. Derrière la vierge une effroyable image , tachée de rouge et de bleu, représentait Saint Labre. Un lit de serge verte , dit en tom- beau, une informe couchette d'enfant, un rouet, des chaises gros- sières, un bahut sculpté, garni de quelques ustensiles, complétaient, à peu de chose près , le mobilier de Galope-Chopine. Devant la croisée, se trouvait une longue table de châtaignier, de chaque côté de laquelle étaient deux bancs du même bois , auxquels le jour des vitres donnait les sombres teintes de l'acajou. Une im- mense pièce de cidre , sous le bondon de laquelle mademoiselle de Verneuil remarqua une boue jaunâtre, dont l'humidité décomposait le plancher, quoiqu'il fût formé de morceaux de granit assemblés par un argile roux , prouvait que le maître du logis n'avait pas volé le surnom sous lequel il était connu. Mademoiselle de Verneuil leva les yeux comme pour fuir ce spectable , et alors il lui sembla avoir vu toutes les chauves-souris de la terre, tant étaient nombreuses les toiles d'araignées qui pendaient au plancher. f CHAPITRE XIX. 213 Deux énormes pichés , pleins de cidre , se trouvaient sur la lon- gue table. Ces ustensiles sont des espèces de cruches en terre brune , dont le modèle existe dans plusieurs pays de la France , et dont un parisien peut avoir l'idée, en supposant aux pots dans lesquels les gourmets servent le beurre de Bretagne , un ventre plus arrondi , verni par places inégales et nuancé de taches fauves comme celles de quelques coquillages. Cette cruche est terminée par une espèce de gueule , assez semblable à la tète d'une grenouille prenant l'air hors de l'eau. Toute l'attention de mademoiselle de Verneuil avait fini par se porter sur ces deux pichés ; mais le bruit du combat devint tout à coup plus distinct , et la força de chercher un endroit propre à se cacher, sans attendre la Barbette, quand elle se montra tout à coup. — Bonjour , Bécanière , lui dit-elle en retenant un sourire invo- lontaire, à l'aspect d'une figure qui ressemblait assez aux tètes que les architectes placent comme ornement aux clefs de certaines croisées. — Ah , ah ! vous venez d'Orgemont , répondit Barbette d'un air peu empressé. — Où allez-vous me mettre? car voici les chouans... — Là! reprit Barbette, aussi stupéfaite de la beauté que de l'étrange accoutrement d'une créature qu'elle n'osait comprendre parmi celles de son sexe. Là ! dans la cachette du prêtre. Elle la conduisit à la tête de son lit , la fit entrer dans la ruelle ; mais elles furent tout interdites , en croyant entendre un inconnu sauter dans le marais. Barbette eut à peine le temps de détacher un rideau du lit et d'y envelopper mademoiselle de Yerneuil ; car , en se retournant, elle se trouva face à face avec un chouan fugitif. — La vieille, où peut-on se cacher ici? Je suis le comte de Bauvan. Mademoiselle de Verneuil tressaillit en reconnaissant la voix du convive, dont quelques paroles, restées un secret pour elle, avaient causé la catastrophe de la Vivetière. — Hélas! vous voyez, monseigneur. Il n'y a rin ici! Ce que je peux faire de mieux est de sortir , je veillerai. Si les bleus viennent , j'avertirai. Si je restais et qu'ils me trouvassent avec vous, ils brû- leraient ma maison. Et Barbette sortit , car elle n'avait pas assez d'intelligence pour 27 214 LtS CHOUANS. concilier les intérêts de deux ennemis qui avaient un droit égal à la cachette. — J'ai deux coups à tirer , dit le comte avec désespoir ; mais ils m'ont déjà dépassé. Bah ! j'aurais bien du malheur si , en revenant par ici , il leur prenait fantaisie de regarder sous le lit. Il déposa légèrement son fusil auprès de la colonne où mademoi- selle de Verneuil se tenait debout, enveloppée dans la serge verte, et se baissa pour s'assurer s'il pouvait passer sous le lit. Il allait infailliblement voir les pieds de la réfugiée , qui , dans ce moment désespéré , saisit le fusil , sauta vivement dans la chaumière , et menaça le comte. Celui-ci partit d'un éclat de rire en la reconnais- sant; car, pour se cacher, elle avait quitté son vaste chapeau de chouan , et ses cheveux s'échappaient en grosses touffes de dessous sa résille de dentelle. — Ne riez pas , comte ! vous êtes mon prisonnier. Si vous faites un geste , vous saurez ce dont est capable une femme offensée. En ce moment le comte et mademoiselle de Verneuil se regardè- rent avec de bien diverses émotions. Des voix confuses criaient dans les rochers : — Sauvez le Gars! sauvez le Gars! Égaillez-vous! égaillez-vous!... Mais la voix aigre de Barbette domina le tumulte extérieur, et fut entendue dans la chaumière avec des émotions bien différentes par le couple ennemi. — Ne vois-tu pas les bleus? s'écria-t-elle. Viens-tu ici, petit méchant gars? où je vais à toi ! Veux-tu donc attraper des coups de fusil? Allons! sauve-toi vitement et donne-moi la main. Pendant tous ces petits événements, qui se passèrent rapidement , un bleu sauta dans le marais. — Beau-Pied , lui cria mademoiselle de Verneuil. Beau-Pied accourut à cette voix et ajusta le comte un peu mieux que ne le faisait sa libératrice. — Aristocrate , dit le malin soldat , ne bouge pas ou je te démolis comme la Bastille , en deux temps. — Monsieur Beau-Pied , reprit mademoiselle de Verneuil d'une voix caressante , vous me répondez de ce prisonnier. Faites comme vous voudrez ; mais il faudra me le rendre sain et sauf à Fougères. — Suffit, madame. — La route jusqu'à Fougères est-elle libre maintenant ? » CHAPITRE XIX. 215 — Elle est sûre , à moins que les chouans ne ressuscitent. Mademoiselle de Verneuil s'arma gaiement du léger fusil de chasse, sourit avec ironie en disant à son prisonnier : — Adieu, monsieur le comte , au revoir ! Et elle s'élança dans le sentier , après avoir repris son large chapeau. — J'apprends un peu trop tard , dit amèrement M. de Bauvan , qu'il ne faut jamais plaisanter avec l'honneur de celles qui n'eu ont pas. — Aristocrate, s'écria durement Beau-Pied, si tu ne veux pas que je t'envoie dans ton ci-devant paradis , ne dis rien contre cet ange-là. Mademoiselle de Verneuil revint à Fougères par les sentiers qui joignent les roches de Saint-Sulpice au Nid aux Crocs. Quand elle atteignit cette dernière éminence, et qu'elle courut à travers le che- min tortueux pratiqué sur les aspérités du granit , elle admira cette jolie petite vallée du Nançon, naguère si turbulente , et alors parfaitement tranquille. Vue de là , elle ressemblait à une rue de verdure. Mademoiselle de Verneuil rentra par la porte Saint-Léonard , à laquelle aboutissait ce petit sentier. Les habitants , encore inquiets du combat qui, d'après les coups de fusil entendus dans le lointain, semblait devoir durer toute la journée, y attendaient le retour de la garde nationale pour reconnaître l'étendue de leurs pertes. En voyant cette fille dans son bizarre costume , les cheveux en désor- dre , un fusil à la main, son schall et sa robe frottés contre les murs, souillés par la boue et mouillés de rosée , leur curiosité fut d'autant vivement excitée , que le pouvoir, la beauté , la singularité de cette parisienne , étaient déjà devenus , à Fougères , le sujet de toutes les conversations. 216 LES CHOUANS. CHAPITRE XX. Francine , en proie à d'horribles inquiétudes , avait attendu sa maîtresse pendant toute la nuit ; et , quand elle la revit , elle voulut parler; mais un geste , plein d'amitié, lui imposa silence. — Je ne suis pas morte mon enfant , dit mademoiselle de Ver- neuil. Ah! je voulais des émotions en partant de Paris! J'en ai eu, ajouta-t-elle après une pause. Francine voulut sortir pour commander un repas, en faisant observer à sa maîtresse qu'elle devait en avoir grand besoin. — Oh ! dit mademoiselle de Verneuil , un bain , un bain ! La toilette avant tout , ma chère enfant. Francine ne fut pas médiocrement surprise d'entendre sa maî- tresse désigner pour cette toilette les modes les plus élégantes qui eussent été mises dans ses cartons. Après avoir déjeûné, mademoiselle de Verneuil fit sa toilette avec la recherche et les soins minutieux qu'une femme met à cette œuvre capitale , quand elle doit apparaître aux yeux d'une personne chère , au milieu d'un bal. Francine ne s'expliquait pas la gaieté moqueuse de sa maîtresse. Ce n'était pas la joie de l'amour, une femme ne se trompe pas à son expression ; c'était une malice concentrée qui n'annonçait rien de bon. Mademoiselle de Yerneuil drapa elle-même les rideaux de la fenêtre, qui offrait l'aspect d'un riche panorama, puis elle approcha le canapé du feu, le mit dans un jour favorable à sa figure , et dit à Francine de se procurer des fleurs, afin de donner à sa chambre un air de fête. Lorsque Francine eut apporté des fleurs , mademoiselle de Yer- neuil en dirigea l'emploi de la manière la plus pittoresque ; et , quand elle eut jeté un dernier regard de satisfaction sur son CHAPITRE XX. 217 appartement , elle dit à Francine d'envoyer réclamer son prisonnier chez le commandant. Elle se coucha voluptueusement sur le canapé , autant pour se reposer que pour prendre une attitude de grâce et de faiblesse , dont certaines femmes connaissent tout le pouvoir. Une molle langueur, la pose provoquante de ses pieds, dont la pointe perçait à peine sous les plis de la robe, l'abandon du corps, la courbure du cou, tout, jusqu'à l'inclinaison des doigts effilés de sa main , qui pendait d'un oreiller comme les clochettes d'une touffe de jasmin , tout s'accordait avec son regard pour exercer d'irrésistibles séduc- tions. Elle brûla des parfums , pour répandre dans l'air ces douces émanations qui attaquent si puissamment les fibres de l'homme, et préparent souvent les triomphes que les femmes veulent obtenir sans les solliciter. Quelques instants après , les pas pesants du vieux militaire reten- tirent dans le salon qui précédait la chambre. — Eh bien! commandant, où est mon captif? — Je viens de commander un piquet de douze hommes pour le fusiller comme pris les arm.es à la main. — Vous avez disposé de mon prisonnier! dit-elle. Ecoutez, commandant. La mort d'un homme ne doit pas être, après le com- bat , quelque chose de bien satisfaisant pour vous , si j'en crois votre physionomie. Eh bien ! rendez-le moi ! Mettez à sa mort un sursis que je prends sur mon compte. Je vous déclare qu'il m'est devenu très-essentiel , et va coopérer à l'accomplissement de nos projets. Au surplus , le fusiller serait commettre un acte aussi absurde que de tirer sur un ballon quand il ne faut qu'un coup d'épingle pour le désenfler. Pour Dieu! laissez les cruautés à l'aristocratie. Les républiques doivent être généreuses. N'auriez-vous pas pardonné , vous , aux victimes de Quiberon et à tant d'autres ? Allons ! envoyez vos douze hommes faire une ronde , et venez dîner chez moi avec mon prisonnier. Il n'y a plus qu'une heure de jour , et , voyez-vous, ajouta-t-elle en souriant , ma toilette manquerait tout son effet , si vous tardiez. — Mais, mademoiselle, dit le commandant surpris... — Eh bien ! quoi ? Je vous entends. Allez , le comte ne vous échappera point. Tôt ou tard, ce gros papillon-là viendra se brûler à vos feux. 218 LES CHOUANS. Et elle montra en riant la carabine qui était à côté d'elle. Le commandant haussa légèrement les épaules, comme un homme forcé d'obéir, malgré tout, aux désirs d'une jolie femme, et il revint , une demi-heure après , suivi du comte de Bauvan. Mademoiselle de Verneuil les laissa s'approcher très-près d'elle, feignit d'être surprise et parut confuse d'avoir été vue par le comte aussi négligemment couchée ; mais, après avoir lu dans les yeux du gentilhomme qu'elle avait réussi dans l'effet qu'elle voulait produire sur lui , elle se leva et reçut ses deux convives avec une grâce, une politesse parfaites. Rien d'étudié ni de forcé dans les poses , le sourire , la démarche ou la voix , ne trahissait sa préméditation ou ses desseins. Tout était en harmonie , et aucun trait trop saillant ne donnait à penser qu'elle affectât les manières d'un monde où elle n'eût pas vécu. Quand le royaliste et le républicain furent assis , elle regarda le comte d'un air sévère. Le gentilhomme connaissait assez les femmes pour savoir que l'offense commise envers celle-ci lui vaudrait un arrêt de mort. Malgré ce soupçon , il n'était ni gai , ni triste ; mais il avait l'air d'un homme qui ne s'était pas habitué à d'aussi brusques dénoue- ments. Puis il lui sembla ridicule d'avoir peur de la mort devant une jolie femme , et l'air sévère dont elle le regardait en ce moment lui donna des idées. — Et qui sait , pensait-il , si une couronne de comte à prendre , ne lui plaira pas mieux qu'une couronne de mar- quis perdue? Montauran est sec comme un clou, et moi... Il se regarda d'un air satisfait. Or, le moins qui puisse m'arriver, est de sauver ma tête. Mais ses réflexions diplomatiques étaient bien inutiles. Le désir qu'il se promettait de feindre pour mademoiselle de Verneuil devint une passion vraie que cette dangereuse créature se plut à entretenir. — Monsieur le comte , dit-elle , vous êtes mon prisonnier, et j'ai seule le droit de disposer de vous. Votre exécution n'aura lieu que de mon consentement, et j'ai trop de curiosité pour vous lais- ser fusiller maintenant. — Et si j'allais m'entêter à garder le silence? répondit-il gaiement. — Avec une femme honnête, peut-être; mais avec une fille! allons donc, monsieur le comte, impossible. CHAPITRE XX. 219 Ces mots, remplis d'une ironie amère, furent siffles, comme dit Sully en parlant de la duchesse de Beaufort , d'un bec si affilé , que le gentilhomme étonné se contenta de regarder sa cruelle antagoniste. — Tenez , reprit-elle d'un air moqueur, pour ne pas vous démen- tir, je vais être comme ces créatures-là, bonne fille. Voici votre carabine. Et elle lui présenta son arme par un geste doucement moqueur. — Foi de gentilhomme, vous agissez , mademoiselle... — Ah! dit-elle en l'interrompant , j'ai assez de la foi des gentils- hommes. C'est sur cette parole que je suis entrée à la Vivetière. Votre chef m'avait juré que moi et mes gens nous y serions en sûreté. — Quelle infamie ! s'écria Hulot en fronçant les sourcils. — La faute en est à monsieur le comte, reprit-elle en montrant le gentilhomme à Hulot. Certes , le Gars avait bonne envie de tenir sa parole; mais monsieur a répandu sur moi je ne sais quelle calomnie qui a conflrmé toutes celles qu'il avait plu à une certaine femme de supposer... — Mademoiselle, dit le comte tout troublé, la tète sous la hache, j'affirmerais n'avoir dit que la vérité... — En disant quoi? — Que vous aviez été la... — Dites le mot , la maîtresse... — Du marquis de Navailles , l'un de mes amis , répondit le comte. — Maintenant je pourrais vous laisser aller au supplice, reprit- elle froidement et sans paraître émue de l'accusation consciencieuse du comte , qui resta stupéfait de l'insouciance apparente ou feinte qu'elle montrait pour ce reproche. Mais, reprit-elle en riant, écartez pour toujours la sinistre image de ces morceaux de plomb ; car vous ne m'avez pas plus offensée que cet ami dont vous voulez que j'aie été... fi donc ! Écoutez, monsieur le comte ! n'êtes-vous pas venu chez mon père, le duc de Verneuil? Eh bien ! Jugeant sans doute que Hulot était de trop pour une confidence aussi importante que celle qu'elle avait à faire, mademoiselle de Verneuil attira le comte à elle par un geste, et lui dit quelques mots à l'oreille. Il laissa échapper une sourde exclamation de surprise , 220 LES CHOUANS. regarda d'un air hébété mademoiselle de Verneiiil qui , tout à coup , compléta le souvenir qu'elle venait d'évoquer en s'appuyant à la cheminée, dans l'attitude d'innocence et de naïveté d'un enfant. Le comte fléchit un genou. — Mademoiselle , s'écria-t-il , je vous supplie de m'accorder mon pardon , tout indigne que j'en suis. — Je n'ai rien à pardonner , dit-elle. Vous n'avez pas plus raison maintenant dans votre repentir que dans votre insolente supposition à la Vivetière. Mais ce sont des mystères qui sont au-dessus de votre intelligence. Sachez seulement , monsieur le comte , reprit- elle gravement , que la fille du duc de Verneuil a trop d'élévation dans l'âme pour ne pas vivement s'intéresser à vous. — Même après une insulte ? dit le comte avec une sorte de regret. — Certaines personnes ne sont-elles pas trop haut situées pour que l'insulte les atteigne ? Monsieur le comte , je suis du nombre. En prononçant ces paroles , la jeune fille prit une attitude de noblesse et de fierté qui imposa au prisonnier et rendit toute cette intrigue beaucoup moins claire pour Hulot. Le commandant mit la main à sa moustache pour la retrousser, et regarda d'un air inquiet mademoiselle de Verneuil , qui lui fit un signe d'intel- ligence , comme pour avertir qu'elle ne s'écartait pas de son plan. — Maintenant, reprit-elle après le moment de silence dont ses derniers mots furent suivis, causons : Francine, donnez-nous des lumières. Elle amena fort adroitement la conversation sur le temps qui était, en si peu d'années, devenu l'ancien régime. Elle reporta si bien le comte à cette époque par la vivacité de ses observations et de ses tableaux ; elle donna tant d'occasions au gentilhomme d'avoir de l'esprit par la complaisante finesse avec laquelle elle lui ménagea des reparties , que le comte finit par trouver qu'il n'avait jamais été si aimable. Cette idée l'ayant rajeuni , il essaya de faire partager à cette séduisante personne la bonne opinion qu'il avait de lui- même. Cette malicieuse femme se plut à essayer sur lui tous les ressorts de sa coquetterie , et put y mettre d'autant plus d'adresse que c'était un jeu pour elle. Ainsi, tantôt elle lui laissait croire à de rapides progrès , et tantôt , comme étonnée de la vivacité du CHAPITRE XX. 221 sentiment qu'elle éprouvait, elle lui manifestait une froideur dont il était charmé, et qui servait à augmenter insensiblement cette passion impromptue. Elle ressemblait parfaitement à un pêcheur qui lève légèrement sa ligne pour reconnaître si quelque poisson mord à l'appât. Le pauvre comte, qui mettait tous ses souvenirs à contribution, se laissa prendre à la manière innocente dont sa libératrice avait accepté deux ou trois compliments assez bien tournés ; alors , l'émigration , la république , la Bretagne et les chouans se trouvèrent à mille lieues de sa pensée. Hulot se tenait droit , immobile et silencieux comme le dieu Terme , car son défaut d'instruction le rendait tout à fait inhabile à ce genre de conversation. Il se doutait bien que les deux interlo- cuteurs devaient être très-spirituels ; mais tous les efforts de son intelligence ne tendaient qu'à les comprendre , afin de savoir s'ils ne complotaient pas, à mots couverts , contre la république. — Montauran , mademoiselle, disait le comte, a de la naissance, il est bien élevé , joli garçon ; mais il ne connaît pas du tout la galanterie. Il est trop jeune pour avoir vu Versailles. Son éduca- tion a été manquée , et , au lieu de faire des noirceurs , il donnera des coups de couteau. Il peut aimer violemment ; mais il n'aura jamais cette fine fleur de manières qui distinguait Lauzun, Adhé- mar , Coigny , comme tant d'autres , et n'a point l'art aimable de dire aux femmes de ces jolis riens qui , après tout , leur convien- nent mieux que ces élans de passion dont elles sont bientôt fati- guées. Oui , quoique ce soit un homme à bonnes fortunes , il n'en a ni le laisser-aller , ni la grâce. — Je m'en suis bien aperçue , répondit mademoiselle de Ver- neuil. — Ah î se dit le comte , elle a eu une inflexion de voix et un regard qui prouvent que je ne tarderai pas à être du dernier bien avec elle, et, ma foi , pour lui appartenir , je croirai tout ce qu'elle voudra que je croie. Il lui oS'rit la main , car le dîner était servi. Mademoiselle de Verneuil fit les honneurs du repas avec une politesse et un tact qui ne pouvaient avoir été acquis que par une longue habitude de la vie recherchée des gens de la cour. — Allez-vous en , dit-elle à Hulot en sortant de table , vous lui feriez peur ; tandis que, si je suis seule avec lui, je saurai bientôt tout 28 222 LES CHOUANS. ce que j'ai besoin d'apprendre ; car il en est au point où un liomme me dit tout ce qu'il pense et ne voit plus que par mes yeux. — Et après? demanda le commandant. — Oh! libre, répondit-elle; il sera libre comme l'air. — Il a cependant été pris les armes à la main. — Non , dit-elle par une de ces plaisanteries sophistiques que les femmes se plaisent à opposer à une raison péremptoire ; je l'avais désarmé. — Comte , dit-elle au gentilhomme en rentrant , je viens d'obtenir votre liberté ; mais rien pour rien , ajouta-t-elle en souriant et mettant sa tête de côté, comme pour l'interroger. — Demandez tout , s'écria-t-il dans son ivresse; je mets tout à vos pieds. Et il s'avança pour lui saisir la main en essayant de lui faire prendre ses désirs pour de la reconnaissance. Mademoiselle de Verneuil n'était pas fille à s'y méprendre. Aussi, tout en souriant de manière à donner quelque espérance à ce nouvel amant : — Me feriez-vous repentir de ma confiance? dit-elle en se reculant de quelques pas. — ^L'imagination d'une jeune fille va plus vite que celle d'une femme j répondit-il en riant. — Elles ont plus à perdre. — C'est vrai ; l'on doit être défiant quand on porte un trésor. — Quittons ce langage-là , reprit-elle, et parlons sérieusement. Vous donnez un bal à Saint-James. J'ai entendu dire que vous aviez établi là vos magasins , vos arsenaux et le siège de votre gouverne- ment. A quand le bal ? — A demain soir. — Vous ne vous étonnerez pas, monsieur, qu'une femme calom- niée veuille, avec l'obstination d'une femme , obtenir une éclatante réparation des injures qu'elle a subies en présence de ceux qui en furent les témoins. J'irai donc à votre bal. Je vous demande de m'accorder votre protection , du moment où j'y paraîtrai jusqu'au moment où j'en sortirai. — Je ne veux pas de votre parole , dit- elle en lui voyant se mettre la main sur le cœur. J'abhorre les serments; ils ont trop l'air d'une précaution. Dites-moi simplement que vous vous engagez à garantir ma personne de toute entreprise criminelle ou honteuse. Promettez-moi de réparer votre tort en CHAPITRE XX. 2223 proclamant que je suis réellement mademoiselle de Verneuil , et nous serons quittes. Hé ! deux heures de protection accordées à une femme , au milieu d'un bal , est-ce une rançon chère ? Allez ! vous ne valez pas une obole de plus... Et , par un sourire , elle ôta à ces paroles toute amertume. — Que demanderez-vous pour la carabine ? dit le comte en riant. — Oh ! plus que pour vous. — Quoi? — Le secret. Croyez-moi , M. de Bauvan , la femme ne peut être devinée que par une femme ; et je suis certaine que, si vous dites un mot, je puis périr en chemin. Hier, quelques balles m'ont avertie des dangers que j'ai à courir sur la route. Oh ! cette dame est aussi habile à la chasse que leste à la toilette. Jamais femme de chambre ne m'a déshabillée. Ah! de grâce, dit-elle en s'inter- rompant , faites en sorte que je n'aie rien de semblable à craindre au bal... — Vous y serez sous ma protection , répondit le comte avec orgueil. Mais viendrez-vous donc à Saint-James pour Montauran? demanda-t-il d'un air triste. — Vous voulez être plus instruit que je ne le suis, dit-elle en riant. — Maintenant, il est temps que vous sortiez , ajouta-t-elle après une pause. Je vais vous conduire moi-même hors de la porte Saint-Léonard ; je ne veux confler votre tête à personne. Vous vous faites ici une guerre de cannibales. — Vous vous intéressez donc un peu à moi ! s'écria le comte. Ah ! mademoiselle , permettez-moi d'espérer que vous ne serez pas insen- sible à mou amitié ; car il faut se contenter de ce sentiment , n'est- ce pas? ajouta-t-il d'un air de fatuité. — Allez, devin ! dit-elle avec cette joyeuse expression que prend une femme pour faire un aveu qui ne compromet ni sa dignité ni son secret. — Puis elle mit une pelisse et accompagna le comte jusqu'au Nid aux Crocs, après avoir ordonné au poste d'en respecter la retraite. Arrivée au bout du sentier , elle lui dit : — Monsieur , soyez discret , même avec le marquis. Et elle mit un doigt sur ses deux lèvres. Le comte, enhardi par l'air de bonté de mademoiselle de Ver- neuil, lui prit la main. Elle la lui laissa comme une faveur ; et, en 224 LES CHOUANS. la baisant, il lui dit : — Oh! mademoiselle, comptez sur moi à la vie, à la mort. Si je vous dois une reconnaissance presqu'égale à celle que je dois à ma mère , il me sera bien difficile de n'avoir pour vous que du respect Il s'élança dans le sentier. Après l'avoir vu gagner les rochers de Saint-Sulpice , elle hocha la tête en signe de satisfaction et se dit à elle-même à voix basse : — Ce gros garçon-là m'a livré plus que sa vie pour sa vie ! J'en ferais ma créature à bien peu de frais ! une créature ou un créa- teur, voilà donc toute la différence qui existe entre un homme et un autre ! Elle n'acheva pas , jeta un regard de désespoir vers le ciel , et regagna lentement la porte Saint-Léonard où l'attendaient Hulot et Corentiu. — Encore deux jours , s'écria-t-elle , et... Elle s'arrêta en voyant qu'ils n'étaient pas seuls. — Et il tombera sous vos fusils , dit-elle à l'oreille de Hulot. Sa contenance et son visage n'accusaient aucun remords , car il y a cela d'admirable chez les femmes , qu'elles ne raisonnent jamais leurs actions les plus blâmables ; le sentiment les entraîne. Il y a du naturel même dans leur dissimulation , et c'est chez elles seules que le crime se rencontre sans bassesse. La plupart du temps, elles ne savent pas comment cela s'est fait. Le commandant recula d'un pas et la regarda d'un air de gogue- narderie militaire difficile à rendre. — Je vais à Saint-James, au bal donné par les chouans , et — Mais , dit Corentin en l'interrompant , il y a cinq lieues; vou- lez-vous que je vous y accompagne ? — Vous vous occupez beaucoup, lui dit-elle, d'une chose à laquelle je ne pense jamais... de vous. Le mépris qu'elle témoignait à Corentin plut singulièrement à Hulot, qui hocha la tête en la voyant disparaître vers Saint-Léonard. Corentin la suivit des yeux , en laissant éclater sur sa figure une sourde conscience de la fatale supériorité qu'il croyait pouvoir exer- cer sur cette charmante créature , en en gouvernant les passions qui, tôt ou tard, la lui livreraient. Mademoiselle de Verneuil , de retour chez elle, s'empressa de délibérer sur ses parures de bal. Francine, habituée à obéir à sa maîtresse, sans jamais en comprendre CHAPITRE XX. 225 les fins , chercha les cartons , proposa une parure grecque , car alors tout subissait le système grec , et la toilette , agréée par elle , put tenir dans un carton facile à porter. — Francine , mon enfant , je vais courir les champs ; vois si tu veux rester ici ou me suivre. — Rester ! s'écria Francine. Et qui vous habillerait ? — Où as-tu mis le gant que je t'ai rendu ce matin? — Le voici. — Couds à ce gant-là un ruban vert , et , surtout , prends de l'argent. Elle s'aperçut que Francine tenait des pièces nouvellement frap- pées , et s'écria : — Il ne faut que cela pour nous faire assassiner. Envoie Jerémie éveiller Corentin. Non , il nous suivrait! Envoie-le chez le commandant demander de ma part des écus de six francs. Avec cette sagacité féminine qui embrasse les plus petits détails , elle pensait à tout ; et , pendant que Francine achevait les prépara- tifs de son inconcevable départ , elle se mit à essayer de contrefaire le cri de la chouette , de manière à pouvoir faire illusion , et parvint à imiter complètement le signal de Marche-à-Terre. A l'heure de minuit , elle sortit par la porte Saint-Léonard , gagna le petit sentier du Nid aux Crocs , et s'aventura , suivie de Francine , à travers le Yal de Gibarry , en allant d'un pas ferme ; car elle était animée par cette volonté forte qui donne à la démar- che et au corps je ne sais quel caractère de puissance. Sortir d'un bal , de manière à éviter un rhume, est pour les femmes une affaire importante; mais qu'elles aient une passion dans le cœur, leur corps devient de bronze. Cette entreprise aurait longtemps flotté dans rame d'un homme audacieux ; et , à peine avait-elle souri à mademoiselle de Verneuil , que les dangers devenaient pour elle autant d'attraits. — Vous partez sans vous recommander à Dieu? dit Francine, qui s'était retournée pour contempler le clocher de Saint-Léonard. La pieuse Bretonne s'arrêta , joignit les mains , et dit un Ave à la Sainte Vierge d'Auray, pour la prier de rendre ce voyage heu- reux , et sa maîtresse resta pensive en regardant tout à coup la pose naïve de sa femme de chambre , et les effets de la nuageuse lumière de la lune à travers les découpures de l'église , qui , à la nuit, avait quelque chose de la légèreté d'un ouvrage en filigrane. 226 LES CHOPANS. CHAPITRE XXI. Les deux voyageuses arrivèrent promptement à la chaumière de Galope-Cliopine. Quelque léger que fût le bruit de leurs pas , il éveilla un de ces gros chiens à la fidélité desquels les Bretons con- fient la garde de leurs portes à simple loquet de bois. Il accourut vers les deux étrangères , et ses aboiements devinrent si menaçants, qu'elles furent forcées d'appeler au secours en rétrogradant de quelques pas. Elles entendirent bientôt crier les gonds rouilles de la porte du logis, et Galope-Chopine, levé en toute hâte, montra sa mine ténébreuse. Mademoiselle de Verneuil lui présenta le gant du marquis de Montauran. — Il faut , dit-elle , que je me rende promptement à Saint-James. M. le comte de Bauvan m'a dit que ce serait toi qui m'y conduirais et me servirais de défenseur. Ainsi , mon cher Galope-Chopine , procure-nous deux ânes pour monture , et prépare-toi à nous accompagner; car notre temps est précieux. Si nous n'arrivons pas avant demain soir à Saint-James , nous ne verrons ni le Gars , ni le bal. Galope-Chopine , tout ébaubi , prit le gant , le tourna , retourna , et alluma une chandelle en résine, grosse comme le petit doigt et de la couleur du pain d'épice , marchandise importée en Bretagne du nord de l'Europe , et qui accuse , comme tout ce qui se présente aux regards dans ce malheureux pays , une ignorance de tous les principes commerciaux , même les plus vulgaires. Après avoir vu le ruban vert, avoir regardé mademoiselle de Verneuil , s'être gratté l'oreille, avoir bu un piché de cidre dont il offrit une part à la belle dame , Galope-Chopine la laissa assise devant la table, sur le banc de châtaignier poli, et alla chercher deux ânes. CHAPITRE XXI. 227 La lueur violette que jetait la chandelle exotique , n'était pas assez forte pour dominer les jets capricieux de la lune, qui nuan- çaient par des points lumineux les tons noirs du plancher et des meubles de la chaumière enfumée. Le petit gars avait levé sa jolie tête étonnée , et , au-dessus de ses beaux cheveux , deux vaches montraient , à travers les trous du mur de l'étable , leurs muffles rouges et leurs gros yeux brillants. Le grand chien , dont la phy- sionomie n'était pas la moins intelligente , semblait examiner les deux étrangères avec autant de curiosité qu'en annonçait l'enfant. Un peintre aurait admiré longtemps les effets de nuit de ce tableau ; mais mademoiselle de Verneuil , peu curieuse d'entrer en conver- sation avec Barbette , qui se dressait sur son séant , comme un spectre, et commençait à ouvrir de grands yeux en la reconnaissant, sortit pour échapper à l'air empesté de ce taudis et aux questions que la Bécanière allait lui faire. Elle monta lestement l'escalier du rocher qui abritait la hutte de Galope-Chopine , parvint sur le faîte, et y admira les immenses détails de ce paysage , dont les points de vue subissaient autant de changements que l'on faisait de pas en avant ou en arrière , vers le haut des sommets ou le bas des vallées. La lumière de la lune enveloppait alors, comme d'une brume lumineuse, la vallée de Couësnon , et , certes , une femme qui portait en son cœur un amour méconnu, devait savourer la mélancolie que cette lueur douce fait naître dans l'âme, par les apparences fantastiques qu'elle donne aux masses , et par les couleurs qu'elle jette dans les eaux , dont les mouvements s'harmonient si bien aux effusions de nos secrètes douleurs. En ce moment , le silence fut troublé par les cris des ânes; made- moiselle de Yerneuil redescendit proraptement à la cabane du chouan , et ils partirent aussitôt. Galope-Chopine était armé d'un fusil de chasse à deux coups, et portait une longue peau de bique, qui lui donnait l'air de Robinson-Crusoé. Son visage bourgeonné et plein de rides, se voyait à peine sous le large chapeau que les paysans conservent encore comme une tradition des anciens temps , orgueilleux d'avoir conquis , à travers leur servitude , l'antique ornement des tètes seigneuriales. Cette nocturne caravane , protégée par ce guide dont le costume , l'attitude et la figure avaient quelque chose de 228 LES CHOUANS. patriarcal , ressemblait à cette scène de la fuite en Egypte , due aux sombres pinceaux de Rembrandt. Galoppe-Chopine évita soigneusement la grande route , et guida les deux étrangères à travers l'immense dédale de chemins de tra- verse de la Bretagne. Alors mademoiselle de Verneuil comprit la guerre des chouans. En pénétrant dans ces routes tortueuses, elle put apprécier l'état de ces campagnes qui , vues d'un point élevé , lui avaient paru si ravissantes ; car il étaii difficile de concevoir une image exacte de cette multitude de champs , sans les parcourir. Autour de chacun d'eux, et depuis un temps immémorial , les paysans ont élevé un mur en terre , haut de six pieds , de forme prismatique , sur la cime duquel croissent des châtaigniers, des chênes ou des hêtres. Ce mur, ainsi planté, s'appelle une /««te, et les longues branches qui la'couronnent, étant presque toujours rejetées sur le chemin , décri- vent au-dessus un immense berceau. Ces chemins , tristement encaissés par ces murs tirés d'un sol argileux , ressemblent aux fossés des places de guerre, et, lorsque le granit qui, dans ces con- trées ,. arrive presque toujours à fleur de terre , n'y fait pas une espèce de pavé raboteux , ils deviennent alors tellement impratica- bles, que la moindre charrette.ne peut y rouler qu'à l'aide de deux paires de bœufs et de deux chevaux petits , mais vigoureux. Ces chemins sont si habituellement marécageux , que l'usage a forcé- ment établi, pour les piétons, dans le champ et le long de la haie un sentier nommé une rote , qui commence et finit avec chaque pièce de terre. Pour passer d'un champ dans un autre, il faut donc remonter la haie au moyen de plusieurs marches que la pluie rend souvent très-glissantes. Les voyageurs avaient encore bien d'autres obstacles à vaincre dans ces routes tortueuses. Chaque morceau de terre, ainsi fortifié, a son entrée qui , large de dix pieds environ , est fermée par ce qu'on nomme dans l'Ouest , un échalier. L'échalier est un tronc ou une forte branche d'arbre dont un des bouts est percé de part en part, et s'emmanclfe dans une autre pièce de bois informe qui sert de pivot. L'extrémité de l'échalier se prolonge un peu au-delà de son pivot, de manière à recevoir une charge assez pesante pour former un contre-poids et permettre même à un enfant de manœuvrer cette singulière fermeture champêtre , dont l'autre extrémité repose dans un trou fait à la partie intérieure CHAPITRE XXI. 229 de la haie. Quelquefois les paysans économisent la pierre du contre- poids, en laissant dépasser le gros bout du tronc de l'arbre ou de la branche. Cette clôture varie suivant le génie de chaque proprié- taire. Souvent réchalier consiste en une seule branche d'arbre, dont les deux bouts sont scellés par de la terre dans la haie argileuse. Souvent il a l'apparence d'une porte carrée , composée de plusieurs menues branches d'arbres, placées de distance en distance, comme les bâtons d'une échelle mis en travers ; alors cette porte tourne , d'un côté, comme un échalier, et roule, à l'autre bout, sur une petite roue pleine. Ces haies et ces échaliers donnent au sol la physionomie d'un immense échiquier, dont chaque champ forme une case parfaitement isolée des autres, et fermée comme une forteresse , protégée comme elle par des remparts ; et sa porte , facile à défendre , offre à des assaillants la plus périlleuse de toutes les conquêtes. En effet , le paysan breton croit engraisser la terre qui se repose , en y encourageant la venue de genêts immenses , arbuste si bien traité dans ces contrées, qu'il y arrive en peu de temps à hauteur d'homme. Ce préjugé, digne des gens qui placent leurs fumiers dans la partie la plus élevée de leurs cours , entretient sur le sol , et dans la proportion d'un champ sur quatre , des forêts de genêts , au milieu desquelles on peut dresser mille embûches. Enûn , il n'existe peut-être pas de champ où il ne se trouve quelques vieux pommiers à cidre, qui y abaissent leurs branches basses et par conséquent mortelles aux productions du sol qu'elles couvrent; or, si vous venez à songer au peu d'étendue des champs dont toutes les haies supportent d'immenses arbres, à racines gourmandes , qui prennent le quart du terrain, vous aurez une idée de la culture et de la physionomie du pays que parcourait alors mademoiselle de Verneuil. On ne sait si c'est au besoin d'éviter les contestations ou à l'usage favorable à la paresse d'enfermer les bestiaux sans les garder, que ces clôtures formidables sont dues; mais les permanents obstacles qu'elles offrent rendent le pays imprenable , la guerre des masses impossible; et alors on conçoit que la lutte entre des troupes régu- lières et des partisans y devienne interminable. Cinq cents hommes peuvent y défier les troupes d'un royaume. Là était tout le secret de la guerre des chouans. 2U 230 LES CHOUANS. Mademoiselle de Verneuil comprit alors la nécessité où se trou- vait la république d'étouffer la discorde plutôt par des moyens de police et de diplomatie , que par l'inutile emploi de la force mili- taire. Que faire en effet contre des gens assez habiles pour mépriser la possession des villes et s'assurer celle de ces campagnes dont les fortiflcalions sont indestructibles? Gomment ne pas négocier, lorsque toute la force de ces paysans aveuglés résidait dans un chef habile et entreprenant? Elle admira le génie du ministre qui devinait du fond d'un cabinet le secret de la paix. Elle crut entrevoir les con- sidérations qui agissent sur les hommes assez puissants pour voir tout un empire d'un regard , et dont les actions , criminelles aux yeux de la foule , ne sont que les jeux d'une pensée immense. Il y a chez ces âmes terribles on ne sait quel partage entre le pouvoir de la fatalité et celui du destin , on ne sait quelle prescience dont les signes les élèvent tout à coup ; la foule les cherche un moment parmi elle ; elle lève les yeux et les voit planer. Ces pensées semblaient justifier et môme ennoblir les désirs de vengeance formés par mademoiselle de Yerneuil ; puis ce travail de son âme et ses espérances lui communiquaient assez d'énergie pour lui faire supporter les étranges fatigues de son voyage. Au bout de chaque héritage, Galope-Ghopine était forcé de faire descendre les deux voyageuses, pour les aider à gravir les passages difficiles. Lorsque les rotes cessaient, elles étaient obligées de reprendre leurs montureset de se hasarder dans ces chemins fangeux, qui se ressentaient de l'approche de l'hiver. La combinaison de ces grands arbres , des chemins creux et des clôtures , entretenait dans les bas-fonds une humidité qui souvent enveloppait les trois voya- geurs d'un manteau de glace. Après de pénibles fatigues , ils atteignirent , au lever du soleil, les bois de Marignay. Alors le voyage devint moins difficile dans le large sentier de la forêt. La lumière de l'aurore, la voûte formée par les branches, l'épaisseur des arbres, les mirent à l'abri de l'inclémence du ciel ; et les difficultés multipliées qu'ils avaient eu à surmonter d'abord ne se représentèrent plus. A peine avaient-ils fait une lieue environ à travers ces bois , qu'ils entendirent dans le lointain un murmure confus de voix et le bruit d'une sonnette dont les sons argentins n'avaient pas cette monotonie que leur imprime la marche des bestiaux. Tout en cheminant , CIIAPITKE XXI. 231 Galope-Chopine écouta celte mélodie avec beaucoup d'atlentioo. Bientôt une bouffée de vent lui apporta quelques mots psalmodiés, dont l'harmonie parut agir fortement sur lui ; car alors il dirigea les montures fatiguées dans un sentier qui devait écarter les voyageurs du chemin de Saint-James, et fit la sourde oreille aux représen- tations de mademoiselle de Verneuil , dont l'inquiétude fut extrême, à l'aspect de ce nouveau chemin. A droite et à gauche , d'énormes rochers de granit, posés les uns sur les autres, offraient de bizarres conOgurations. A travers ces blocs, d'immenses racines, semblables à de gros serpents, se glis- saient pour aller chercher au loin les sucs nourriciers de quelques hêtres séculaires. Les deux côtés de la route ressemblaient à ces grottes souterraines , célèbres par leurs stalactites. D'énormes fes- tons de pierre, où la verdure sombre du houx et des fougères s'alliait aux taches verdàtres ou blanchâtres des mousses, cachaient des précipices et l'entrée de quelques profondes cavernes. Quand les trois voyageurs eurent fait quelques pas dans un étroit sentier, le plus étonnant des spectacles vint tout à coup s'offrir aux regards de mademoiselle de Verneuil. Un bassin demi-circulaire , entière- ment composé de quartiers de granit , formait un amphithéâtre dans les gradins informes duquel de hauts sapins noirs et des châtaigniers jaunis s'élevaient les uns sur les autres , en présentant l'aspect d'un grand cirque à travers lequel le soleil de l'hiver sem- blait plutôt verser de sombres couleurs qu'épancher sa lumière, et où l'automne avait partout jeté le tapis fauve de ses feuilles séchées. Au centre de cette salle , dont le déluge semblait avoir été l'archi- tecte, s'élevaient trois énormes pierres druidiques qui formaient un vaste autel sur lequel était fixée une ancienne bannière d'église. Une centaine d'hommes agenouillés , et la tète nue , priaient avec ferveur dans cette enceinte où un prêtre , assisté de deux autres ecclésiastiques, disait la messe. La pauvreté des vêtements sacer- dotaux , la faible voix du prêtre , qui retentissait comme un mur- mure dans l'espace , ces hommes pleins de conviction , unis par un même sentiment et prosternés devant un autel sans pompe, la nudité de la croix , l'agreste énergie du temple, l'heure , le lieu , l'époque , tout donnait à cette scène le caractère de naïveté qui distingue les premières époques du christianisme. Mademoiselle de Verneuil resta frappée d'admiration. Cette 232 LES CHOUANS. messe dite au fond des bois , ce culte renvoyé par la persécution vers sa source , la poésie des anciens temps , hardiment jetée au milieu d'une nature capricieuse et bizarre , ces chouans armés et désarmés , cruels et priants , hommes et enfants , tout cela ne res- semblait à rien de ce qu'elle avait encore vu ou imaginé. Elle se souvenait bien d'avoir admiré dans son enfance les pompes de cette église romaine si flatteuses pour les sens ; mais elle ne connaissait pas encore Dieu tout seul , sa croix sur l'autel , son autel sur la terre ; au lieu des feuillages découpés qui couronnent les arceaux gothiques, les arbres de l'automne soutenant le dôme du ciel ; au lieu des mille couleurs projetées par les vitraux , le soleil glissant à peine ses rayons rougeàtres et ses reflets assombris sur l'autel , sur le prêtre et sur les assistants. Les homnies n'étaient plus là qu'un fait et non un système; c'était une prière et non une religion. Mais les passions humaines , dont la compression momentanée laissait à ce tableau toutes ses harmonies , ne tardèrent pas à ap- paraître au sein de cette scène mystérieuse et l'animèrent puis- samment. A l'arrivée de mademoiselle de Verneuil , l'évangile s'achevait. Bientôt elle aperçut , non sans quelque eff'roi , l'abbé Gudin , et se déroba précipitamment à ses regards , en profitant d'un immense fragment de granit qui lui fit une cachette où elle attira vivement Francine , en essayant d'arracher Galope-Chopine de la place qu'il avait choisie pour participer aux bienfaits de cette cérémonie ; mais ses efforts furent inutiles. Elle espéra échapper au danger qui la menaçait en remarquant que , par la nature du terrain , elle pour- rait se retirer avant tous les assistants. A la faveur d'une large fissure du rocher, elle vit l'abbé Gudin monter sur un quartier de granit tombé , dont il se fit une chaire , et il y commença son prône en ces termes : In nomine Patris et Filii, et Spiritûs Sancti. Tous les assistants firent le signe de la croix. — Mes chers frères , reprit-il , nous prierons d'abord pour les tré- passés : Jean Cochegrue ; Nicolas Laferté ; Joseph Brouet ; François Parquoi ; Sulpice Coupiau ; CHAPITRE xxi. 233 Tous de cette paroisse et morts des blessures qu'ils ont reçues au combat de la Pèlerine et au siège de Fougères. De profundis , etc. Ce psaume fut récité , suivant l'usage , par les assistants et par les clercs , qui disaient alternativement un verset avec une ferveur de bon augure pour le succès de la prédication. Lorsque le psaume des morts fut achevé, l'abbé Gudin continua d'une voix dont la violence alla toujours en croissant , car l'ancien jésuite n'ignorajt pas que la véhémence du débit était le plus puis- sant des arguments pour persuader ses sauvages auditeurs. Il s'écria : « Ces défenseurs de Dieu , chrétiens , vous ont donné l'exemple du devoir. N'êtes-vous pas honteux de ce qu'on peut dire de vous dans le paradis? Sans ces bienheureux, qui ont dû y être reçus à bras ouverts par tous les saints , notre Seigneur pourrait croire que votre paroisse est habitée par des Mahumétisches ! . . . . — Comment , dit-on dans la Bretagne , et chez le roi , les bleus ont renversé les autels , ils ont tué les recteurs , ils ont assassiné le roi et la reine , ils veulent prendre tous les paroissiens de Bretagne pour en faire des bleus comme eux , et les envoyer se battre hors de leurs paroisses, dans des pays bien éloignés... et les gars de Marignay, où l'on a brûlé l'église, sont restés les bras battants? Oh , oh ! cette république de damnés a vendu à l'encan les biens de Dieu et ceux des seigneurs , elle en a partagé le prix entre ses bleus ; puis , pour se nourrir d'argent , comme elle se nourrit de sang, elle vient de décréter de prendre trois livres sur les écus de six francs , comme elle veut emmener trois hommes sur six... et les gars de Marignay n'ont pas pris leurs fusils pour chasser les bleus de Bre- tagne? Ah, ah!., le paradis leur sera refusé, et ils ne pourront jamais faire leur salut. C'est donc de votre salut , chrétiens , qu'il s'agit. C'est votre âme que vous sauverez en combattant pour la religion et pour le roi. Sainte Anne d'Auray elle-même m'est appa- rue avant-hier, à deux heures et demie. Elle m'a dit, comme je vous dis : — Tu es un prêtre de Marignay? — Oui , madame. — Eh bien! je suis Sainte Anne d'Auray, tante de Dieu , à la mode de Bretagne. Je suis toujours à Auray et encore ici , parce que je suis venue pour que tu dises aux gars de Marignay qu'il n'y a pas de salut à espérer pour eux s'ils ne s'arment pas. Aussi, leur refuseras-tu l'absolution de leurs péchés, à moins qu'ils ne servent Dieu. Tu 234 LES CHOUANS. béniras leurs fusils , et les gars qui seront sans péché ne manqueront pas les bleus , parce que leurs fusils seront consacrés. » Elle a disparu en laissant sous le chêne de la Patte-d'Oie une odeur d'encens. J'af marqué l'endroit. Une belle vierge de bois y a été placée par M. le recteur de Saint-James. Or, la mère de Pierre- Leroi, dit Marche-à-Terre, y étant venue prier le soir, a été guérie de ses douleurs, à cause des bonnes œuvres de son fils. La voilà au milieu de vous , et vous la verrez de vos yeux marcher toute seule. C'est un miracle fait, comme la résurrection du bienheureux Marie Lambrequin , pour vous prouver que Dieu n'abandonnera jamais la cause des Bretons, quand ils combattront pour ses serviteurs et pour le roi. » Ainsi, mes chers frères, si vous voulez faire votre salut et vous montrer les défenseurs du roi, notre seigneur, vous devez obéir à tout ce que vous commandera celui que le roi a envoyé, que nous nommons le Gars. Alors vous nç serez plus comme des Maho- métisches , et vous vous trouverez avec tous les gars de toute la Bretagne sous la bannière de Dieu. Vous pourrez reprendre dans les poches des bleus tout l'argent qu'ils auront volé ; car, si pendant que vous faites la guerre, vos champs ne sont pas semés, le Seigneur et le roi vous abandonnent les dépouilles de ses ennemis. » Voulez-vous, chrétiens, qu'il soit dit que les gars de Marignay sont en arrière des gars du Morbihan , des gars de Saint-Georges , de ceux de Vitré , d'Antrain , qui tous sont au service de Dieu et du roi? Leur laisserez-vous tout prendre? Resterez-vous comme des hérétiques, les bras croisés, quand tant de Bretons font leur salut et sauvent leur roi ? Vous abandonnerez tout pour moi î a dit l'Évangile. N'avons-nous pas déjà abandonné les dîmes , nous autres! Abandonnez donc tout pour faire cette guerre sainte! Vous serez comme les Machabées ; tout vous sera pardonné. Vous trouverez au milieu de vous les recteurs et leurs curés, et vous triompherez ! » Faites attention à ceci , chrétiens , dit-il en terminant : pour aujourd'hui seulement nous avons le pouvoir de bénir vos fusils. Ceux qui ne profiteront pas de cette faveur , ne retrouveront plus la Sainte Vierge d'Auray aussi miséricordieuse, et elle ne les écou- terait plus , comme elle l'a fait dans la guerre précédente. » Cette prédication, soutenue par l'éclat d'un organe emphatique et CHAPITRE XXI. 235 par des gestes multipliés, qui mirent l'orateur tout en eau, produi- sit en apparence peu d'effet. Tous les paysans, immobiles et debout, les yeux attachés sur l'orateur , ressemblaient à des statues ; mais mademoiselle de Yerneuil remarqua bientôt que cette attitude générale était le résultat d'un charme jeté par l'abbé sur cette foule. Il avait, à la manière des grands acteurs, manié tout son public comme un seul homme. Le prédicateur avait parlé aux intérêts et aux passions. 11 avait absous d'avance les excès. Sa parole mensongère venait de délier les seuls liens qui retinssent ces hommes grossiers dans l'observation des préceptes de la morale. Il avait prostitué le sacerdoce aux intérêts politiques ; car, dans ces temps de révolution , chacun faisait , au profit de son parti , une arme de ce qu'il possédait , et la croix pacifique des temples devenait un instrument de guerre aussi bien que le soc nourricier des charrues. Ne rencontrant aucun visage avec lequel elle put s'entendre, mademoiselle de Verneuil se retourna pour regarder Francine; mais elle ne fut pas médiocrement surprise de lui voir partager cet enthousiasme et dire son chapelet sur celui de Galope-Chopine, qui le lui avait sans doute abandonné pendant la prédication. — Francine! lui dit-elle à voix basse, tu as donc peur d'être une Mahométische ? — Oh ! mademoiselle , répliqua la Bretonne , voyez donc là-bas la mère de Pierre qui marche. L'attitude de Francine annonçait une conviction si profonde , que mademoiselle de Yerneuil comprit alors tout le secret de ce prune , l'influence du clergé sur les campagnes , et les prodigieux effets de la scène qui commença sous ses yeux. Les paysans les plus voisins de l'autel s'avancèrent un à un , et s'agenouillèrent en offrant leurs fusils au prédicateur qui les remet- tait sur l'autel. Galope-Chopine se hâta d'aller présenter son fusil.. Les trois prêtres entonnèrent l'hymne du Veni Creator. Le célébrant enveloppa ces instruments de mort dans un nuage de fumée bleuâtre, en décrivant des dessins qui semblaient s'entrelacer. Lorsque la brise eut dissipé le nuage d'encens , les fusils furent distribués par ordre. Chaque homme reçut le sien à genoux, et, en le lui rendant, les trois prêtres récitaient une prière latine. Lorsque les hommes armés revinrent à leurs places , l'enthousiasme sourd et profond 236 LES CHOUANS. de l'assistance éclata d'une manière formidable, mais attendris- sante. — Domine, salvum fac regemi Telle était la prière que le prédicateur avait entonnée d'une voix retentissante , et que^ par deux fois , l'assistance chanta violemment. Ces cris eurent quelque chose de sauvage et de guerrier. Les deux notes du mot regem, facilement traduit par ces paysans, furent attaquées avec tant d'énergie , que mademoiselle de Yerneuil ne put s'empêcher de reporter ses pensées avec attendrissement sur la famille des Bourbons exilés. Ces souvenirs éveillèrent ceux de sa vie passée. Sa mémoire lui retraça les fêtes de cette cour maintenant dispersée , et au sein desquelles elle avait brillé. La figure du mar- quis s'introduisit dans cette rêverie. Alors, avec cette mobilité naturelle à l'esprit d'une femme, elle oublia le tableau qui s'offrait à ses regards , et revint à ses projets de vengeance où il s'en allait de sa vie , mais qui pouvaient échouer devant un regard. En pen- sant à paraître belle , dans le moment le plus décisif de son exi- stence, elle songea qu'elle n'avait pas d'ornements pour parer sa tête au bal , et fut séduite par l'idée de se coiffer avec une branche de houx , dont les feuilles crispées et les baies rouges attiraient en ce moment son attention. — Oh , oh ! dit Galope-Chopine , mon fusil pourra rater des oiseaux, mais des bleus... jamais! Et il hocha la tête en signe de satisfaction. Mademoiselle de Yerneuil examina plus attentivement la figure de son guide, et y trouva le type de toutes celles qu'elle venait de voir. Ce vieux chouan ne trahissait certes pas autant d'idées qu'il y en aurait eu chez un enfant. Une joie naïve ridait ses joues et son front , quand il regardait son fusil ; et alors une religieuse convic- tion jetait dans l'expression de sa joie une teinte de fanatisme qui , pour un moment , faisait participer cette sauvage figure aux vices de la civilisation. Ils atteignirent bientôt un village, c'est-à-dire la réunion de quatre ou cinq habitations semblables à celle de Galope-Chopine , où les chouans nouvellement recrutés arrivèrent, pendant que mademoiselle de Yerneuil achevait un repas dont le beurre , le pain et le laitage firent tous les frais. Cette troupe irréguhère était conduite par le recteur, qui tenait à la main une croix grossière CHAPITRE XXI. 237 transformée en drapeau ; et , à quelques pas derrière lui , un gart portait la bannière de la paroisse. Alors mademoiselle de Yerneuil se trouva forcément réunie à ce détachement qui se rendait comme elle à Saint-James , et qui la protégea naturellement contre toute espèce de danger, du moment où Galope-Chopine eut fait l'heureuse indiscrétion de dire au chef de cette troupe qu'elle était la bonne amie du Gars. 30 238 LES CHOUANS. rHiv-ry. 4^^i5r-==- CHAPITRE XXII. 1 JirYfnoi slh gf i«2 noJe Vers le coucher du soleil , les trois voyageurs arrivèrent à Saint- James , petite ville qui doit son nom aux Anglais par lesquels elle fut bàlie, au quatorzième siècle, pendant leur domination en Bre- tagne. J^ ^.iltH.iJJ Avant d'y entrer, mademoiselle de Verneuil fut témoin d'une étrange scène de guerre à laquelle elle ne donna pas beaucoup d'at- tention, car elle craignit d'être reconnue par quelques-uns de ses ennemis, et cette peur lui fit hâter sa marche. Cinq à six raille paysans étaient campés dans un champ. Leurs costumes , assez semblables à ceux des réquisitionnaires de la Pèle- rine, excluaient toute idée de guerre. Cette réunion tumultueuse d'hommes ressemblait à celle d'une grande foire. Il fallait même quelque attention pour découvrir qu'ils étaient armés, car leurs peaux de bique , si diversement façonnées , cachaient presque leurs fusils, et l'arme la plus visible était la faux par laquelle quelques-uns remplaçaient les fusils qu'on devait leur distribuer. Les uns buvaient et mangeaient ; les autres se battaient ou se disputaient à haute voix. La plupart étaient couchés par terre et dormaient. Il n'y avait nulle apparence d'ordre et de discipline. Un officier, portant un uniforme rouge, attira l'attention de mademoiselle de Verneuil. Elle le supposa devoir être au service d'Angleterre. Plus loin, deux autres officiers paraissaient vouloir apprendre à quelques chouans , plus intelligents que les autres , à manœuvrer deux pièces de canon qui semblaient former toute l'artillerie de l'armée royaliste. Des hurlements accueillirent l'arrivée des gars de Marignay, qui furent reconnus à leur bannière. A la faveur du mouvement que cette troupe et les recteurs excitèrent dans le camp, mademoiselle de Verneuil put le traverser sans danger, et s'introduisit dans la CHAPITRE XXII. 239 ville. Elle atteignit une petite auberge de peu d'apparence, et qui n'était pas très-éloignée de la maison où se donnait le bal. La ville était envahie par tant de monde , qu'après toutes les peines imagi- nables , elle n'obtint qu'une mauvaise petite chambre. Lorsqu'elle y fut installée , et que Galope-Chopine eut remis à Francine les cartons qui contenaient la toilette de sa maîtresse, il resta debout, dans une attitude d'attente et d'irrésolution incroyable. En tout autre moment , mademoiselle de Verneuil se serait amusée à voir ce qu'est un paysan breton sorti de sa paroisse ; mais elle rompit le charme , en tirant de sa bourse quatre écus de six francs qu'elle lui présenta. — Prends donc! dit-eUe- à Galope-Chopine; et., si tu veux m'obliger, tu retourneras sur-le-champ à Fougères , sans passer par le camp et sans goûter au cidre. Le chouan, étonné d'une telle libéralité, regardait tour à tour les quatre écus qu'il avait pris et mademoiselle de Yerneuil ; mais elle ût un geste de main , et il disparut. — Comment pouvez-vous le renvoyer, mademoiselle? demanda Francine. N'avez-vous pas vu comme la ville est entourée? Comment la quitterons-nous? Qui vous protégera ici ?.... — N'as-tu pas ton protecteur? dit mademoiselle de Yerneuil en sifflant sourdement d'une manière moqueuse , à la manière de Marche-à-Terre, dont elle essaya de contrefaire l'attitude. Francine rougit, puis sourit tristement de la gaieté de sa maîtresse, enfin elle lui dit : — Mais où est le vôtre ? Mademoiselle de Verneuil tira brusquement son poignard , et le montra à la Bretonne effrayée, qui se laissa aller sur une chaise, en joignant les mains : — Qu'ètes-vous donc venue chercher ici , Marie? s'écria-t-elle d'une voix suppliante, qui ne demandait pas de réponse. *^ *iii "^'i^^' ■ ^M4^ Mademoiselle de Verneuil était' occiï{ié€ à contourner les branèh^ de houx qu'elle avait cueillies, el disait : — Je ne sais pas si ce houx sera bien joli dans les cheveux. Un visage aussi éclatant que le mien peut seul supporter une aussi sombpe coiffure. Qu'en dis-tu» Francine?.... C'était au milieu de mille propos semblables, qui annonçaient la plus grande liberté d'esprit , que cette singulière fille procédait à sa toilette. ' -r 240 LES CHOUANS. ; Une robe de mousseline des Indes, assez courte et semblable à un linge mouillé, révéla les contours délicats de ses formes. Elle revêtit une petite tunique rouge dont les plis nombreux et graduel- lement plus allongés, à mesure qu'ils tombaient sur le côté , dessi- naient le cintre gracieux des tuniques grecques. Ce voluptueux vêtement des prétresses antiques rendit moins indécente la robe que la mode de cette époque permettait aux femmes de porter. Mademoiselle de Yerneuil voulut encore modifier l'impudeur de la mode , et couvrit d'une gaze très-claire ses blanches épaules que le corsage décolleté de la tunique laissait trop à nu. Elle tourna les longues nattes de ses cheveux de manière à leur faire former, derrière la tète, ce cône imparfait et aplati qui donne tant de grâce à la figure de quelques statues antiques, par une prolongation fac- tice de la tête, et quelques boucles réservées au-dessus du front retombèrent , de chaque côté de son visage , en longs rouleaux bril- lants. Ainsi vêtue , ainsi coiffée , elle offrait une ressemblance par- faite avec les plus beaux chefs-d'œuvre du ciseau grec. Quand elle eut, par un sourire, donné son approbation à cet édifice d'air et de jais, dont les moindres dispositions faisaient ressortir les beautés de son visage, elle y posa la couronne de houx qu'elle avait préparée, et dont les nombreuses baies rouges répétèrent heureusement, au milieu de cette coiffure , la couleur de la tunique. Tout en tor- tillant quelques feuilles pour produire des oppositions capricieuses entre les sens et les revers , mademoiselle de Verneuil regarda dans une glace l'ensemble de sa toilette , et dit , com.me si elle eût été entourée de flatteurs : — Je suis horrible ce soir 1 J'ai l'air d'une statue de la Liberté. Elle plaça soigneusement son cangiar au milieu de son corset, en laissant passer les rubis dont le manche était orné , et dont les reflets rougeâtres donnèrent une grâce de plus à sa toilette , en attirant les yeux sur les trésors voilés que sa rivale avait si indi- gnement prostitués. Francine ne put se' résoudre à quitter sa maîtresse. Quand elle la vit prête à partir, elle sut trouver, pour l'accompagner, des prétextes dans tous les obstacles que les femmes ont à surmonter en allant à une fête dans une petite ville de la Basse-Bretagne. Ne fallait-il pas qu'elle débarrassât mademoiselle de Verneuil du manteau dont elle s'était enveloppée ; de la double chaussure que CHAPITRE XXII. 241 la boue et le fumier de la rue avaient nécessitée , quoiqu'on l'eût fait sabler ; et du voile de gaze sous lequel elle avait dérobé sa tête aux regards des gens du pays , attirés par la curiosité autour de la maison où la fête avait lieu? La foule était si nombreuse, qu'elles s'avancèrent entre deux haies de chouans. Francine n'essaya pas de retenir sa maîtresse , mais , après lui avoir rendu les derniers services exigés par une toilette dont le mérite consistait dans une extrême fraîcheur, elle resta toute triste dans la chambre où elle était , ne voulant pas l'abandonner aux hasards de sa destinée , sans être à même de voler à son secours, car la pauvre Bretonne ne pré- voyait que des malheurs. Une scène assez étrange avait lieu dans l'appartement de M. de Montauran , au moment où mademoiselle de Yerneuil se rendait à la fête. Le jeune marquis achevait sa toilette et passait ce large ruban rouge qui devait servir à le faire reconnaître comme le pre- mier personnage de cette assemblée , lorsque l'abbé Gudia entra d'un air inquiet. — Monsieur le marquis, venez vite, lui dit^l. Vous seul pour- rez calmer l'orage qui s'est élevé , je ne sais à quel propos , entre les chefs. Ils parlent de quitter le service du roi. Je crois que ce diable de Cottereau , le contrebandier , est cause de tout le tumulte. Ces querelles-là sont toujours causées par une niaiserie. Madame du Gua lai a reproché , m'a-t-on dit, d'arriver au bal très-mal vêtu. — Il faut que cette femme soit folle, s'écria le marquis, pour vouloir... — Cottereau , reprit l'abbé , a répliqué que si vous lui aviez donné l'argent promis au nom du roi... , ju nKitij^ — Assez, assez, l'abbé. Je comprends tout maintenant. Geftte scène a été convenue, n'est-ce pas?,... et vous êtes l'ambassa- deur... .2 eifir inovmai bcn ?.h)Jlsi — Moi, monsieur le marquis! reprit l'ahbé en interrompamt. Je vais vous appuyer vigoureusement , et vous me rendrez , j'es- père, la justice de croire que le rétablissement de nos. autels en France , celui du roi sur le trône de ses pères , sont pour mes humbles travaux de bien plus puissants attraits, qjip^et,é*âçh^ de Rennes.. Il -ifi'^Rii kI ah •)! ?nrh gl^} ^inu r )nr,"«^ ---^ L'abbé n'osa poursuivre , car, à ces mots , le marquis s'était mis à sourire avec amertume. , iir,],^ gne mon uciuat..: 242 LES CHODA>S. Le jeuoe chef réprima aussitôt la tristesse des réflexions qu'il faisait ; son front prit une expression sévère , et il suivit l'abbé Gudin dans une salle où retentissaient de violentes clameurs. — Je ne reconnais ici l'autorité de personne, s'écriait le contre- bandier en jetant des regards enflammés à tous ceux qui l'entou- raient , et en portant la main à la poignée de son sabre. — Reconnaissez-vous celle du bon sens ? lui demanda froidement le marquis. ^^Le farouche contrebandier se retourna , reconnut le général des armées catholiques, et garda le silence. — Qu'y a-t-il donc, messieurs? dit le je^ûjÇ.jofeef en examinant tous les visages. ,^i ^^„t anr», — Il y a , monsieur le marquis , reprit Cottereau , embarrassé comme un homme du peuple qui reste d'abord sous le joug du pré- jugé devant un grand seigneur, mais qui ne connaît plus de bornes aussitôt qu'il a franchi la barrière qui l'en sépare, parce qu'il ne voit alors en lui qu'un égal ; il y a , dit-il , que vous venez fort à propos. Je ne sais pas dire des paroles dorées; aussi m'expliquerai-je rondement. J'ai commandé cinq cents hommes pendant tout le temps de la dernière guerre. Depuis que nous avons repris les armes , j'ai su trouver pour le service du roi mille têtes aussi dures que le fer. Voici sept ans que je risque ma vie pour la bonne cause , je ne vous le reproche pas, mais toute peine mérite salaire. Or, pour com- mencer, je veux qu'on m'appelle monsieur de Cottereau. Je veux que le grade de colonel me soit reconnu , sinon je traite de ma sou- mission avec le premier consul. Voyez-vous, monsieur le marquis, mes hommes et moi nous avons un créancier diablement importun et qu'il faut toujours satisfaire ! — Le voilà ! ajouta-t-il en se frap- pant le ventre. — Les violons sont-ils venus? demanda le marquis à madame du Gua avec un accent moqueur. Mais le contrebandier avait brutalement traité un sujet trop important , et ces esprits, aussi calculateurs qu'ambitieux , étaient depuis trop longtemps en suspens sur ce qu'ils avaient à espérer du roi , pour que le dédain du jeune chef pût mettre un terme à cette scène. Longuy se plaça vivement devant M. de Montauran et lui dit avec un calme affecté : CHAPITRE XXII. 243 — Prenez garde , monsieur le marquis , vous traitez trop légè- rement des hommes qui ont quelque droit à la reconnaissance de celui que vous représentez ici. Nous savons que sa majesté vous a donné tout pouvoir pour attester nos services qui doivent trouver leur récompense dans ce monde ou dans l'autre ; car , chaque jour, réchafaud est dressé pour nous. Je sais , quant à moi , que le grade de lieutenant-général... — Vous voulez dire maréchal-de-camp. — Non , monsieur le marquis , j'ai rempli ces fonctions-là dans la dernière guerre , sous Charrette. Le grade dont je parle ne pou- vant pas m'être contesté , je ne plaide point en ce moment pour mol, mais pour tous mes intrépides frères d'armes, dont les services ont besoin d'être constatés. Votre signature et vos promesses leur suffiront aujourd'hui ; et , dit-il tout bas , j'avoue qu'ils se conten- tent de peu de chose. Mais, reprit-il en haussant la voix, quand le soleil se lèvera dans le château de Versailles , pour éclairer les jours heureux de la monarchie, alors les fidèles qui auront aidé le roi à conquérir la France en France , pourront-ils facilement obtenir des grâces pour leurs familles , des pensions pour les veuves, et la restitution des biens qu'oii leur a si imal à propos confisqués ? J'en doute. Alors, monsieur le marquis , les preuves des services rendus ne seront pas inutiles. Je ne me défierai jamais du roi , mais bien de ces cormorans de ministres et de courtisans qui lui corneront aux oreilles des considérations sur le bien public , l'hon- neur de la France, les intérêts de la couronne, et mille autres billevesées. Puis l'on se moquera d'un loyal Vendéen ou d'un brave chouan , parce qu'il sera vietix et que la brette qii'il aura tirée pouf la bonne cause lui battra dans des jambes amaigries par les souffrances... Trouvez-vous que nous ayons tort? — Vous parlez admirablement bien , monsieur de Lôhgùy , mais un peu trop tôt, répondit le marquis. — Écoutez donc , marquis , lui dit le comté de Bativan à voix basse, il a, par ma foi , débité dé fort bpnnes choses. Voiis êtes sûr, vous, de toujours avoir l'oreille du roi; mais, tious autres î nous n'irons voir le maître que de loin en loin ; et je vous aVoue que si \o\is ne me donniez pas voire parole de gentilhomme, de me faire obtenir , en temps et lieu , la charge de grand-maître des eaux- et-forêts de France, du diable si je risquerais mon cou. Conquérir 244 LES CHOUANS. la Normandie au roi , ce n'est pas une petite tâche ; aussi espéré-je bien avoir l'Ordre. — Mais , ajouta-t-il en rougissant , nous avons le temps de penser à cela. Dieu me préserve d'imiter ces pauvres hères et de vous harceler. Vous parlerez de moi au roi , et tout sera dit. Alors chacun des chefs trouva le moyen de faire savoir au marquis, d'une manière plus ou moins ingénieuse , le prix exagéré qu'il attendait de ses services. L'un demandait modestement le gouvernement de Bretagne, l'autre une baronnie, celui-ci un grade , celui-là un commandement ; tous voulaient des pensions. — Eh bien î Renty , dit le marquis au jeune chevalier , tu ne veux donc rien , toi ? — Ma foi , marquis , ces messieurs ne me laissent que la couronne de France; mais je pourrais bien m'en accommoder... — Ehl messieurs, dit l'abbé Gudin d'une voix tonnante , songez donc que si vous êtes si empressés , vous gâterez tout au jour de la victoire. Le roi ne sera-t-il pas obhgé de faire des concessions aux révolutionnaires ? — Aux jacobins 1 s'écria le contrebandier. Ahî que le roi me laisse faire, et je réponds d'employer mes mille hommes à les pendre. — Monsieur de Cottereau, reprit le marquis, je vois entrer quelques personnes invitées à se rendre ici. Nous devons rivaliser de zèle et de soins pour les décider à coopérer à notre sainte entre- prise, et vous comprenez que ce n'est pas le moment de nous occuper de vos demandes , fussent-elles justes. En parlant ainsi , le marquis s'avançait vers la porte comme pour aller au-devant de quelques nobles des pays voisins , qu'il avait entrevus ; mais le hardi contrebandier lui barra le passage d'un air soumis et respectueux. — Non , non , monsieur le marquis , excusez-moi ; mais les jaco- bins nous ont trop bien appris que ce n'est pas celui qui fait la moisson qui mange la galette. Signez-moi ce chiffon de papier , et demain je vous amène quinze cents gars ; sinon , je me rends... Le marquis regarda fièrement autour de lui ; mais il vit que la hardiesse du vieux chef et son air résolu ne déplaisaient à aucun des spectateurs dece débat. Un seul homme, assisdans un coin, semblait ne prendre aucune part à la scène et s'occupait à charger de tabac CHAPITRE XXII. 245 une pipe eu terre blanche. L'air de mépris qu'il témoignait pour les orateurs , son attitude modeste et le regard compatissant que ^ le marquis rencontra dans ses yeux , lui firent examiner ce serviteur généreux dans lequel il reconnut le garde-chasse de madame du Gua. Le chef alla brusquement à lui. — Et toi , lui dit-il , que demandes-tu? — Oh ! monsieur le marquis , si le roi fait rendre à mon jeune maître la terre que les bleus lui ont prise , je ne tirerai jamais de daim sans penser que , sauf la Sainte Vierge d'Auray , nous devons tout au roi . — Mais toi ? — Oh ! moi , monseigneur veut rire. Le marquis serra la main calleuse du Breton , et dit à madame du Gua , dont il s'était rapproché : — Madame , je puis périr dans mon entreprise avant d'avoir eu le temps de faire parvenir au roi un rapport fidèle sur les armées catholiques de la Bretagne. Si vous voyez la restauration , n'oubliez pas ce brave homme. Il y a plus de vraie noblesse en lui que dans tous ces gens-là. Et il montra les chefs qui attendaient avec une certaine impatience que le jeune marquis fit droit à leurs demandes. Tous tenaient à la main des papiers déployés où leurs services avaient sans doute été constatés par les généraux royalistes des guerres précédentes , et tous commençaient à murmurer. '"' Au milieu d'eux , l'abbé Gudin , le comte deBauvan et le chevalier de Renty se consultaient pour aider le marquis à repousser des prétentions aussi exagérées ; car ils trouvaient la position du jeune chef très-délicate. Tout à coup le marquis promena ses yeux bleus , brillants d'ironie, sur cette assemblée, et dit d'une voix claire : — Messieurs, je ne sais pas si les pouvoirs que le roi a daigné me confier sont assez étendus pour que je puisse satisfaire à vos demandes. Il n'a peut-être pas prévu tant de zèle et de dévouement. Vous allez juger vous-mêmes de mes devoirs; peut-être sàurai-je les accomplir. Il disparut et revint promptementen tenant à la main une lettre déployée , revêtue du sceau et de la signature royale. — Voici les lettres-patentes en vertu desquelles vous devez m'obéir. Elles m'autorisent à gouverner la province de Bretagne au 31 246 LES CHOUANS. nom du roi, et à reconnaître les services des officiers qui se seront distingués dans ses armées. Un mouvement de satisfaction éclata dans l'assemblée. Les chouans s'avancèrent vers le marquis , en décrivant autour de lui un cercle respectueux. Tous les yeux étaient attachés sur la signature du roi. Le jeune chef, qui se tenait debout devant la cheminée, se retourna et jeta les lettres dans le feu où elles furent consumées en un clin-d'œil. — Je ne veux plus commander, s'écria le jeune homme , qu'à ceux qui verront un roi dans le roi et non une proie à dévorer. Vous êtes libres, messieurs, de m'abandonner... Madame du Gua, l'abbé Gudln , le garde-chasse, le jeune cheva- lier de Renty , le comte , enthousiasmés , firent entendre le cri de vive le roi/^t , si d'abord les autres chefs hésitèrent un moment à le répéter, ils furent bientôt entraînés par la noble action du mar- quis , et le prièrent d'oublier ce qui venait de se passer, en l'assu- rant que , sans lettres-patentes , il serait toujours leur chef. — Allons danser, s'écria le chevalier , et advienne que pourra ! Après tout, ajouta-t-il gaiement , il vaut mieux , mes amis , s'adres- ser à Dieu qu'à ses saints. Battons-nous d'abord , et nous verrons après. — Ah! c'est vrai , ça. Sauf votre respect , monsieur le chevaHer, dit le garde-chasse à voix basse , je n'ai jamais vu réclamer dès le matin le prix de la journée. L'assemblée se dispersa dans les salons où quelques personnes étaient déjà réunies. Le marquis essaya vainement de quitter l'air "sombre qui altéra son visage. Alors les chefs aperçurent aisément les impressions défavorables que cette scène avait produites sur un homme dont le dévouement était encore accompagné des belles illusions de la jeunesse , et ils en furent tous honteux. Une joie réelle éclatait dans cette réunion composée des personnes les plus exaltées du parti royaliste , qui , n'ayant jamais pu juger , du fond d'une province insoumise , les événements de la révolution française , devaient prendre les espérances les plus hypothétiques pour des réalités. Les opérations hardies commencées par M. de Montauran , son nom , sa fortune , sa capacité relevaient tous les courages, etcausaient cette ivresse politique, la plus dangereuse de toutes , en ce qu'elle ne se refroidit que dans des torrents de sang, CHAPITRE XXH. 247 presque toujours inutilement versé. Pour toutes les personnes pré- sentes, la révolution n'était qu'un trouble passager , dans le royaume de France, où, pour elle, rien ne paraissait changé. Ces campa- gnes appartenaient toujours à la maison de Bourbon ; car les roya- listes y régnaient si complètement, que, quatre années auparavant , Hoche y obtint moins la paix qu'un armistice. Les nobles traitaient donc fort légèrement les révolutionnaires , et les femmes se dis- posaient fort gaiement à danser. Quelques-uns des chefs qui s'étaient battus avec les bleus connaissaient seuls la gravité de la crise actuelle, et, sachant que, s'ils parlaient du premier consul et de sa puissance à leurs compatriotes arriérés, ils n'en seraient pas com- pris , tous causaient entre eux en regardant les femmes avec une insouciance dont elles se vengeaient en se critiquant entre elles. Madame du Gua , qui semblait faire les honneurs du bal , essayait de tromper l'impatience des danseuses en adressant successivement à chacune d'elles les flatteries en usage. Déjà l'on entendait les sons criards des instruments que l'on mettait d'accord , lorsque madame du Gua aperçut le marquis dont la Ggure conservait encore une expression de tristesse , et alla brusquement à lui. n . îiml ku-u^a — Ce n'est pas , j'ose l'espérer , la scène très-ordinaire que vous avez eue avec ces manans qui peut vous accabler, lui dit-elle. Elle n'obtint pas de réponse; car le marquis, absorbé dans sa rêverie, croyait entendre quelques-unes des raisons que, d'une voix prophétique , mademoiselle de Verneuil lui avait données , au milieu de ces mômes chefs, à la Vivetière, pour l'engager à aban- donner la lutte des rois contre les peuples. Mais ce jeune homme avait trop d'élévation dans l'àme , trop d'orgueil, trop de convictioH peut-être, pour délaisser l'œuvre de sa pensée , et il se décidait en ce moment à la poursuivre courageusement , malgré les obstacles. Il releva la tête avec fierté , et alors il comprit ce que lui disait madame du Gua. — Vous êtes sans doute à Fougères ? disait-elle avec une. amer- tume qui révélait l'inutilité des efl'orts qu'elle avait tentés pour distraire le marquis. Ah 1 monsieur , je donnerais mon sang pour vous la mettre entre les mains et vous voir heureux avec elle. — Pourquoi donc avoir tiré sur elle avec tant d'adresse? — Parce que je la voudrais morte ou dans vos bras. Oui , mon- sieur , j'ai pu aimer le marquis de Montauran le jour où j'ai cru 248 LES CHOUANS. voir en lui un héros. Maintenant je n'ai plus pour lui qu'une dou- loureuse amitié, en le voyant séparé de la gloire par le cœur nomade d'une fille d'opéra. — Pour de l'amour, reprit le marquis avec l'accent de l'ironie , vous me jugez bien mal ! Si j'aimais cette fille-là , madame , je la désirerais moins et, sans vous, peut-être n'y penserais-je déjà plus. — La voici , dit brusquement madame du Gua. La précipitation que mit le marquis à tourner la tête lui fit mal ; mais la vive lumière des bougies lui permit de bien voir les plus légers changements qui se firent dans les traits de cet homme si violemment aimé , et elle crut découvrir quelques espérances pour son amour, lorsqu'il ramena sa tête vers elle , en souriant de cette ruse toute féminine. — De quoi riez-vous donc? demanda le comte de Bauvan. — D'une bulle de savon qui s'évapore ! répondit madame du Gua toute joyeuse. Le marquis , s'il faut l'en croire , s'étonne aujourd'hui d'avoir senti son cœur battre un instant pour cette fille qui se disait mademoiselle de Verneuil. Vous savez ? — Cette fille! reprit le comte avec un accent de reproche. Madame, c'est à l'auteur du mal à le réparer, et je vous donne ma parole d'honneur qu'elle est bien réellement la fille du duc de Verneuil. — 3Ionsieur le comte , dit le marquis d'une voix profondément altérée, laquelle de vos deux paroles croire , celle de la Vivetière ou celle de Saint-James? Une voix éclatante annonça mademoiselle de Verneuil. Le comte s'élança vers la porte , offrit la main à la belle inconnue avec les marques du plus profond respect ; et , la présentant à travers la foule curieuse au marquis et à madame du Gua : — Ne croire que celle d'aujourd'hui , répondit-il au chef stupéfait. Madame du Gua pâlit en voyant réellement cette malencontreuse parisienne , qui resta debout un moment , en jetant des regards orgueilleux sur cette assemblée où elle chercha les convives de la Vivetière. Elle attendit la salutation forcée de sa rivale , et , sans même regarder le marquis , se laissa conduire à une place d'hon- neur par le comte, qui la fit asseoir près de madame du Gua à laquelle elle rendit avec une grâce affectueuse un léger salut de protection , CHAPITRE XXII. 249 mais qui, par un instinct de femme, ne s'en fâcha point et prit aussitôt un air riant et amical. La mise extraordinaire et la beauté de mademoiselle de Verneuil excitèrent un moment les murmures de l'assemblée. Lorsque le marquis et madame du Gua tournèrent leurs regards sur les con- vives de la Vivetière , ils les virent dans une attitude de respect qui ne paraissait pas être joué , et chacun d'eux semblait chercher les moyens de rentrer en grâce auprès de la jeune fille. Les ennemis étaient donc en présence. 250 LES CHOUANS. CHAPITRï> XXIII. — Mais c'est une magie , mademoiselle ! Il n'y a que vous au monde pour surprendre ainsi les gens. Comment, venir toute seule? disait madame du Gua. "f^'jiiuuy;^ uru^ju — Toute seule , répéta mademoiselle deVernéuil ; ainsi, madame, vous n'aurez que moi , ce soir, à tuer. — Soyez indulgente, reprit madame du Gua. Je ne puis vous exprimer combien j'éprouve de plaisir à vous revoir. Vraiment, j'étais accablée par le souvenir de mes torts envers vous , et cher- chais une occasion qui me permît de les réparer. — Quant à vos torts , madame , je vous pardonne facilement ceux que vous avez eus envers moi ; mais j'ai sur le cœur la mort des bleus que vous avez assassinés. Je pourrais peut-être encore me plaindre de la raideur de votre correspondance... Hé bien! j'excuse tout , grâce au service que vous m'avez rendu. Madame du Gua perdit contenance en se sentant presser la main par sa belle rivale , qui lui souriait avec une grâce insultante. Le marquis était resté immobile ; mais , en ce moment , il saisit forte- ment le bras du comte. — Vous m'avez indignement trompé , lui dit-il , et vous avez com- promis jusqu'à mon honneur ; je ne suis pas un Géronte de comédie, et il me faut votre vie ou vous aurez la mienne. — Marquis , reprit le comte avec hauteur, je suis prêt à vous donner toutes les explications que vous désirerez. Et ils se dirigèrent vers la pièce voisine. Les personnes les moins initiées au secret de cette scène commençaient à en comprendre l'intérêt , en sorte que , quand les violons donnèrent le signal de la danse , personne ne bougea. — Mademoiselle , quel service assez immense ai-Je donc eu CHAPITRE XXIII. 251 l'honneur de vous rendre, pour mériter... reprit madame du Gua, en se pinçant les lèvres avec une sorte de rage. — Madame , ne m'avez-vous pas éclairée sur le vrai caractère du marquis de Montauran ? Avec quelle impassibilité cet homme affreux me laissait périr ! Je vous l'abandonne bien volontiers. — Que venez-vous donc chercher ici ? dit vivement madame du Gua. — L'estime et la considération que vous m'avez enlevées à la Vivetière, madame. Quant au reste, soyez bien tranquille; s'il revenait à moi , vous devez savoir qu'un retour n'est jamais de l'amour. Madame du Gua prit alors la main de mademoiselle de Verneuil avec cette affectueuse gentillesse de mouvement que les femmes déployent volontiers entre elles , surtout en présence des hommes. — Eh bien î ma pauvre petite , je suis enchantée de vous voir si raisonnable ; et si le service que je vous ai rendu a été d'abord bien rude , dit-elle en pressant la main qu'elle tenait , quoiqu'elle éprou- vât l'envie de la déchirer, lorsque ses doigts lui en révélèrent la moelleuse finesse , il sera du moins complet. Ecoutez : je connais le caractère du Gars , dit-elle avec un sourire perfide , eh bien ! il vous aurait trompée ; il ne veut et ne peut épouser personne. — Ah!.... — Oui , mademoiselle , il n'a accepté sa dangereuse mission que pour mériter la main de mademoiselle de Rohan , alliance pour laquelle sa majesté, lui a prorais tout son appui. — Ah , ah ! w '.nrr * i sHatl i Mademoiselle de Verneuil n'ajouta pas un mot à cette railleuse exclamation. Le jeune chevalier, impatient de se faire pardonner la plaisanterie qui avait donné le signal des injures à la Vivetière , s'avança vers elle en l'invitant respectueusement à danser ; elle lui tendit la main et s'élança pour prendre place au quadrille où figu- rait madame du Gua. La mise de ces femmes dont les toilettes rap- pelaient les modes de la cour exilée , et qui toutes avaient de la poudre ou les cheveux crêpés , sembla ridicule aussitôt qu'on put la comparer au costume à la fois élégant, riche et sévère, que la mode parisienne autorisait mademoiselle de Verneuil à porter , qui fut proscrit à haute voix , mais envié in pelto par les femmes. Les hommes ne se lassaient pas d'admirer la beauté d'une chevelure 252 LES CHOUANS. que rien ne gâtait , et les détails d'un ajustement dont la grâce était toute dans celle des proportions qu'il révélait. En ce moment , le marquis et le comte rentrèrent dans la salle de bal et arrivèrent derrière mademoiselle de Verneuil qui ne se retourna pas. Si une glace , placée vis-à-vis d'elle , ne lui eût pas appris la présence du marquis , elle l'eût devinée par la contenance de madame du Gua qui cachait mal , sous un air indifférent en appa- rence, l'impatience avec laquelle elle attendait la lutte qui, tôt ou tard , devait se déclarer entre les deux amants. Quoique le marquis s'entretînt avec le comte et deux autres personnes, il put néanmoins entendre les propos des cavaliers et des danseuses qui , selon les caprices de la contredanse , venaient occuper momentanément la place de mademoiselle de Verneuil et de ses voisins. — Oh ! mon Dieu , oui , madame , elle est venue toute seule , disait l'un. — Il faut être bien hardie , répondit la danseuse. — Mais si j'étais habillée ainsi , je me croirais toute nue , dit une autre dame. — Oh! ce n'est pas un costume décent, répHquait le cavalier ; mais elle est si belle, et il lui va si bien ! — Voyez , je suis honteuse pour elle de la perfection de sa danse. Ne trouvez-vous pas qu'elle a tout à fait l'air d'une fille d'opéra? répliqua la dame jalouse. — Croyez-vous qu'elle vienne ici pour traiter au nom du premier consul? demandait une troisième dame. — Quelle plaisanterie ! répondit le cavalier. — Elle n'apportera guère d'innocence en dot, dit en riant la danseuse. Le Gars se retourna brusquement pour voir la femme qui se per- mettait cette épigramme , et alors madame du Gua le regarda d'un air qui disait évidemment : — Voyez-vous ce qu'on en pense ? — 3Iadame , dit en riant le comte à l'ennemie de mademoiselle de Verneuil, il n'y a encore que les dames qui la lui ont ôtée... Le marquis pardonna intérieurement au comte tous ses torts. Lorsqu'il se hasarda à jeter un regard sur sa maîtresse , dont les grâces étaient , comme celles de presque toutes les femmes , mises en relief par la lumière des bougies, elle lui tourna le dos en CHAPITRE xxui. 253 revenant à sa place , et s'entretint avec son cavalier, en laissant parvenir à l'oreille du marquis les sons les plus caressants de sa voix. — Le premier consul nous envoie des ambassadeurs bien dan- gereux , lui disait le chevalier de Renty. — 3Ionsieur, reprit-elle, vous m'avez déjà dit cela à la Vivetière. — Mais , vous avez autant de mémoire que le roi , répartit le chevalier mécontent de sa maladresse. — Pour pardonner les injures , il faut bien s'en souvenir, reprif- clle vivement, en le tirant d'embarras par un sourire. — Sommes-nous tous compris dans cette amnistie? lui demanda le marquis. Mais elle s'élança pour danser avec une ivresse enfantine, en le laissant interdit et sans réponse. Il la contempla avec une froide mélancolie ; elle s'en aperçut et alors elle pencha la tête par une de ces coquettes attitudes que lui permettait la gracieuse propor- tion de son cou, et n'oublia certes aucun des mouvements qui pouvaient attester la rare perfection de son corps. Elle attirait comme l'espoir, elle échappait comme un souvenir ; et la voir ainsi , c'était vouloir la posséder à tout prix. Elle le savait, et la con- science qu'elle eut alors de sa beauté, répandit sur sa figure un charme inexprimable. Le marquis sentit s'élever dans son cœur un tourbillon damour, de rage et de foUe, serra violemment la main du comte et s'éloigna. — Eh bien ! il est donc parti , demanda mademoiselle de Ver- neuil en revenant à sa place. Le comte s'élança dans la salle voisine, et fit à sa protégée un signe d'inteUigence en lui ramenant le Gars. — Il est à moi , se dit-elle en examinant dans la glace le marquis dont la figure doucement agitée rayonnait d'espérance. Elle le reçut en boudant et sans mot dire ; mais elle le quitta en souriant. Elle le voyait si supérieur, qu'elle se sentit fière de pou- voir le tyranniser, et voulut lui faire acheter chèrement quelques douces paroles , pour lui en apprendre tout le prix , suivant un instinct de femme auquel toutes obéissent plus ou moins. La con- tredanse finie , tous les gentilshommes de la Vivetière vinrent l'en- tourer, et chacun d'eux sollicita le pardon de son erreur par des flatteries plus ou moins bien débitées; mais celui qu'elle aurait 32 254 LES CHOUANS. voulu voir à ses pieds n'approcha pas du groupe où elle régnait. — Il se croit encore aimé , se dit-elle , et ne veut pas être con- fondu avec les indifférents. Elle refusa de danser. Puis , comme si cette fête eût été donnée pour elle , elle alla de quadrille en quadrille , appuyée sur le bras de M. de Bauvan, auquel elle se plut à témoigner quelque familia- rité. L'aventure de la Vivetière était alors connue de toute l'as- semblée dans ses moindres détails , grâce aux soins de madame du Gua , qui espérait , en affichant ainsi mademoiselle de Verneuil et le marquis , mettre un obstacle de plus à leur réunion ; aussi étaient-ils devenus l'objet de l'attention générale. M. de Montauran n'osait aborder sa maîtresse , car le sentiment de ses torts et la violence de ses désirs rallumés la lui rendaient presque terrible ; et , de son côté , la jeune fille en épiait la figure faussement calme, tout en paraissant comtempler le bal. — Il fait horriblement chaud ici , dit-elle à son cavalier. Je vois le front de M. de Montauran tout humide. 3Ienez-moi de l'autre côté, que je puisse respirer : j'étouffe. Et, d'un geste de tète , elle désigna au comte le salon voisin où se trouvaient les joueurs. Le marquis y suivit sa maîtresse , dont il avait deviné les paroles au seul mouvement des lèvres. Il osa espérer qu'elle ne s'éloignait de la foule que pour le revoir , et cette faveur supposée rendit à sa passion une violence inconnue ; car elle avait grandi de toutes les résistances qu'il croyait devoir lui opposer depuis quelques jours. Mademoiselle de Verneuil se plut à le tourmenter. Son regard si doux , si velouté pour le comte , devenait sec et sombre quand par hasard il rencontrait les yeux du marquis. Celui-ci parut faire un effort pénible , et lui dit d'une voix sourde : — Ne me pardonnerez-vous donc pas ? — L'amour , lui répondit-elle avec froideur , ne pardonne rien, ou pardonne tout. Mais , reprit-elle , en lui voyant faire un mou- vement de joie, il faut aimer. Elle avait repris le bras du comte et s était élancée dans une espèce de boudoir attenant à la salle de jeu. Le marquis la suivit. — Tous m'écouterez! s'écria-t-il. -^ Vous feriez croire, monsieur , répondit-elle , que je suis venue ici pour vous et non par respect pour moi-même. Si vous ne cessez cette odieuse poursuite, je me retire. CHAPITRE XXllI. 255 — Eh bien! dit-il, laissez-moi vous parler seulement pendant le temps que je pourrai garder dans la main ce charbon. Il se baissa vers le foyer, saisit un bout de tison et le serra violem- ment. Mademoiselle de Yerneuil rougit , dégagea vivement son bras de celui du comte et regarda le marquis avec étonnement. Le comte s'éloigna doucement et les laissa seuls. La folle action de son amant lui avait ébranlé le cœur ; car , en amour , rien n'est plus persuasif qu'une bêtise. — Vous me prouvez là, dit-elle en essayant de lui faire jeter le charbon , que vous me livreriez encore au plus cruel de tous les supplices. Vous êtes extrême en tout. Sur la foi d'un sot et les calomnies d'une femme , vous avez soupçonné celle qui venait de vous sauver la vie d'être capable de vous vendre. — Oui , dit-il en souriant , j'ai été cruel envers vous. Mais oubliez-le toujours, je ne l'oublierai jamais. Écoutez-moi. J'ai été indignement trompé , mais tant de circonstances dans cette fatale journée se sont trouvées contre vous I — Et ces circonstances suffisaient pour éteindre votre amour ? Il hésitait à répondre ; elle fit un geste de dédain , et se leva. — Oh ! Marie, maintenant je ne veux plus croire que vous... — 3Iais jetez donc ce feu ! Vous êtes fou. Ouvrez votre main , je le veux. Il se plut à opposer une molle résistance aux doux efforts de sa maîtresse , pour prolonger le plaisir aigu qu'il éprouvait à être forte- ment pressé par ses doigts mignons et caressants; mais elle réussit enfin à ouvrir cette main qu'elle aurait voulu pouvoir baiser. Le sang avait éteint le charbon. — Eh bien ! à quoi cela vous a-t-il servi? dit-elle. Elle fit de la charpie avec son mouchoir , et en garnit une plaie peu profonde que le marquis couvrit bientôt de son gant. Madame du Gua arriva sur la pointe du pied dans le salon de jeu, et jeta de furtifs regards sur les deux amants , aux yeux desquels elle échappa avec adresse , en se penchant en arrière , à leurs moindres mouvements; mais il lui était certes difficile de s'expliquer les propos des amants par ce qu'elle leur voyait faire. — Si tout ce qu'on vous a dit de moi était vrai , avouez qu'en ce moment je serais bien vengée , dit mademoiselle de Verneuil avec une expression de malignité qui fit pAlir le marquis. 256 LES CHOUANS. — Et par quel sentiment avez-vous donc été amenée ici ? — Mais , mon cher, vous êtes un bien grand fat ! Vous croyez donc pouvoir impunément mépriser une femme comme moi ! — Je venais et pour vous et pour moi , reprit-elle après une pause , en mettant la main sur la touffe de rubis qui se trouvait au milieu de sa poitrine , et lui montrant la lame de son poignard. — Qu'est-ce que tout cela signifie? pensait madame du Gua. — Mais , dit-elle en continuant , vous m'aimez encore ! Vous me désirez toujours du moins , et la sottise que vous venez de faire , ajouta-t-elle en lui prenant la main , m'en a donné la preuve. Je suis redevenue ce que je voulais être , et je pars heureuse. Qui nous aime est toujours absous. Quant à moi , si je suis aimée , j'ai reconquis l'estime de l'homme qui représente à mes yeux le monde entier. — Vous m'aimez encore! dit le marquis. — Ai-je dit cela ?.... répondit-elle d'un air moqueur en suivant avec joie les progrès de l'affreuse torture que , dès son arrivée , elle avait commencé à faire subir au marquis. N'ai-je pas dû faire des sacrifices pour venir ici ? J'ai sauvé M. de Bauvan de la mort , et , plus reconnaissant , il m'a offert en échange de ma protection sa fortune et son nom : vous n'avez jamais eu cette pensée. Le marquis , étourdi par ces derniers mots , réprima la plus vio- lente colère à laquelle il eût encore été en proie , en se croyant joué par le comte , et ne répondit pas. — Ha! vous réfléchissez? reprit-elle avec un sourire amer. — Mademoiselle , reprit le jeune homme , votre doute justifie le mien. — Monsieur, sortons d'ici , s'écria mademoiselle de Verneuil en apercevant un coin de la robe de madame du Gua , et elle se leva ; mais le désir de désespérer sa rivale la fit hésiter à s'en aller. — Ah! voulez-vous donc me laisser dans l'enfer? reprit le mar- quis en lui prenant la main et la pressant avec force. — Ne m'y avez-vous pas plongée depuis cinq jours ? En ce moment même, ne me laissez-vous pas dans la cruelle incertitude sur la vérité de votre amour ? — Mais sais-je si vous ne poussez pas votre vengeance jusqu'à prendre toute ma vie , pour la ternir, au lieu de vouloir ma mort... — Ah! vous ne m'aimez pas, vous pensez à vous et non à moi, CHAPITRE XXIII. 257 dit-elle avec rage en versant quelques larmes, car la coquette con- naissait bien la puissance de ses yeux , quand ils étaient noyés de pleurs. — Eh bien! dit-il hors de lui, prends ma vie, mais sèche tes larmes... — Oh ! mon amour ! s'écria-t-elle d'une voix étouffée , voici les paroles , l'accent et le regard que j'attendais , pour préférer ton bonheur au mien ! Mais , monsieur, reprit-elle , je vous demande une dernière preuve de votre affection , que vous dites si grande. Je ne veux rester ici que le temps nécessaire pour y bien faire savoir que vous êtes à moi. Je ne prendrais même pas un verre d'eau dans la maison où demeure une femme qui deux fois a tenté de me tuer, qui complote peut-être encore quelque trahison contre nous, et qui , en ce moment , nous écoute , ajouta-t-elle en montrant du doigt au marquis les plis flottants de la robe de madame du Gua. Puis elle essuya ses larmes , se pencha jusqu'à l'oreille du jeune chef, qui tressaillit en se sentant caresser par la douce moiteur de son haleine. — Préparez tout pour notre départ , dit-elle , vous me reconduirez à Fougères , et là seulement vous saurez bien si je yous aime ! Pour la seconde fois , je me fle à vous. Vous fierez-vous une seconde fois à moi? — Ha ! Marie , vous m'avez amené au point de ne plus savoir ce que je fais ! je suis enivré par vos paroles , par vos regards , par •vous enfin , et suis prêt à vous satisfaire. — Hé bien î rendez-moi , pendant un moment , bien heureuse ! Faites-moi jouir du seul triomphe que j'aie désiré. Je veux respirer en plein dans la vie que j'ai rêvée , et me repaître de ses illusions avant qu'elles ne se dissipent. Allons, venez, et dansez avec moi. Ils revinrent ensemble dans la salle du bal, et, quoique mademoi- selle de Yerneuil fut aussi complètement flattée dans son cœur et dans sa vanité que puisse l'être une femme , l'impénétrable dou- ceur de ses yeux , le fin sourire de ses lèvres , la rapidité des mou- vements d'une danse animée, gardèrent le secret de ses pensées, comme la mer celui du criminel qui lui confie un pesant cadavre. Néanmoins l'assemblée laissa échapper un murmure d'admiration quand elle se roula dans les bras de son amant pour valser , et que , l'œil sous le sien , tous deux voluptueusement entrelacés , les yeux 258 LES CHOUANS. mourants, la tête lourde, ils tournoyèrent en se serrant l'un l'autre avec une sorte de frénésie, et révélèrent dans cette passagère union tous les plaisirs qu'ils espéraient d'une intime passion. — Comte , dit madame du Gua à M. de Bauvan , allez savoir si Pille-Miche est au camp, amenez-le-moi , et soyez certain d'obtenir de moi pour ce léger service tout ce que vous voudrez. — 3Ia vengeance me coûtera cher, dit-elle en le voyant s'éloigner ; mais , pour cette fois , je ne le manquerai pas. Quelques moments après cette scène , mademoiselle de Verneuil et le marquis étaient au fond d'une berline attelée de quatre chevaux vigoureux. Surprise de voir leurs mains entrelacées et paraître en si bon accord, Francine restait muette , sans oser se demander si, chez sa maîtresse , c'était de la perfidie ou de l'amour. Grâce au silence et à l'obscurité de la nuit , le marquis ne put remarquer l'agitation dont mademoiselle de Verneuil était tourmentée, à mesure qu'elle approchait de Fougères. Les faibles teintes du crépuscule lui permirent d'apercevoir dans le lointain le clocher de Saint-Léonard , et dans ce moment elle se dit : — Je vais mourir ! A la première montagne, les deux amants eurent à la fois la même pensée ; ils descendirent de voiture et gravirent à pied la colline , comme en souvenir de leur première rencontre. Lorsque made- moiselle de Yerneuil eut pris le bras du marquis et fait quelques pas , elle remercia le jeune homme , par un sourire , de ce qu'il avait respecté son silence ; puis , en arrivant sur le sommet du plateau , d'où l'on découvrait Fougères , elle sortit tout à fait de sa rêverie. — N'allez pas plus avant, dit-elle, mon pouvoir ne vous sauverait plus des bleus aujourd'hui. M. de Montauran lui marqua quelque surprise , elle sourit tris- tement , lui montra du doigt un quartier de roche , comme pour lui ordonner de s'asseoir, et resta debout dans une attitude de mélancolie. Les déchirantes émotions de son âme ne lui permet- taient plus de déployer ces artiflces dont elle avait été si prodigue, et, en ce moment, elle se serait agenouillée sur des charbons ardents, sans les plus sentir que le marquis n'avait senti le tison dont il s'était saisi , pour attester la violence de sa passion. Ce fut après avoir contemplé son amant par un regard empreint de la plus CHAPITRE XXIII. 259 profonde douleur , qu'elle lui dit ces affreuses paroles : — Tout ce que vous avez soupçonné de moi est vrai ! Le marquis laissa échapper un geste. — Ah ! par grâce, dit-elle , en joignant les mains , écoutez-moi sans m'interrompre. — Je suis réellement , reprit-elle , d'une voix émue, la fille de M. de Yerneuil , mais sa fille naturelle. 3Ia mère expia sa faute par quinze années de larmes et mourut à Alençon. A son lit de mort seulement, elle implora pour moi l'homme qui l'avait abandonnée ; mais elle me voyait sans amis , sans for- tune, sans avenir... J'arrivai chez mon père, et le trouvai sans remords. Cet homme , toujours présent sous le toit que je quittais, avait oublié ma mère. Néanmoins il m'accueillit avec plaisir et me reconnut, parce que j'étais belle et que, peut-être, il se revoyait jeune en moi. C'était un de ces seigneurs qui, sous le règne pré- cédent, mirent leur gloire à montrer comment on pouvait se faire pardonner un crime en le commettant avec grâce. Je n'ajou- terai rien; il fut mon père! Cependant laissez-moi vous expliquer comment mon séjour à Paris a dû me gâter l'âme. La société du duc de Yerneuil et celles où il me conduisit , étaient engouées de cette philosophie moqueuse dont la France s'enthousiasmait, parce qu'on l'y professait partout avec esprit. Les brillantes conversa- tions qui flattèrent mon oreille, se recommandaient par la finesse des aperçus , ou par un mépris spirituellement formulé pour ce qui était religieux et vrai. Les hommes, en se moquant des senti- ments, les peignaient d'autant mieux qu'ils ne les éprouvaient pas ; et ils séduisaient autant par leurs expressions épigrammatiques que par la bonhomie avec laquelle ils savaient mettre toute une aventure dans un mot; mais souvent ils péchaient par trop d'esprit , et fatiguaient les femmes en faisant de l'amour un art plutôt qu'une affaire de cœur. J'ai faiblement résisté à ce torrent. Cependant mon âme , pardonnez-moi cet orgueil , était assez passionnée pour sentir que l'esprit avait desséché tous les cœurs ; mais la vie que j'ai menée alors a eu pour résultat d'établir une lutte perpétuelle entre mes sentiments naturels et les habitudes vicieuses que j'y ai contractées. Quelques gens supérieurs s'étaient plu à développer en moi cette liberté de pensée , ce mépris de l'opinion publique qui ravissent à la femme une certaine modestie d'âme sans laquelle elle perd de son charme. Hélas! le malheur 2G0 LES CHOUANS. n'a pas eu le pouvoir de détruire les défauts que me donna l'opulence. — Blon père , poursuivit-elle , après avoir laissé échapper un soupir, M. le duc de Verneuil , mourut après m'avoir reconnue par un testament qui diminuait considérablement la fortune de mon frère , son fils légitime , et je me trouvai , un matin, sans asile ni protecteur. Mon frère attaquait le testament qui me faisait riche. Trois années passées au sein d'une famille opulente avaient développé ma vanité. En satisfaisant à toutes mes fantaisies, mon père m'avait créé des besoins de luxe , des habitudes dont mon âme encore jeune et naïve ne s'expliquait ni les dangers , ni la tyrannie. Un ami de mon père , le marquis de Navailles, âgé de soixante-dix ans , s'offrit à me servir de tuteur ; j'acceptai et me retrouvai , quelques jours après le commencement de cet odieux procès , dans une maison brillante où je jouissais de tous les avantages que la cruauté d'un frère me refusait sur le cercueil de notre père. Tous les soirs, le vieux marquis venait passer auprès de moi quelques heures , pendant lesquelles ce vieillard ne me faisait entendre que des paroles douces et consolantes. Ses cheveux blancs, et toutes les preuves touchantes qu'il me donnait d'une tendresse paternelle, m'engageaient à reporter sur son cœur les sentiments du mien , et je me plus à me croire sa fille. J'acceptais les parures qu'il m'offrait, et ne lui cachais aucun de mes caprices, en le voyant si heureux de les satisfaire. Un soir , j'appris que tout Paris me croyait la maîtresse de ce pauvre vieillard ; qu'il était désormais hors de mon pouvoir de reconquérir une innocence dont chacun me dépouillait gratuitement; et que l'homme qui avait abusé de mon inexpérience ne pouvait pas être un amant , et ne voulait pas être mon mari. Dans la semaine où je fis cette horrible découverte , et la veille du jour fixé pour mon union avec celui dont je sus exiger le nom , seule réparation qu'il me pût offrir , il partit pour Coblentz , et je fus honteusement chassée de la petite maison où il m'avait mise et qui ne lui appartenait pas. Jusqu'à présent , je vous ai dit la vérité comme si j'étais devant Dieu ; mais maintenant ne demandez pas à une infortunée le compte des souffrances ensevelies dans sa mémoire. Un jour, monsieur, je me trouvai mariée à Danton. Quelques jours plus tard, l'ouragan renversait le chêne immense autour duquel j'avais tourné mes bras. En me revoyant plongée dans la plus profonde misère , je résolus CHAPITRE XXIII. 261 cette fois de mourir. Je ne sais si l'amour de la vie , si l'espoir de fatiguer le malheur et de trouver au fond de cet abîme sans fin un bonheur qui me fuyait, furent , à mon insu , mes conseillers , ou si je fus séduite par les raisonnements d'un jeune homme d'Alençon , qui , depuis dix ans , s'est attaché à moi comme un serpent à un arbre , en croyant sans doute qu'un extrême malheur peut me donner à lui; enfin, j'ignore comment j'ai accepté l'odieuse mission d'aller, pour trois cent mille francs, me faire aimer d'un inconnu que je devais livrer à la police. Je vous ai vu , monsieur , et vous ai reconnu tout d'abord , par un de ces pressentiments qui ne nous trompent jamais; cependant je me plaisais à douter, car plus je vous aimais et plus la certitude m'était affreuse. En vous sauvant des mains du commandant Hulot, j'abjurai donc mon rôle, et résolus de tromper les bourreaux au lieu de tromper leur victime. J'ai eu tort de me jouer ainsi des hommes , de leur vie , de leur politique et de moi , avec l'insouciance d'une fille qui ne voit que des sentiments dans le monde. Je me suis crue aimée , et me suis laissée aller à l'espoir de recommencer ma vie ; mais tout , et jusqu'à moi-même peut-être, a trahi mes désordres passés; car vous avez dû vous défier d'une femme aussi passionnée que je le suis. Hélas ! qui n'excuserait pas et mon amour et ma dissimulation ? Oui, monsieur , il me sembla que j'avais fait un pénible sommeil , et qu'en me réveillant je me retrouvais à seize ans. N'étais-je pas à Alençon où mon enfance me livrait ses chastes et purs souvenirs ? J'ai eu la folle simplicité de croire que l'amour me donnerait un baptême d'innocence. Pendant un moment, j'ai pensé que j'étais vierge encore , puisque je n'avais pas encore aimé. Mais, hier au soir , votre passion m'a paru vraie et une voix m'a crié : Pourquoi le tromper? — Sachez-le donc, monsieur le marquis, reprit-elle d'une voix gutturale, qui sollicitait une réprobation avec fierté, sachez-le bien , je ne suis qu'une créature deshonorée , indigne de vous. Dès ce moment , je reprends mon rôle de fille perdue , fatiguée que je suis de jouer celui d'une femme que vous aviez rendue à toutes les saintetés du cœur. La vertu me pèse. Je vous mépriserais si vous aviez la faiblesse de m'épouser. C'est une sottise que peut faire un comte de Bauvan ; mais vous , monsieur , soyez digne de votre avenir et quittez-moi sans regret. La courtisanne , voyez-vous, serait trop exigeante ; elle vous aimerait tout autrement que la 33 262 LES CHOUANS. jeune enfant simple et naïve qui s'est senti au cœur, pendant un moment, la délicieuse espérance de pouvoir être votre compagne , de vous rendre toujours heureux, de vous faire honneur , de devenir une noble , une grande épouse , et qui a puisé dans ce sentiment le courage de ranimer sa mauvaise nature de vice et d'infamie, afin de mettre entre elle et vous une éternelle barrière. Je vous sacrifie honneur et fortune. L'orgueil que me donne ce sacrifice me sou- tiendra dans ma misère, et le destin peut disposer de mon sort à son gré; mais je ne vous livrerai jamais. Je retourne à Paris. Là, votre nom sera pour moi tout un autre moi-même , et la magni- fique valeur que vous saurez lui imprimer me consolera de tous mes chagrins. Quant à vous , vous êtes homme; vous m'oublierez. — Adieu ! Elle s'élança dans la direction des vallées de Saint-Sulpice et dis- parut avant que le marquis se fût levé pour la retenir ; mais elle revint sur ses pas , profita des redans d'une roche pour se cacher, leva la tête , examina le marquis avec une curiosité mêlée de doute , et le vit marchant sans savoir où il allait, comme un homme accablé. — Serait-ce donc une tête faible? se dit-elle lorsqu'il eut dis- paru et qu'elle se sentit séparée de lui. Me comprendra-t-il ! Elle tressaillit. Puis tout à coup elle se dirigea vers Fougères, à grands pas , comme si elle eût craint d'être suivie par le marquis dans une ville où il aurait trouvé la mort. — Eh bien ! Francine, que t'a-t-il dit? demanda-t-elle à sa fidèle Bretonne, lorsqu'elles furent réunies. — Hélas! Marie, il m'a fait pitié. Vous autres grandes dames, vous poignardez un homme à coups de langue. — Comment donc était-il en t'abordant? — Est-ce qu'il m'a vue? Oh! Marie, il t'aime. — Oh! il m'aime ou il ne m'aime pas! répondit-elle, deux mots qui, pour moi, sont le paradis ou l'enfer : entre ces deux extrêmes je ne trouve pas une place où je puisse poser mon pied. Après avoir ainsi accompli son terrible destin , elle put s'aban- donner à toute sa douleur, et sa figure, jusque-là soutenue par tant de sentiments divers , s'altéra si rapidement , qu'après une journée pendant laquelle elle flotta sans cesse entre un pressenti- ment de bonheur et le désespoir, elle perdit l'éclat de sa beauté et CHAPITRE XXllI. 263 cette fraîcheur dont le principe est dans l'absence de toute passion ou dans l'ivresse de la félicité. Curieux de connaître le résultat de sa folle entreprise, Hulot et Corentin étaient venus la voir peu de temps après son arrivée. Elle les reçut d'un air riant. — Eh bien ! dit-elle au commandant , dont la figure soucieuse avait une expression très-interrogative , le renard revient à portée de vos fusils , et vous allez bientôt remporter une bien glorieuse victoire. — Qu'est-il donc arrivé ? demanda négligemment Corentin , en jetant à mademoiselle de Verneuil un de ces regards obliques par lesquels les diplomates espionnent la pensée. — Ah ! répondit-elle , le Gars est plus que jamais épris de ma per- sonne, et je l'ai contraint à nous accompagner jusqu'aux portes de Fougères. — Il paraît que votre pouvoir a cessé là , reprit Corentin , et que la peur du ci-devant surpasse encore l'amour que vous lui inspirez. Mademoiselle de Yerneuil jeta un regard de mépris à Corentin. — Vous le jugez d'après vous-même , lui répondit-elle. — Eh bien î dit-il sans s'émouvoir, pourquoi ne l'avez-vous pas amené jusque chez vous? — S'il m'aimait véritablement, commandant , dit-elle à Hulot en lui jetant un regard plein de malice , m'en voudriez-vous beau- coup de le sauver, en l'emmenant hors de France? Le vieux soldat s'avança vivement vers elle et lui prit la main pour la baiser , avec une sorte d'enthousiasme ; puis il la regarda fixement et lui dit d'un air sombre : — Tous oubliez mes deux amis et mes soixante-trois hommes. — Ah! commandant , dit-elle avec toute la naïveté de la passion, il n'en est pas comptable; il a été joué par une mauvaise femme, la maîtresse de Charrette, qui boirait, je crois, le sang des bleus... — Allons, Marie, reprit Corentin, ne vous moquez pas du commandant ; il n'est pas encore au fait de vos plaisanteries. — Taisez-vous , lui répondit-elle , et sachez que le jour où vous m'aurez un peu trop déplu n'aura pas de lendemain pour vous. — Je vois , mademoiselle , dit Hulot sans amertume , que je dois m'apprêter à combattre. — Vous n'êtes pas en mesure, cher colonel. Je leur ai vu plus 264 l.ÈS CHOUANS. de six mille hommes à Saint-James, des troupes régulières, de l'artillerie et des officiers anglais. Mais que deviendraient ces gens-là sans lui ! Je pense comme le ministre; sa tête est tout. — Eh bien ! l'aurons-nous ? demanda Corentin impatienté. — Je ne sais pas, répondit-elle avec insouciance. — Des Anglais!., cria Hulot en colère; il ne manquait plus que ça pour être un brigand fini ! Ah ! je vais t'en donner des Anglais, moi !.... CHAPITRE XXIV. 265 CHAPITRE XXIV. — Il paraît, citoyen diplomate, que tu te laisses périodiquement mettre en déroute par cette fille-là, disait Hulot à Corentin , quand ils se trouvèrent à quelques pas de la maison. — Il est tout naturel, citoyen commandant, répliqua Corentin d'un air pensif, que dans tout ce qu'elle nous a dit tu n'aies vu que du feu. Vous autres fusiliers , vous ne savez pas qu'il existe plu- sieurs manières de guerroyer. Employer habilement les passions des hommes ou des femmes comme des ressorts que l'on fait mouvoir au profit de l'Etat ; mettre les rouages à leur place dans cette grande machine que nous appelons un gouvernement, et se plaire à y ren- fermer les plus indomptables sentiments comme des détentes dont on s'amuse à surveiller la puissance et le jeu , n'est-ce pas créer, et, comme Dieu, se placer au centre de l'univers ? — Tu me permettras de préférer mon métier au tien , répliqua sèchement le militaire. Ainsi, vous ferez tout ce que vous voudrez avec vos rouages ; mais je ne connais d'autre supérieur que le minis- tre de la guerre; j'ai mes ordres, je vais me mettre en campagne avec des lapins qui ne boudent pas , et prendre en face l'ennemi que tu veux saisir par derrière. — Oh! tu peux te préparer à marcher, reprit Corentin. D'après ce que cette fille m'a laissé deviner, tout impénétrable qu'elle te semble , tu vas avoir à t'escarmoucher, et je te procurerai avant peu le plaisir d'un tète-à-tête avec le chef des brigands. — Gomment ça ? demanda Hulot en se reculant , pour mieux regarder cet étrange personnage. — Mademoiselle de Verneuil aime le Gars, reprit Corentin d'une voix sourde , et peut-être en est-elle aimée ! Un marquis , cordon-rouge, jeune et spirituel, qui sait même s'il n'est pas riche encore, que de tentations! Elle serait bien sotte de ne pas agir 266 LES CHOUANS. pour son compte , en tâchant de l'épouser plutôt que de nous le livrer! Elle cherche à nous amuser. Mais j'ai lu dans ses yeux quelque incertitude. Les deux amants auront vraisemblablement un rendez-vous ; et , peut-être est-il déjà donné. Eh bien î demain je tiendrai mon homme par les deux oreilles. Jusqu'à présent, il n'était que l'ennemi de la république; mais il est devenu le mien, depuis quelques instants : or, ceux qui se sont avisés de se mettre entre cette fille et moi sont tous morts sur l'échafaud, même Danton. En achevant ces paroles , Corentin retomba dans des réflexions qui ne lui permirent pas de voir le profond dégoût qui se peignit sur le visage du loyal militaire, au moment où il découvrait la profondeur de cette intrigue et le mécanisme des ressorts employés par Fouché. Aussi Hulot résolut -il de contrarier Corentin en tout ce qui ne nuirait pas essentiellement aux succès et aux vœux du gouvernement, et de laisser à l'ennemi de la république les moyens de périr avec honneur, les armes à la main , avant d'être la proie du bourjeau, dont ce sbire de la haute police s'avouait être le pourvoyeur. — Si le premier consul m'écoutait , dit-il , en tournant le dos à Corentin, il laisserait ces renards-là combattre les aristocrates; ils sont dignes les uns des autres, et il employerait les soldats à toute autre chose. Corentin regarda froidement le militaire dont il avait deviné toute la pensée, et alors ses yeux reprirent une expression sar- donique qui révéla la supériorité de ce Machiavel encore subal- terne. — Donnez trois aunes de drap bleu à ces animaux-là , et mettez- leur un morceau de fer au côté , se dit-il , ils s'imaginent qu'en politique on ne doit tuer les hommes que d'une façon. Puis il se promena lentement pendant quelques minutes, et se dit tout à coup : — Oui , le moment est venu ; cette femme sera donc à moi ! Depuis dix ans , le cercle que je trace autour d'elle s'est insensiblement rétréci , je la tiens , et avec elle j'arri- verai dans le gouvernement un peu plus haut que n'y est monté mon ami Fouché. — Oui , si elle perd le seul homme qu'elle ait aimé , la douleur me la livrera corps et âme. Il ne s'agit que de veiller nuit et jour pour surprendre son secret. CHAPITRE XXIV. 267 Un moment après , un observateur aurait distingué la figure pèle et chafouine de cet homme d'état , à travers la fenêtre d'une maison d'où il pouvait apercevoir tout ce qui entrait dans l'impasse formée par la rangée de maisons parallèle à Saint-Léonard. Avec la patience du chat qui guette la souris , Corentin était encore , le lendemain matin , attentif au moindre bruit et occupé à soumettre chaque passant au plus sévère examen. La journée qui commençait était un jour de marché. Quoique , dans ces temps calamiteux, lespayans se hasardassent difficilement à venir en ville, Corentin vit un petit homme à figure ténébreuse , couvert d'une peau de bique, et qui portait à son bras un petit panier rond, de forme écrasée , se diriger vers la maison de mademoiselle de Ver- neuil , après avoir jeté autour de lui des regards assez insouciants. Corentin descendit dans l'intention d'attendre le paysan à sa sortie; mais tout à coup il sentit que, s'il pouvait arriver à l'improviste chez mademoiselle de Yerneuil , il surprendrait peut-être d'un seul regard les secrets cachés dans le panier de cet émissaire. D'ailleurs la renommée lui avait appris qu'il était presque impossible de lutter avec succès contre les impénétrables réponses des Bretons et des Normands. — Galope-Chopine ! s'écria mademoiselle de Verneuil , lorsque Francine introduisit le chouan. — Serais-je donc aimée? se dit-elle à voix basse. Un espoir instinctif répandit les plus brillantes couleurs sur son teint et la joie dans son cœur. Galope-Chopine regarda alternative- ment la maîtresse du logis et Francine , en jetant sur cette dernière des yeux de méfiance ; mais un signe de mademoiselle de Yerneuil le rassura. — Madame, dit-il, approchant deux heures, il sera chez moi et vous y attendra. L'émotion ne permit pas à mademoiselle de Yerneuil de faire d'autre, réponse qu'un signe de tête; mais un Samoïède en eût compris toute la portée. En ce moment, les pas de Corentin reten- tirent dans le salon. Galope-Chopine ne se troubla pas le moins du monde , lorsque le regard autant que le tressaillement de made- moiselle de Yerneuil lui indiquèrent un danger, et, dès que l'espion montra sa face rusée , le chouan éleva la voix de manière à fendre la tête : 268 LES CHOUANS. — Ah , ah ! disait-il à Francine , il y a beurre de Bretagne et beurre de Bretagne. Vous voulez du Gibarry et vous ne donnez que onze sous de la livre ? il ne fallait pas m'envoyer quérir ! C'est de bon beurre, ça. Et il découvrit promptement son panier , pour montrer deux petites mottes de beurre façonnées par Barbette. — Faut être juste , ma bonne dame , allons , mettez un sou 1 Sa voix caverneuse ne trahissait aucune émotion , et ses yeux verts , ombragés de gros sourcils grisonnants , soutinrent sans faiblir le regard perçant de Corentin. — Allons , tais-toi , bon homme , tu n'es pas venu ici vendre du beurre ; car tu as affaire à une femme qui n'a jamais rien mar- chandé de sa vie. Le métier que tu fais , mon vieux , te rendra quelque jour plus court de la tête. Et Corentin , le frappant amica- lement sur l'épaule , ajouta : — On ne peut pas être longtemps à la fois l'homme des chouans et l'homme des bleus. Galope-Chopine eut besoin de toute sa présence d'esprit pour dévorer sa rage et ne pas repousser cette accusation qui d'ailleurs n'était peut-être pas sans fondement. Il se contenta de répondre : — Monsieur veut se gausser de moi. Corentin lui avait tourné le dos. Tout en saluant mademoiselle de Verneuil dont le cœur se serra , il pouvait facilement examiner le chouan dans la glace. Galope-Chopine ne se crut plus vu par l'espion , et consulta par un regard Francine , qui , de la main , lui indiqua la porte en disant : — Venez avec moi , mon bon homme ; nous nous arrangerons toujours bien. Rien n'avait échappé à Corentin , ni la contraction que le sourire de mademoiselle de Verneuil déguisait mal , ni sa rougeur et le changement de ses traits , ni l'inquiétude du chouan , ni le geste de Francine; il avait tout aperçu. Convaincu que Galope-Chopine était un émissaire du marquis , il l'arrêta par les longs poils de sa peau de chèvre , au moment où il sortait , le ramena devant lui , et le regarda fixement en lui disant : — Où demeures-tu, mon cher ami? j'ai besoin de beurre... — Mon bon monsieur, répondait le chouan , tout Fougères sait où je demeure; je suis quasiment de... — Corentin ! s'écria mademoiselle de Verneuil en interrompant la réponse de Galope-Chopine , vous êtes bien hardi de venir chez moi CHAPITRE XXIV. 269 à cette heure, et de me surprendre ainsi ! A peine suis-je habillée... Laissez ce paysan tranquille ; il ne comprend pas plus vos ruses que je n'en conçois les motifs. Allez , brave homme ! Galope-Chopine hésita un instant à partir. Cette indécision natu- relle ou jouée d'un pauvre diable , qui ne savait à qui obéir, trom- pait déjà Corentin, lorsque le chouan, sur un geste impératif de la jeune fllle, s'éloigna à pas pesants. En ce moment, mademoiselle de Verneuil et Corentin se contemplèrent en silence. Cette fois, les yeux limpides de Marie ne purent soutenir l'éclat du feu sec que distillait le regard de cet homme. L'air résolu avec lequel il pénétra dans la chambre , une expression de visage qu'elle ne lui connais- sait pas, le son mat de sa voix grêle, sa démarche; tout l'effraya. Elle comprit qu'une lutte secrète commençait entre eux , et qu'il déployait contre elle tous les pouvoirs de sa sinistre influence ; mais, si elle eut une vue plus distincte et plus complète de l'abîme au fond duquel elle se précipitait , elle essaya de secouer le froid glacial de ses pressentiments , et puisa des forces dans son amour. — Corentin , reprit-elle avec une sorte de gaieté , j'espère que vous allez me laisser faire ma toilette. — Marie, dit-il, oui, permettez-moi de vous nommer ainsi. Vous ne me connaissez pas encore ! Écoutez : un homme moins perspicace que je ne le suis aurait déjà découvert votre amour pour le marquis de Montauran. Je vous ai , à plusieurs reprises , offert et mon cœur et ma main. Vous ne m'avez pas trouvé digne de vous , et peut-être avez-vous raison ; mais si vous vous trouvez trop haut placée , trop belle ou trop grande pour moi , je saurai bien vous faire descendre jusqu'à moi. Mon ambition et mes maximes vous ont donné peu d'estime pour moi ; et , franchement , vous avez tort. Les hommes ne valent que ce que je les estime, presque rien. J'arri- verai certes à une haute position dont vous partageriez les honneurs. Qui pourra mieux vous aimer, qui vous laissera plus souveraine- ment maîtresse de lui , si ce n'est l'homme dont vous êtes aimée depuis dix ans ? Quoique je risque de vous voir prendre de moi une idée qui me sera défavorable , car vous ne concevez pas qu'on puisse renoncer par excès d'amour à la personne qu'on idolâtre , je vais vous donner la mesure du désintéressement avec lequel je vous adore. N'agitez pas ainsi votre jolie tête. Si le marquis vous aime , épousez-le ; mais , auparavant , assurez-vous bien de sa sincérité. 34 270 LES CHOUANS. Je serais au désespoir de vous savoir trompée ; car je préfère votre bonheur au mien. Ma résolution peut vous étonner ; mais ne l'at- tribuez qu'à la prudence d'un homme qui n'est pas assez niais pour vouloir posséder une femme malgré elle. Aussi, est-ce moi et non vous que j'accuse de l'inutilité de mes efforts. J'ai espéré vous conquérir à force de soumission et de dévouement , car, depuis longtemps , vous le savez , je cherche à vous rendre heureuse suivant mes prin- cipes; mais vous n'avez voulu me récompenser de rien. — Je vous ai souffert près de moi , dit-elle avec hauteur . — Ajoutez que vous vous en repentez... — Après l'infâme entreprise dans laquelle vous m'avez engagée, dois-je donc encore vous remercier — En vous proposant une entreprise qui n'était pas exempte de blâme pour des esprits timorés , reprit-il audacieusement , je n'avais que votre fortune en vue. Pour moi , que je réussisse ou que j'échoue, je saurai faire servir maintenant toute espèce de résultats au succès de mes desseins. Si vous épousiez M. de Montauran , je serais charmé de servir utilement la cause des Bourbons , à Paris , où je suis membre du club de Clichy. Or, une circonstance qui me mettrait en correspondance avec les princes , me déciderait à abandonner les intérêts d'une république qui marche à sa décadence. Le général Bonaparte est trop habile, pour ne pas sentir qu'il lui est impossible d'être à la fois en Allemagne , en Italie et ici où la révolution suc- combe. Il n'a fait sans doute le 18 brumaire que pour obtenir des Bourbons de plus forts avantages en traitant de la France avec eux , car c'est un garçon très-spirituel et qui ne manque pas de portée ; mais les hommes politiques doivent le devancer dans la voie où il s'engage. Trahir la France est encore un de ces scrupules que, nous autres gens supérieurs , laissons aux sots. Je ne vous cache pas que j'ai les pouvoirs nécessaires pour entamer des négociations avec les chefs des chouans , aussi bien que pour les faire périr ; car mon ami Fouché est un homme assez profond ; il a toujours joué un double jeu ; il était à la fois pour Robespierre et pour Danton. — Que vous avez lâchement abandonné , dit-elle. — Niaiserie , répondit Corentin; il est mort , oubliez-le. Allons, parlez-moi à cœur ouvert , je vous en donne l'exemple. Ce chef de demi-brigade est plus rusé qu'il ne le paraît , et si vous vouliez tromper sa surveillance , je ne vous serais pas inutile. Songez qu'il CHAPITRE XXIV. 271 a infesté les vallées de contre-chouans et surprendrait bien promp- tement vos rendez-vous ! En restant ici , sous ses yeux , vous êtes à la merci de sa police. Voyez avec quelle rapidité il a su que ce chouan était chez vous! Sa sagacité militaire ne doit-elle pas lui faire comprendre que vos moindres mouvements lui indiqueront ceux du marquis , si vous en êtes aimée. Mademoiselle de Verneuil n'avait jamais entendu de voix plus affectueuse ; Corentin était toute bonne foi , et paraissait plein de confiance. Le cœur de la pauvre fille recevait si facilement des ira- pressions généreuses, qu'elle allait livrer son secret au serpent qui l'enveloppait dans ses replis; cependant elle pensa que rien ne prouvait la sincérité de cet artificieux langage , et ne se fit aucun scrupule de tromper son surveillant. — Eh bien! répondit-elle, vous avez deviné, Corentin. Oui, j'aime le marquis ; mais je n'en suis pas aimée ! du moins je le crains. Aussi , le rendez-vous qu'il me donne me semble-t-il cacher quelque piège. — Mais , répliqua Corentin , vous nous avez dft hier qu'il vous avait accompagnée jusqu'à Fougères... S'il eût voulu exercer des violences contre vous, vous ne seriez pas ici. — Vous avez le cœur sec, Corentin. Vous pouvez établir de savantes combinaisons sur les événements de la vie humaine, et non sur ceux d'une passion. Voilà peut-être d'où vient la constante répugnance que vous m'inspirez. Puisque vous êtes si clairvoyant, cherchez à comprendre comment un homme dont je me suis séparée violemment avant-hier, m'attend avec impatience aujour- d'hui , sur la route de Mayenne , dans une maison de Florigny i vers le soir... A cet aveu qui semblait échappé dans un emportement assez naturel à cette créature franche et passionnée , Corentin rougit ; il jeta sur elle , et à la dérobée , un de ces regards perçants qui vont chercher l'âme. La naïveté de mademoiselle de Verneuil était si bien jouée , qu'elle le trompa , et il répondit avec une bonhomie factice : — Voulez-vous que je vous accompagne de loin? J'aurais avec moi des soldats déguisés , et nous serions prêts à vous obéir. — J'y consens , dit-elle ; mais promettez-moi , sur votre hon- neur... Oh! non, je n'y crois pas! par votre salut, mais vous ne croyez pas en Dieu, par votre âme, vous n'en avez peut-être pas. 272 LES CHOUANS. Quelle assurance pouvez-vous donc me donner de votre fidélité ? Et je me fie à vous cependant ! et je remets en vos mains plus que ma vie , ou mon amour ou ma vengeance ! Le léger sourire qui apparut sur la figure blafarde de Corentin fit connaître à mademoiselle de Verneuil le danger qu'elle venait d'éviter. Le sbire , dont les narines se contractaient au lieu de se dilater , prit la main de sa victime , la baisa avec les marques du respect le plus profond , et la quitta en lui faisant un salut qui n'était pas dénué de grâce. Trois heures après cette scène , mademoiselle de Verneuil , qui craignait le retour de Corentin , sortit furtivement par la porte Saint-Léonard , et gagna le petit sentier du Nid aux Crocs qui con- duisait dans la vallée du Nançon. Elle se crut sauvée en marchant sans témoins à travers le dédale des sentiers 1qui menaient à la cabane de Galope-Chopine , où elle allait gaiement, conduite par l'espoir de trouver enfin le bonheur , et par le désir de soustraire son amant au sort qui le menaçait. Pendant ce temps , Corentin était à la recherche du comman- dant. Il eut de la peine à reconnaître Hulot , en le trouvant sur une petite place où il s'occupait de quelques préparatifs militaires. En effet, le brave vétéran avait fait un sacrifice dont le mérite sera difficilement apprécié. Sa queue et ses moustaches étaient coupées, et ses cheveux , soumis au régime ecclésiastique , avaient un œil de poudre. Il portait de gros souliers ferrés , avait troqué son vieil uniforme bleu et son épée contre une peau de bique , s'était armé d'une ceinture de pistolets, d'une lourde carabine, et passait en revue deux cents habitants de Fougères , dont les costumes auraient pu tromper l'œil du chouan le plus exercé. L'esprit belliqueux de cette petite ville et le caractère breton se déployaient dans cette scène qui n'était pas nouvelle. Çà et là , quelques mères , quelques sœurs apportaient elles-mêmes à leurs fils , à leurs frères , une gourde d'eau-de-vie ou des pistolets oubliés. Plusieurs vieillards s'enquéraient du nombre et de la bonté des cartouches de ces gardes nationaux déguisés en contre-chouans, et dont la gaieté annonçait plutôt une partie de chasse qu'une expédition dangereuse. Pour eux , les rencontres de la chouannerie , où les Bretons des villes se battaient avec les Bretons des campagnes , semblaient avoir rem- placé les tournois de la chevalerie. Cet enthousiasme patriotique CHAPITRE XXIV. 273 avait peut-être pour principe quelques acquisitions de biens natio- naux; mais les bienfaits de la révolution, mieux appréciés dans les villes , l'esprit de parti et un certain amour national pour la guerre, entraient aussi pour beaucoup dans cette ardeur. Hulot émer- veillé parcourait les rangs en demandant des renseignements à Gudin, sur lequel il avait reporté tous les sentiments d'amitié jadis voués à Merle et à Gérard. Un grand nombre d'habitants examinaient les préparatifs de l'expédition, en comparant la singulière tenue de leurs tumultueux compatriotes à celle d'un bataillon de la demi- brigade de Hulot. Tous immobiles et silencieusement alignés , les bleus attendaient , sous la conduite de leurs officiers , les ordres du commandant, que les yeux de chaque soldat suivaient de groupe en groupe. En parvenant auprès du vieux chef de demi-brigade , Corentin ne put s'empêcher de sourire du changement opéré sur la figure de Hulot. Il avait l'air d'un portrait qui ne ressemble point à l'original. -hn- ij/: — Qu'y a-t-il donc de nouveau? lui demanda Corentin. — Viens faire avec nous le coup de fusil et tu le sauras , lui répondit le commandant. — Oh ! je ne suis pas de Fougères , répliqua Corentin. — Cela se voit bien , citoyen , lui dit Gudin. Quelques rires moqueurs partirent de tous les groupes voisins. — Crois-tu reprit Corentin , qu'on ne puisse servir la France qu'avec des baïonnettes ! . . . . Puis il tourna le dos aux rieurs , et s'adressa à une femme, pour apprendre le but et la destination de cette expédition. — Hélas '.mon bonhomme, les chouans sont déjà àFlorigny! On dit qu'ils sont plus de trois mille et s'avancent pour prendre Fougères. — Florigny î s'écria Corentin pâlissant. Le rendez-vous n'est pas là ! Est-ce bien , reprit-il , Florigny sur la route de Mayenne ? — Il n'y a pas deux Florigny , lui répondit la femme en lui mon- trant le chemin terminé par le sommet de la Pèlerine. — Est-ce le marquis de Montauran que vous cherchez ? demanda Corentin au commandant. — Un peu , répondit brusquement Hulot. — Il n'est pas à Florigny , répliqua Corentin. Dirigez sur ce point votre bataillon et la garde nationale ; mais gardez avec vous quelques-uns de vos contre-chouans et attendez-moi. 271 LES CHOUANS. — Il est trop malin pour être fou , s'écria le commandant , en voyant Corentin s'éloigner à grands pas. C'est bien le roi des espions ! En ce moment, Hulot donna l'ordre du départ à son bataillon. Les soldats républicains marchèrent sans tambour et silencieuse- ment , le long du faubourg étroit qui menait sur la route de Mayenne , en dessinant une longue ligne bleue et rouge à travers les arbres et les maisons. Les gardes nationaux déguisés les sui- vaient ; mais Hulot resta sur la petite place avec Gudin et une vingtaine des plus adroits jeunes gens de la ville, en attendant Corentin , dont l'air mystérieux avait piqué sa curiosité. Francine apprit elle-même le départ de mademoiselle de Ver- neuil à cet espion sagace , dont tous les soupçons se changèrent en certitude , et qui sortit aussitôt pour recueillir quelques lumières sur une fuite à bon droit suspecte. Instruit par les soldats de garde au poste Saint-Léonard du passage de la belle inconnue par le Nid aux Crocs , Corentin courut sur la Promenade , et y arriva mal- heureusement assez à propos pour apercevoir de là les moindres mouvements de Marie. Quoiqu'elle eût mis une robe et une capote vertes, pour être vue moins facilement, les soubresauts de sa mar- che presque folle faisaient reconnaître , à travers les haies dépouil- lées de feuilles et blanches de givre , vers quel point ses pas se diri- geaient. — Ah ! s'écria-t-il , tu dois aller à Florigny et tu descends dans le Val de Gibarry! Je ne suis qu'un sot; elle m'a joué. Mais patience , j'allume ma lampe, le jour...... Corentin devinant alors à peu près le lieu du rendez-vous des deux amants , accourut sur la place au moment où Hulot allait la quitter et rejoindre ses troupes. ^" — Halte ! mon général ! cria-t-il au commandant qui se fii, retourna. En un instant, Corentin instruisit le soldat des événements dont il avait si habilement saisi la trame , et Hulot , frappé par la per- spicacité du diplomate , lui saisit vivement le bras. Mille tonnerres ! citoyen curieux , tu as raison. Les brigands font là-bas une fausse attaque! Les deux colonnes mobiles que j'ai envoyées inspecter les environs, entre la route d'Antrain et de Vitré, ne sont pas encore revenues ; ainsi , nous trouverons dans la CHAPITRE XXIV. 275 campagne des renforts qui ne nous seront sans doute pas inutiles ; car le Gars n'est pas assez niais pour se risquer sans avoir avec lui ses sacrées chouettes. — Gudin , dit-il au jeune Fougerais , cours avertir le capitaine Lebrun qu'il peut se passer de moi à Florigny pour y frotter les brigands , et reviens plus vite que ça. Tu connais les sentiers : je t'attends pour aller à la chasse du ci-devant et venger les assassi- nats de la Yivetière. — Tonnerre de dieu , comme il court! reprit-il en voyant partir Gudin ; Gérard aurait-il aimé ce garçon-là ! A son retour , Gudin trouva la petite troupe de Hulot augmen- tée de quelques soldats pris aux différents postes de la ville. Le commandant dit au jeune Fougerais de choisir une douzaine de ses compatriotes les mieux dressés au difficile métier de contre- chouan , et lui ordonna de se diriger par la porte Saint-Léonard , afin de longer le revers des montagnes de Saint-Sulpice , qui regar- dait la grande vallée du Couësnon , et sur lequel était située la cabane de Galope-Chopine. Puis il se mit lui-même à la tête du reste de la troupe , et sortit par la porte Saint-Sulpice , pour abor- der les montagnes à leur sommet, où, suivant ses calculs, il devait rencontrer les gens de Beau-Pied , qu'il se proposait d'employer à renforcer un cordon de sentinelles , chargées de garder les rochers, "*> depuis le faubourg Saint-Sulpice jusqu'au Nid aux Crocs. Corentin , certain d'avoir remis la destinée de celui dont il avait juré la perte entre les mains de ses plus implacables ennemis , se rendit promptement sur la Promenade, pour mieux saisir l'ensemble des dispositions militaires de Hulot. Il ne tarda pas à voir la petite escouade de Gudin débouchant par la vallée du Nançon et suivant les rochers du côté de la grande vallée du Couësnon , tandis que Hulot , débusquant le long du château de Fougères , gravissait le sentier périlleux qui conduisait sur le sommet des montagnes de Saint-Sulpice. Ainsi les deux troupes se déployaient sur deux lignes parallèles. Tous les arbres et les buissons, enveloppés d'un givre blanc, décrivaient de riches arabesques, et jetaient sur la campagne un reflet blanchâtre qui permettait de bien voir, comme des lignes grises , ces deux petits corps d'armée en mouvement. Arrivé sur le plateau des rochers , Hulot détacha de sa troupe 276 LES CHOUANS. tous les soldats qui étaient en uniforme. Corentin les vit établir, par les ordres de l'habile commandant , une ligne de sentinelles ambulantes , séparées chacune par un espace convenable , et dont la première devait correspondre avec Gudin et la dernière avec Hulot , de manière qu'aucun buisson ne devait échapper aux baïon- nettes de ces trois lignes mouvantes qui allaient traquer le Gars à travers les montagnes et les champs. — Il est rusé , ce vieux loup de guérite ! s'écria Corentin en per- dant de vue les dernières pointes de fusil , qui brillèrent dans les ajoncs , et le Gars est cuit. CHAPITIIE XXV. 277 CHAPITRE XXV. Les douze jeunes Fougerais, conduits par l'adjudant Gudin, attei- gnirent bientôt le versant que forment les rochers de Saint-Sulpice , en s'abaissant par petites collines dans la vallée de Gibarry. Alors leur jeune chef quitta les chennins, sauta lestement l'échalier du premier champ de genêts qu'il rencontra , et où il fut suivi par six de ses compatriotes. Les six autres se dirigèrent , d'après ses ordres, dans les champs de droite, afln d'opérer les recherches, de chaque côté des chemins. Gudin s'élança vivement vers un pommier qui se trouvait au milieu du Genêt. Au brisement produit par la marche des six contre- chouans qu'il conduisait à travers cette forêt de genêts dont ils craignaient d'agiter les touffes givrées, sept ou huit hommes, à la tête desquels était Beau-Pied , se cachèrent derrière quelques châ- taigniers dont la haie de ce champ était couronnée. Malgré le reflet blanc qui éclairait la campagne , et malgré leur vue exercée , les Fougerais n'aperçurent pas d'abord leurs adversaires qui s'étaient fait un rempart des arbres. — Chut ! les voici , dit Beau-Pied , qui le premier leva la tête. Les brigands nous ont excédés , mais , puisque nous les avons au bout de nos fusils , ne les manquons pas , .ou , nom d'une pipe ! nous ne serions pas susceptibles d'être même soldats du pape ! Cependant les yeux perçants de Gudin avaient fini par découvrir quelques canons de fusil dirigés vers sa petite escouade. En co moment, par une amère dérision, huit grosses voix crièrent qui vive! et huit coups de fusil partirent aussitôt. Les balles sifflèrent autour des contre-chouans. L'un d'eux en reçut une dans le bras , et un autre tomba. Les cinq Fougerais qui restaient sains et saufs ripostèrent par une décharge en répondant : 35 278 LES CHOUANS. I — Amis! Puis ils marchèrent rapidement sm- les ennemis, afin * de les atteindre avant qu'ils n'eussent rechargé leurs armes. — Nous ne savions pas si bien dire , s'écria l'adjudant en recon- naissant les uniformes et les vieux chapeaux de sa demi-brigade. Nous avons agi en vrais Bretons ; nous nous sommes battus avant de nous expliquer. Les huit soldats restèrent stupéfaits en reconnaissant Gudin. — Dame! mon adjudant, qui diable ne vous prendrait pas pour des brigands sous vos peaux de bique? s'écria douloureusement Beau-Pied. — C'est un malheur dont nous sommes tous innocents , puisque vous n'étiez pas prévenus de la sortie de nos contre-chouans. Mais où en êtes-vous? lui demanda Gudin. — Mon adjudant , nous sommes à la recherche d'une douzaine de chouans qui s'amusent à nous échiner. Nous courons comme des rats empoisonnés ; mais , à force de sauter ces échaliers et ces haies que le tonnerre confonde , nos compas s'étaient rouilles et nous nous reposions. Je crois que les brigands doivent être maintenant dans les environs de cette grande baraque d'où vous voyez sortir de la fumée. — Bon! s'écria Gudin. Yous autres, dit-il aux huit soldats et à Beau-Pied, vous allez vous replier sur les rochers de Saint-Sulpice , à travers les champs , et vous y appuierez la ligne de sentinelles que le commandant y a établie. Il ne faut pas que vous restiez avec nous autres, puisque vous êtes en uniforme. Nous voulons, mille cartouches! venir à bout de ces chiens-là ; car le Gars est avec eux. Les camarades vous en diront plus long. Filez sur la droite , et n'administrez pas de coups de fusil à six de nos peaux de bique que vous pourrez rencontrer. Vous reconnaîtrez nos contre-chouans à leurs cravates qui sont roulées en corde sans nœud. Gudin laissa ses deux blessés sous le pommier, en se dirigeant vers la maison de Galope-Chopine , que Beau-Pied venait de lui indiquer et dont la fumée lui servait de boussole. Pendant que l'adjudant était mis sur la piste des chouans par une rencontre assez commune dans cette guerre , mais qui aurait pu devenir plus meurtrière , le petit détachement que commandait Hulot avait atteint , sur sa ligne d'opérations , un point parallèle à celui où le jeune adjudant était parvenu sur la sienne. CHAPITRE ÎXV. 279 Le vieux militaire , à la tète de ses contre-chouans , glissait silencieusement le long des haies, avec toute l'ardeur d'un jeune homme , et sautait les échaliers encore assez légèrement, en jetant ses yeux fauves sur toutes les hauteurs, et prêtant, comme un chasseur, l'oreille au moindre bruit. Au troisième champ dans lequel il entra , il aperçut une femme d'une trentaine d'années , occupée à labourer la terre à la houe , et qui , toute courbée , tra- vaillait avec courage, tandis qu'un petit garçon, âgé d'environ sept à huit ans , armé d'une serpe , secouait le givre de quelques ajoncs qui avaient poussé çà et là , les coupait et les mettait en tas. Au bruit que fit Hulot en retombant lourdement de l'autre côté de réchalier, le petit gars et sa mère levèrent la tête. Hulot prit facilement cette jeune femme pour une vieille. Des rides venues avant le temps sillonnarent son front et la peau de son cou. Elle était grotesquement vêtue d'une peau de bique usée , et , si elle n'avait pas eu une robe de toile jaune et sale , marque distinc- live de son sexe, Hulot n'aurait su à quelle genre la paysanne appartenait ; car les longues mèches de ses cheveux noirs étaient cachées sous un bonnet de laine rouge. Les haillons dont le petit gars était à peine couvert, en laissaient voir la peau. — Ho ! la vieille , cria Hulot d'un ton bas à cette femme en s'approchant d'elle, où est le Gars? En ce moment, les vingt contre-chouans qui suivaient Hulot franchirent les enceintes du champ. — Ah! pour aller au Gars, faut que vous retourniez d'où vous venez , répondit la femme , après avoir jeté un regard de défiance sur la troupe. — Est-ce que je te demande le chemin du faubourg du Gars à Fougères? vieille carcasse, répliqua brutalement Hulot. Par la Sainte Anne d'Auray , as-tu vu passer le Gars? — Je ne sais pas ce que vous voulez dire , répondit la femme, en se courbant pour reprendre son travail. — Garce damnée , veux-tu donc nous faire avaler par les bleus qui nous poursuivent? s'écria Hulot. A ces paroles, la femme releva la tète et jeta un nouveau regard de méfiance sur les contre-chouans en leur répondant ; — Comment les bleus peuvent-ils être à vos trousses? j'en viens de voir passer sept à huit qui regagnent Fougères par le chemin d'en bas. 280 LES CHOUANS. — Ne dirait-on pas qu'elle va nous mordre avec son nez? reprit Hulot. Tiens , regarde , vieille bique. Et le commandant lui montra du doigt , à une cinquantaine de pas en arrière, trois ou quatre de ses sentinelles dont les chapeaux , les uniformes et les fusils étaient faciles à reconnaître. — Veux-tu laisser égorger ceux que Marche-à-Terre envoie au secours du Gars , que les Fougerais veulent prendre ? reprit-il avec colère. — Ah! excusez, reprit la femme; mais il est si facile d'être trompé! De quelle paroisse êtes-vous donc? demanda-t-elle. — De Saint-Georges , s'écrièrent deux ou trois Fougerais en bas- breton , et nous mourons de faim. — Eh bien î tenez , répondit la femme , voyez-vous cette fumée , là-bas? c'est ma maison. En suivant les routins de droite, vous y arriverez par en haut. Vous trouverez peut-être mon homme en route. Galope-Chopine doit faire le guet pour avertir le Gars, puisque vous savez qu'il vient aujourd'hui chez nous , ajoula-t-elle avec orgueil. — Merci, bonne femme, répondit Hulot. — En avant, vous autres, tonnerre de dieu! ajouta-t-il en parlant à ses hommes. A ces mots, le détachement suivit, au pas de course, le comman- dant qui s'engagea dans les sentiers indiqués. En entendant le juron si peu catholique du soi-disant chouan , la femme de Galope-Chopine pèlit. Elle regarda les guêtres et les peaux de bique des jeunes Fougerais , s'assit par terre , serra son enfant dans ses bras et dit : — Que la Sainte Vierge d'Auray et le bienheureux Saint-Labre aient pitié de nous! Je ne crois pas que ce soient nos gens; leurs souliers sont sans clous, — Cours par le chemin d'en bas prévenir ton père , dit-elle au petit garçon qui disparut comme un daim à travers les genêts et les ajoncs. Cependant mademoiselle de Verneuil n'avait rencontré sur sa route aucun des partis bleus ou chouans qui se pourchassaient les uns les autres dans le labyrinthe de champs dont la cabane de Galope-Chopine était environnée. En apercevant une colonne bleuâ- tre s'élever du tuyau à demi-détruit de la cheminée de cette triste habitation , son cœur éprouva une de ces violentes palpitations dont les coups précipités et sonores semblent monter dans le cou , comme CHAPITRE XXV. 281 par flots. Elle s'arrêta , s'appuya de la main sur une branche d'ar- bre, et contempla cette fumée qui devait également servir de fanal aux amis et aux ennemis du jeune chef. Jamais elle n'avait ressenti d'émotion aussi écrasante. — Ah! je l'aime trop, se dit-elle avec une sorte de désespoir! Aujourd'hui je ne serai peut-être pas maîtresse de moi... Tout à coup elle franchit l'espace qui la séparait de la chau- mière , et se trouva dans la cour dont la gelée avait durci la fange. Le gros chien s'élança encore contre elle en aboyant ; mais , sur un seul mot prononcé par Galope-Chopine , il remua la queue et se tut. En entrant dans la chaumine , mademoiselle de Verneuil y jeta un de ces regards qui embrassent tout : le marquis n'y était pas ; elle respira plus librement, et reconnut avec plaisir que le chouan s'était efforcé de restituer quelque propreté à la sale et unique chambre de sa tanière. Galope-Chopine saisit sa canardière , salua silencieusement son hôtesse et sortit avec son chien. Elle le suivit jusque sur le seuil , et le vit s'en aller par le sentier qui commen- çait à droite de sa cabane , et dont un gros arbre pourri défendait l'entrée, en y formant un échalier presque ruiné. De là , elle put apercevoir une suite de champs dont les écha- liers présentaient à l'œil comme une enfilade de portes ; car la nudité des arbres et des haies permettait de bien voir les moindres acci- dents du paysage. Quand le large chapeau de Galope-Chopine eut tout à fait dis- paru , mademoiselle de Verneuil se retourna vers la gauche , pour voir l'église de Fougères ; mais le hangar la lui cachait entière- ment. Alors elle jeta les yeux sur la vallée du Couësnon qui s'offrait à ses regards comme une vaste nappe de mousseline dont la blan- cheur rendait plus terne encore un ciel gris et chargé de neige. C'était une de ces journées où la nature semble muette, où les bruits sont absorbés par la nature ou par l'atmosphère. Aussi, quoique les bleus et leurs contre-chouans marchassent dans la campagne sur trois lignes, en formant un triangle qu'ils resserraient en s'appro- chant de la cabane , le silence était si profond , que mademoiselle de Verneuil se sentit émue par des circonstances qui ajoutaient à ses angoisses une sorte de tristesse physique. Il y avait du malheur dans l'air. 282 LES CHOUANS. Enfin , à l'endroit où un petit rideau de bois terminait Tenfilade d'échaliers, elle vit un jeune homme qui sautait les barrières comme un écureuil , et courait avec une étonnante rapidité. — C'est lui , dit-elle. Simplement vêtu comme un chouan, il portait son tromblon en bandoulière derrière sa peau de bique , et , sans la grâce de ses mouvements, il aurait été méconnaissable. Mademoiselle de Verneuil se retira précipitamment dans la cabane, en obéissant à l'une de ces déterminations instinctives aussi peu explicables que l'est la peur ; mais bientôt il fut à deux pas d'elle, devant la cheminée où brillait un feu clair et animé. Tous deux se trouvèrent sans voix , craignirent de se regarder ou de faire un mouvement. Une même espérance unissait leur pensée , un même doute les séparait; c'était une angoisse, c'était une volupté. — Monsieur, dit enfin mademoiselle de Yerneuil d'une voix émue , le soin de votre sûreté m'a seul amenée ici. — Ma sûreté ! reprit-il avec amertume. — Oui , répondit-elle , tant que je resterai à Fougères , votre vie est compromise, et je vous aime trop pour n'en pas partir ce soir; ne m'y cherchez donc plus. — Partir, chère ange! je vous suivrai. — Me suivre ! y pensez-vous? et les bleus î — Eh î ma chère Marie , qu'y a-t-il de commun entre les bleus et notre amour ? — Mais il me semble qu'il est difficile que vous restiez en France, près de moi , et plus difficile encore que vous la quittiez avec moi. — Y a-t-il donc quelque chose d'impossible à qui aime bien ? — Ah oui! je crois que tout est possible. N'ai-je pas eu le cou- rage de renoncer à vous , pour vous? — Quoi ! vous vous êtes donnée à un être affreux que vous n'aimiez pas, et vous ne voulez pas faire le bonheur d'un homme qui vous adore , dont vous remplirez la vie, et qui jure de n'être jamais qu'à vous. Écoute-moi , Marie : m'aimes-tu ? — Oui! dit-elle. — Eh bien ! sois à moi. — Avez-vous oublié que j'ai repris le rôle infâme d'une courti- sanne , et que c'est vous qui devez être à moi. Si je veux vous fuir , CHAPITRE XXV. 283 c'est pour ne pas laisser retomber sur votre tête le mépris que je pourrais encourir; sans cette crainte, peut-être... — Mais si je ne redoute rien — Et qui m'en assurera ? Je suis défiante; et, dans ma situation, qui ne le serait pas ? Si l'amour que nous inspirons ne dure pas , au moins doit-il être complet , et nous faire supporter avec joie l'injustice du monde. Qu'avez-vous fait pour moi?.... Tous me désirez. Croyez-vous vous être élevé par là bien au-dessus de ceux qui m'ont vue jusqu'à présent ? Avez-vous risqué , pour une heure de plaisir , vos chouans , sans plus vous en soucier que je ne m'in- quiétais des bleus massacrés, quand tout fut perdu pour moi ? Et si je vous ordonnais de renoncer à toutes vos idées , à vos espérances , à votre roi qui m'offusque, et qui, peut-être, se moquera de vous, quand vous périrez pour lui , tandis que je saurais mourir pour vous, avec un saint respect ; enfin , si je voulais que vous envoyassiez votre soumission au premier consul, pour que vous pussiez me suivre à Paris ; si j'exigeais que nous allassions en Amérique, y vivre loin d'un monde où tout est vanité , afin de savoir si vous m'aimez bien pour moi-même , comme en ce moment je vous aime ; pour tout dire en un mot , si je voulais , au lieu de m'élever à vous , que vous tombassiez jusqu'à moi , que feriez-vous ? — Tais-toi, Marie, ne te calomnie pas. Pauvre enfant, je t'ai devinée I Ya , si mon premier désir est devenu de la passion , ma passion est maintenant de l'amour. Chère àme de mon âme , je le sais , tu es aussi noble que ton nom , aussi grande que belle ; je suis assez noble et me sens assez grand moi-même pour t'imposer au monde. Est-ce parce que je pressens en toi des voluptés inouïes et incessantes ; est-ce parce que je crois rencontrer en ton âme ces précieuses qualités qui nous font toujours aimer la même femme ? j'en ignore la cause ; mais mon amour est sans bornes , et il me semble que je ne puis plus me passer de toi. Oui , ma vie serait pleine de dégoût si tu n'étais toujours près de moi... — Comment, près de vous? — Oh ! 3Iarie , tu ne veux donc pas me deviner? — Ah! croiriez-vous me flatter beaucoup en m'offrant votre nom , votre main ? dit-elle avec un apparent dédain , mais en regar- dant vivement le marquis pour en surprendre les moindres pensées. Et savez-vous si vous m'aimerez dans six mois? et alors quel serait 284 LES CHOUANS. mon avenir! Non , non , une maîtresse est la seule femme qui soit sûre des sentiments qu'un homme lui témoigne , car le devoir, les lois , le monde , l'intérêt des enfants, n'en sont pas les tristes auxi- liaires ; et si son pouvoir est durable , elle y trouve des flatteries et un bonheur qui font accepter les plus grands chagrins du monde. Être votre femme et avoir la chance de vous peser un jour !.. Ahî je préfère à celte crainte un amour passager, mais vrai, quand même la mort et la misère en seraient la tin. Oui , je pourrais être , mieux que toute autre , une mère vertueuse , une épouse dévouée ; mais , pour entretenir de tels sentiments dans l'âme d'une femme , il ne faut pas qu'un homme l'épouse dans un accès de passion. D'ailleurs, sais-je moi-même si vous me plairez demain? Non, je ne veux pas faire votre malheur; je quitte la Bretagne, dit-elle en apercevant de l'hésitation dans son regard ; je retourne à Fougères , et vous ne viendrez pas me chercher là... — Eh bien! après-demain, si, dès le matin, tu vois de la fumée sur les rochers de Saint-Sulpice , le soir je serai chez toi , amant , époux, ce que tu voudras que je sois. J'aurai tout bravé! — Mais tu m'aimes donc bien , dit-elle avec ivresse , pour ris- quer ainsi ta vie avant de me la donner ! Il ne répondit pas, il la regarda, elle baissa les yeux; mais il lut sur Tardent visage de sa maîtresse un délire égal au sien , et alors lui tendit les bras. Une sorte de folie entraîna mademoiselle de Verneuil, qui alla tomber mollement sur le sein du marquis, décidée à s'abandonner à lui pour faire de cette faute le plus grand des bonheurs, en y risquant tout son avenir qu'elle rendait plus certain, si elle sortait victorieuse de cette dernière épreuve. Mais à peine sa tête s'était-elle posée sur l'épaule de son amant, qu'un léger bruit retentit au-dehors. Elle s'arracha de ses bras comme si elle se fût réveillée , et s'élança hors de la chaumière. Alors elle put réfléchir, et quand elle fut auprès du hangar : — Il m'aurait acceptée et se serait moqué de moi peut-être , se dit-elle. Ah ! si je pouvais le croire , je le tuerais ! — Ah ! pas encore cependant , reprit-elle en apercevant Beau- Pied , à qui elle fit un signe que le soldat comprit à merveille , car il tourna brusquement sur ses talons, en feignant de n'avoir rien vu. Tout à coup mademoiselle de Verneuil rentra dans le salon CHAPITRE XXV. 285 en invitant le jeune chef à garder le plus profond silence , par la manière dont elle se pressa les lèvres sous l'index de sa main droite. — Ils sont là , dit-elle avec terreur et d'une voix sourde. — Qui? — Les bleus. — Ah! je ne mourrai pas sans avoir — Oui , prends Il la saisit froide et sans défense , et cueillit sur ses lèvres un baiser plein d'horreur et de plaisir ; car il pouvait être à la fois le premier et le dernier. Puis ils allèrent ensemble sur le seuil de la porte, en y plaçant leurs têtes de manière à tout examiner sans être vus. Le marquis aperçut Gudin à la tête d'une douzaine d'hommes qui tenaient le bas de la vallée du Couësnon : il se tourna vers l'enfi- lade des échaliers , le gros tronc d'arbre pourri était gardé par sept soldats ; alors il monta sur la pièce de cidre , enfonça le toit de bar- deau pour sauter sur l'éminence , mais il retira précipitamment sa tête du trou qu'il venait de faire ; Hulot couronnait la hauteur et lui coupait le chemin de Fougères. En ce moment , il regarda sa maîtresse qui jeta un cri de désespoir ; car elle entendait les trépignements des trois détache- ments réunis autour de la maison. — Sortez la première , lui dit-il , vous me préserverez. Elle se plaça machinalement en face de la porte , pendant que le marquis armait son tromblon ; puis , après avoir mesuré l'espace qui existait entre le seuil de la cabane et le gros tronc d'arbre , il se jeta devant les sept bleus , les cribla de sa mitraille et se fit un passage au milieu d'eux. Les trois troupes se précipitèrent autour de l'échalier que le chef avait sauté , et le virent alors courant dans le champ avec une incroyable célérité. — Feu, feu, mille noms d'un diable! Vous n'êtes pas Français: fue dnoc , mâtins ! cria Hulot d'une voix tonnante. Au moment où il prononçait ces paroles du haut de l'éminence, ses hommes et ceux du Gudin firent une décharge générale qui heureusement fut mal dirigée. Déjà le marquis arrivait à l'échalier qui terminait le premier champ, mais, au moment où il passait dans le second, il faillit être atteint par Gudin , qui s'était élancé sur ses pas avec violence. 36 286 LES CHOUANS. Alors , en entendant ce redoutable adversaire à quelques toises , il redoubla de vitesse ; néanmoins ils arrivèrent presque en même temps à 1 echalier ; mais Montauran lança si adroitement son trom- blon à la tête de Gudin , qu'il le frappa et retarda sa marche. Il est impossible de dépeindre l'anxiété de mademoiselle de Ver- neuil et l'intérêt que manifestaient , à ce spectacle , Hulot et sa troupe; tous répétaient silencieusement, à leur insu , les gestes des deux coureurs. Au troisième echalier, l'adjudant se baissa pour ramasser quelque chose, et laissa gagner du terrain au Gars qui lui avait à dessein jeté son porte-feuille. Enfin , ils parvinrent ensemble au rideau blanc formé par le petit bois , mais l'adjudant rétrograda tout à coup , et s'effaça derrière un pommier. Une vingtaine de chouans , qui n'avaient pas tiré, de peur de tuer leur chef, se montrèrent et criblèrent l'arbre. Alors toute la petite troupe de Hulot s'élança, au pas de course , pour sauver Gudin qui , se trouvant sans armes , revenait de pommier en pommier, en saisissant, pour chaque fuite rétrograde , le moment où les chasseurs du roi chargeaient leurs armes. Son danger dura peu. Les contre-chouans mêlés aux bleus et Hulot à leur tête vinrent soutenir le jeune adjudant à la place où le marquis avait jeté son tromblon. En ce moment Gudin aperçut son adversaire tout épuisé, assis sous un des arbres du petit bouquet de bois ; il laissa ses camarades occuper les chouans qui s'étaient retranchés derrière une haie latérale du champ , les tourna et se dirigea vers le marquis avec la vivacité d'une bête fauve. En voyant cette manœuvre, les chasseurs du roi poussèrent d'effroyables cris pour avertir leur chef; puis , après avoir tiré sur les contre-chouans avec un rare bonheur , ils essayèrent de leur tenir tête ; mais ceux-ci gravirent courageusement la haie dont leurs ennemis se faisaient un rempart, et y prirent une sanglante revanche. Les chouans gagnèrent alors le chemin qui longeait le champ dans l'enceinte duquel cette scène avait lieu , et s'emparèrent des hauteurs que Hulot avait commis la faute d'abandonner. Avant que les bleus eussent eu le temps de se reconnaître , les chouans avaient pris pour retranchements les brisures que formaient les arêtes de ces rochers, à l'abri desquels ils pouvaient tirer sans danger sur les soldats de Hulot , si ceux-ci faisaient quelque démonstration de vouloir venir les y combattre. CHAPITRE XXV. 287 Pendant que Hulot, suivi de quelques soldats, allait lentement vers le petit bois, pour y chercher Gudin , les Fougerais demeurè- rent pour dépouiller les chouans morts et achever les vivants; car, dans cette épouvantable guerre , les deux partis ne faisaient pas de prisonniers. Le marquis sauvé , les chouans et les bleus reconnurent mutuellement la force de leurs positions respectives et l'inutilité de la lutte , en sorte que chacun ne songea plus qu'à se retirer. — Si je perds ce jeune homme-là , s'écria Hulot en regardant le bois avec attention , je ne veux plus faire d'amis ! — Ah, ah ! dit un des jeunes gens de Fougères, occupé à dépouiller les morts , voilà un oiseau qui a des plumes jaunes. Et il montrait à ses compatriotes une bourse pleine de pièces d'or qu'il venait de trouver dans la poche d'un gros homme vêtu de noir. — Mais qu'a-t-il donc là? reprit un autre qui tira un bréviaire de la redingote du défunt., înp nibuil isv^ub? luoq f9ciaao : — C'est pain béni , c'est un prêtre ! s'écrîa-t-il , eii jetant le bréviaire à terre. — Le voleur , il nous fait banqueroute , dit un troisième eu ne trouvant que deux écus de six francs dans les poches du chouan qu'il déshabillait. — Oui ; mais il a une fameuse paire de souliers , répondit un soldat , qui se mit en devoir de les prendre. — Tu les auras s'il tombent dans ton lot , lui répliqua le premier des Bretons , en les arrachant des pieds du mort et les lançant au tas des effets déjà rassemblés. ^r/âoncm eJIso j Un quatrième contre-chouan recevait l'argent, afin de faire les parts lorsque tous les soldats de l'expédition seraient réunis. Quand Hulot revint avec le jeune adjudant , dont la dernière entreprise, pour joindre le Gars, avait été aussi périlleuse qu'inutile, il trouva une vingtaine de ses soldats et une trentaine de contre- chouans devant onze ennemis morts dont les corps avaient été jetés dans un sillon tracé au bas de la haie. îofi/H au — Soldats ! s'écria Hulot d'une voix sévère , je vous défends de partager ces haillons. Formez vos rangs , et plus vite que ça. — Mon commandant , dit un soldat en montrant à Hulot ses souliers au bout desquels les cinq doigts de ses pieds se voyaient à nu, bon pour l'argent; mais cette chaussure-là, ajouta-t-il en 288 LES CHOUANS. montrant avec la crosse de son fusil la paire de souliers ferrés , cette chaussure-là , mon commandant , m'irait comme un gant. — Tu veux à tes pieds des souliers anglais? lui répliqua Hulot. — Commandant , dit respectueusement un des Fougerais , nous avons , depuis la guerre , toujours partagé le butin. — Je ne vous empêche pas , vous autres , de suivre vos usages , répliqua durement Hulot en l'interrompant. — Tiens , Gudin , voilà une bourse là , qui contient trois louis , tu as eu delà peine , ton chef ne s'opposera pas à ce que tu la prennes, dit à l'adjudant un de ses anciens camarades. Hulot regarda Gudin de travers , et le vit pâlir. — C'est la bourse de mon oncle ! s'écria le jeune homme. — Tout épuisé qu'il était par la fatigue , il fit quelques pas vers le monceau de cadavres , et le premier corps qui s'offrit à ses regards fut précisément celui de son oncle ; mais à peine en vit-il le visage rubicond sillonné de bandes bleuâtres , les bras roidis et la plaie faite par le coup dç feu , qu'il jeta un cri étouffé et s'écria : — Mar- chons , mon commandant. La troupe de bleus se mit en route. Hulot soutenait son jeune ami en lui donnant le bras. — Tonnerre de dieu ! cela ne sera rien , lui disait le vieux soldat. — Mais il est mort , répondit Gudin , mort î C'était mon seul parent. Il m'aimait. Le roi revenu, tout le pays aurait voulu ma tête , que le bon homme m'aurîiit caché sous sa soutane. — Est-il bête , disaient les gardes nationaux restés à se par- tager les dépouilles; le bon homme est riche : comme ça , il n'a pas eu le temps de faire un testament par lequel il l'aurait dés- hérité. — Le partage fait, les contre-chouans rejoignirent le petit batail- lon de bleus et le suivirent de loin. CHA-PITRE XXVI. 289 CHAPITRE XXVl. Une horrible inquiétude se glissa dans la chaumière de Galope- Chopine , où jusqu'alors la vie avait été si naïvement insoucieuse. Barbette et son son petit gars portant tous deux sur leur dos , l'une sa pesante charge dajoncs , l'autre une provision d'herbes pour les bestiaux , revinrent à l'heure où la famille prenait le repas du soir. En entrant au logis , la mère et le fils cherchèrent en vain des yeux Galope-Chopine ; et alors jamais cette misérable chambre ne leur parut si grande , tant elle était vide. Le foyer sans feu , l'obscurité, le silence , tout leur prédisait quelque malheur. Quand la nuit vint , Barbette s'empressa d'allumer un feu clair et deux oribus, nom donné aux chandelles de résine dans le pays compris entre les rivages de l'Armorique jusqu'en haut de la Loire, et encore usité en-deçà d'Amboise , dans les campagnes du Ven- dômois. Barbette mettait à ces apprêts la lenteur dont les actions sont frappées quand un sentiment profond les domine ; elle écoutait le moindre bruit ; mais, souvent trompée par le sifflement des raffales, elle allait sur la porte de sa misérable hutte et en revenait toute triste. Elle nettoya deux pichés, les remplit de cidre et les posa sur la longue table de noyer. A plusieurs reprises , elle regarda son garçon qui surveillait la cuisson des galettes de sarrasin , mais sans pouvoir lui parler. Un instant les yeux du petit gars s'arrêtèrent sur les deux clous qui servaient à supporter la canardière de son père, et Barbette frissonna en voyant, comme lui, cette place vide. Le silence n'était interrompu que par les mugissements des vaches, ou par les gouttes de cidre qui tombaient périodiquement de la bonde du tonneau. La pauvre femme soupira en apprêtant dans trois écuelles de terre brune une espèce de soupe composée de lait, de galette coupée par petits morceaux et de châtaignes cuites. 290 LES CHOUANS. — Ils se sont battus dans la pièce qui dépend de la Béraudière , dit le petit gars. — Vas-y donc voir , répondit la mère. Le gars y courut, reconnut au clair de la lune le monceau de cadavres, n'y trouva point son père, et revint tout joyeux en sifflant, parce qu'il avait ramassé quelques pièces de cent sous foulées aux pieds par les vainqueurs et oubliées à terre. Il trouva sa mère assise sur une escabelle et occupée à filer du chanvre, au coin du feu. Il fit un signe négatif à Barbette, qui n'osa croire à quelque chose d'heureux ; puis , dix heures ayant sonné à Saint-Léonard, le petit gars se coucha , après avoir marmotté une prière à la Sainte-Vierge d'Auray. '-' *^-'«'i^^i§ ^'^'**^ «' ' Au jour, Barbette, qui n'avait pas dormi, poussa un cri de joie, en entendant retentir dans le lointain un bruit de gros souliers ferrés , et Galope-Ghopine montra bientôt sa mine refrognée. — Grâces à Saint-Labre à qui j'ai promis un beau cierge, le Gars a été sauvé ! N'oublie pas que nous devons maintenant trois cierges au Saint. Puis Galope-Chopine saisit un piché et l'avala tout entier sans reprendre haleine; Lorsque sa femme lui eut servi sa soupe , l'eut débarrassé de sa canardière , et qu'il se fut assis sur le banc de noyer, il dit en s'approchant du feu : — Comment les bleus et les contre-chouans sont-ils donc venus ici ? On se battait à Florigny. Quel diable a pu leur dire que le Gars était chez nous; car il n'y avait que lui , sa belle garce et nous deux qui le savions ! La femme pàlitjJàiupiP — Les contre-chouans m'ont persuadé qu'ils étaient des gars de Saint-Georges, répondit-elle en tremblant , et c'est moi qui leur ai dit où était le Gars. H^^ ^i/iytli Galope-Chopine pâlit à son tour, et laissa son écuelle sur le bord de la table. — Je t'ai envoyé not'gars pour te prévenir , reprit Barbette effrayée; il ne t'a pas rencontré. Le chouan se leva , et frappa si violemment sa femme , qu'elle alla tomber pâle comme un mort sur le lit. — Garce maudite, tu m'a tué, dit-il. Mais, saisi d'épouvante, il prit sa femme dans ses bras : — Barbette ! s'écria-t-il , Barbette î Sainte-Vierge , j'ai eu la main trop lourde. CHAPITRE XXVI. 291 — Crois-tu, lui dit-elle en ouvrant les yeux , que Marche-à- Terre vienne à le savoir ? — Le Gars , répondit le chouan , a dit de s'enquérir d'où venait cette trahison. — L'a-t-il dit à Marche-à-Terre ? — Pille-3Iiche et Marche-à-Terre étaient à Florigny. Barbette respira plus librement. — S'ils touchent à un cheveu de ta tête , dit-elle , je rincerai leurs verres avec du vinaigre. — Ah! je n'ai plus faim , s'écria tristement Galope-Chopine. Sa femme poussa devant lui l'autre piché plein; il n'y fit pas même attention. Alors deux grosses larmes sillonnèrent les joues de Bar- bette et humectèrent les rides de son visage fané. — Écoute , femme : il faudra demain matin amasser des fagots au dret de Saint-Léonard, surles'rochers de Saint-Sulpice, et y met- tre le feu. C'est le signal convenir entre le Gars et le vieux recteur de Saint-Georges. — Il ira donc à Fougères? — Oui , chez sa belle garce î J'ai à courir aujourd'hui à cause de ça. Je crois ben qu'il va l'épouser et l'enlever ; il m'a dit d'aller louer des chevaux et de les disperser sur la route de Saint-Malo. Là-dessus, Galope-Chopine fatigué se coucha pour quelques heures et se remit en course. Le lendemain matin , il rentra après s'être soigneusement acquitté des commissions que le marquis lui avait confiées. En apprenant que Marche-à-Terre «t Pille-Miche ne s'étaient pas présentés , il dissipa les inquiétudes de sa femme qui partit, toute rassurée, pour les roches de Saint-Sulpice, où, la veille , elle avait préparé , sur le mamelon qui faisait face à Saint- Léonard, quelques fagots couverts de givre. Elle emmena par la main son petit gars qui portait du feu dans un sabot cassé. i--j<}uihO A peine son fils et sa femme avaient-ils disparu derrière "lé toit du hangar, que Galope-Chopine entendit deux hommes sauter le dernier des échaliers en enfilade, et insensiblement il vit à travers un brouillard assez épais des formes anguleuses se dessiner comme ,des ombres indistinctes. — Ce sont Pille-Miche et Marche-à-Terre, se dit-il mentalement. Et il tressaillit. Les deux chouans montrèrent dans la petite cour leurs visages 292 LES CHOUANS. ténébreux , qui ressemblaient assez, sous leurs grands chapeaux usés , à ces figures que les peintres s'amusent à faire avec des paysages. — Bonjour, Galope-Chopine , dit gravement Marche-à-Terre. — Bonjour, monsieur Marche-à-Terre , répondit humblement le mari de Barbette. Voulez-vous entrer ici et vider quelques pichés? J'ai de la galette froide et du beurre fraîchement battu. — Ce n'est pas de refus , mon cousin , dit Pille-Miche. Les deux chouans entrèrent. Ce début n'avait rien d'effrayant pour le maître du logis , qui s'empressa d'aller à sa grosse tonne emplir trois pichés , pendant que Marche-à-Terre et Pille-Miche , assis, de chaque côté de la longue table, sur un des bancs luisants, se coupèrent des galettes et les garnirent d'un beurre gras et jau- nâtre qui , sous le couteau , laissait jaillir de petites bulles de lait. Galope-Chopine posa les pichés pleins de cidre et couronnés de mousse devant ses hôtes , et les trois chouans se mirent à manger ; mais, de temps en temps , le maître du logis jetait un regard de côté sur Marche-à-Terre dont il s'empressait de satisfaire la soif. — Donne-moi ta chinchoire, dit Marche-à-Terre à Pille-Miche. Et après en avoir secoué fortement plusieurs chinchées dans le creux de sa main , le Breton aspira son tabac en homme qui voulait se préparer à quelqu'action brave. — Il fait froid, dit Pille-Miche en se levant pour aller fermer la partie supérieure de la porte. Le jour terni par le brouillard ne pénétra plus dans la chambre que par la petite fenêtre , et n'éclaira que faiblement la table et les deux bancs ; mais le feu y répandit une lueur rougeâtre. En ce moment , Galope-Chopine , qui avait achevé de remplir une seconde fois les pichés de ses hôtes , les mettait devant eux ; mais ils refusèrent de boire , jetèrent leurs larges chapeaux et pri- rent tout à coup un air solennel. Leurs gestes et le regard par lequel ils se consultèrent firent frissonner Galope-Chopine, qui crut apercevoir du sang sous les bonnets de laine rouge dont ils étaient coiffés. — Apporte-nous ton couperet? dit Marche-à-Terre. — Mais , monsieur Marche-à-Terre , qu'en voulez-vous donc faire? — Allons, cousin, tu le sais bien, dit Pille-Miche en serrant sa chinchoire que lui rendit Marche-à-Terre, tu es jugé. CHAPITRE XXVI. 293 Les deux chouans se levèrent ensemble en saisissant leurs cara- bines. — Monsieur Marche-à-Terre , je n'ai rin dit sur le Gars... — Va chercher ton couperet , répondit le chouan. Le malheureux Galope-Chopine heurta le bois grossier de la couche de son garçon , et trois pièces de cent sous roulèrent sur le plancher. Pille-3Iiche les ramassa. — Oh , oh ! les bleus t'ont donné des pièces toutes neuves , s'écria Marche-à-Terre. — Aussi vrai que voilà l'image de Saint-Labre , reprit Galope- Chopine , je n'ai rin dit. Barbette a pris les contre-chouans pour les gars de Saint-Georges; voilà tout. — Pourquoi parles-tu d'affaires à ta femme? répondit brutale- ment 3Iarche-à-Terre. D'ailleurs, cousin, nous ne te demandons pas des raisons, mais ton couperet. Tu es jugé. Alors , à un signe de son compagnon , Pille-Miche l'aida à saisir la victime. En se trouvant entre les mains des deux chouans , Galope- Chopine perdit toute force , tomba sur ses genoux , et leva vers ses bourreaux des mains désespérées : — Mes bons amis , mon cousin , que voulez-vous que devienne mon petit gars? — J'en prendrai soin , dit Marche-à-Terre. — Mes chers camarades , reprit Galope-Chopine devenu blême , je ne suis pas en état de mourir. Me laisserez-vous partir sans con- fession? vous avez le droit de prendre ma vie, mais non celui de me faire perdre la bienheureuse éternité. — C'est juste , dit Marche-à-Terre en regardant Pille-Miche. Les deux chouans restèrent un moment dans le plus grand em- barras et sans pouvoir résoudre ce cas de conscience. Alors Galope- Chopine écouta le moindre bruit causé par le vent , comme s'il eût conservé quelque espérance. Le son de la goutte de cidre qui tom- bait périodiquement du tonneau lui fit jeter un regard machinal sur la pièce et soupirer tristement. Tout à coup son cousin le prit par un bras, l'entraîna dans un coin et lui dit: — Confesse-moi tous tes péchés ! Je les redirai à un prêtre de la véritable église ; il me donnera l'absolution , et , s'il y a des pénitences à faire , je les ferai. Galope-Chopine obtint quelque répit, par la manière dont il accusa ses péchés ; mais , malgré le nombre et les circonstances des 294 LES CHOUANS. crimes dont il se fit coupable , il finit par atteindre le bout de son chapelet. — Hélas ! dit-il en terminant , après tout , mon cousin , puisque je te parle comme à un confesseur, je t'assure par le saint nom de Dieu , que je n'ai guère à me reprocher que d'avoir, par-ci par-là , un peu trop beurré mon pain, et j'atteste Saint-Labre, que voici au-dessus de la cheminée , que je n'ai rin dit sur le Gars. Non , mes bons amis , je n'ai pas trahi. — Allons , c'est bon , cousin , relève-toi , tu t'entendras sur tout cela avec le bon Dieu dans le temps comme dans le temps. — Mais laissez-moi dire un petit brin d'adieu à Barbe — Allons , répondit Marche-à-Terre , si tu veux qu'on ne t'en veuille pas plus qu'il ne faut , comporte-toi en Breton , et finis pro- prement. Alors les deux chouans saisirent de nouveau Galope-Chopine , le couchèrent sur le banc où il ne donna pas d'autres signes de rési- stance que ces mouvements convulsifs produits par l'instinct de l'animal , et poussa quelques hurlements sourds qui cessèrent aus- sitôt que le son lourd du couperet eut retenti. Sa tête fut tranchée d'un seul coup. Marche-à-Terre prit cette tête par une touffe de cheveux , sortit de la chaumière , chercha et trouva dans le grossier chambranle de la porte un grand clou autour duquel il tortilla les cheveux qu'il tenait , et y laissa pendre cette tête sanglante dont il ne ferma même pas les yeux. Les deux chouans se lavèrent les mains sans aucune précipitation dans une grande terrine pleine d'eau , reprirent leurs chapeaux , leurs carabines , et franchirent l'échalier en sifflant l'air de la bal- lade du Capitaine. Pille-Miche entonna d'une voix eni^ouée, au bout du champ , ces strophes prises au hasard dans cette naïve chanson , dont les rustiques cadences et les vers furent emportés par le vent : A la première ville, Son amant l'habille Tout en satin blanc. A la seconde ville , Son amant l'habille En or, en argent. Elle était si belle Qu'on lui tendait les voiles Dans tout le régiment. CHAPITRE XXVI. 295 Cette mélodie devint insensiblement confuse, à mesure que les deux chouans s'éloignaient ; mais le silence de la campagne était si profond, que plusieurs notes parvinrent à l'oreille de Barbette, qui revenait alors au logis en tenant son petit gars par la main. Une paysanne n'entend jamais froidement ce chant, si populaire dans l'ouest de la France; aussi Barbette commença-t-elle involontaire- ment les premières strophes de la ballade : Allons, partons, belle, Parlons pour la guerre. Partons; il est temps. Brave capitaine , Que ça ne te fasse pas de peine; Ma fille n'est pas pour toi. Tu ne l'auras sur terre, Tu ne l'auras sur mer. Si ce n'est par trahison. Le père prend sa fllle Qui la déshabille Et la jette à l'eau. Capitaine , plus sage , Se jette à la nage, ' La ramène à bord. Allons, partons, belle, etc. Partons pour la guerre, Partons; il est temps. A la première \ille , etc. Au moment où Barbette se trouvait , en chantant , à la reprise de la ballade par où avait commencé Pille-Miche , elle était arrivée dans sa cour ; sa langue se glaça , elle resta immobile , et un grand cri , soudain réprimé , sortit de sa bouche béante. — Qu'as-tu donc , mère? demanda l'enfant. — Marche tout seul , s'écria sourdement Barbette en lui retirant la main et le poussant avec une incroyable rudesse ; tu n'as plus ni père ni mère... L'enfant qui se frottait l'épaule en criant , vit la tête clouée , et 296 LES CHOUANS. son frais visage garda silencieusement la convulsion nerveuse que les pleurs donnent aux traits. Il ouvrit de grands yeux , regarda longtemps la tête de son père avec un air stupide qui ne trahissait aucune émotion; puis sa figure, abrutie par l'ignorance, arriva jusqu'à exprimer une curiosité sauvage. Tout à coup Barbette reprit la main de son enfant , la serra vio- lemment, et l'entraîna d'un pas rapide dans la maison. Pendant que Pille-Miche et Marche-à-Terre couchaient Galope-Chopine sur le banc, un de ses souliers était tombé sous son cou, de manière à se remplir de sang , et ce fut le premier objet que vit sa veuve. — Ote ton sabot, dit la mère à son fils. Mets ton pied là-dedans. Bien ; souviens-toi toujours , s'écria-t-elle d'un son de voix lugubre, du soulier de ton père , et ne t'en mets jamais un aux pieds sans te rappeler celui qui était plein du sang versé par les chuins. Tue , tue, tue les chuins. En ce moment elle agita sa tête par un mouvement si convulsif, que les mèches de ses cheveux noirs retombèrent sur son cou et donnèrent à sa figure une expression sinistre. — J'atteste Saint-Labre , reprit-elle , que je te voue aux bleus. Tu seras soldat pour venger ton père! Tue, tue les chuins et fais comme moi. Ils ont pris la tête de mon homme ; je vais donner celle du Gars aux bleus. Elle sauta d'un seul bond sur le lit, s'empara d'un petit sac d'ar- gent dont elle connaissait la cachette , reprit la main de son fils étonné , l'entraîna violemment sans lui laisser le temps de reprendre son sabot , et ils marchèrent tous deux d'un pas rapide vers Fou- gères , sans que l'un ou l'autre retournât la tête vers la chaumière qu'ils abandonnaient. Quand ils arrivèrent sur le sommet des rochers de Saint-Sulpice, Barbette attisa le feu des fagots , et son gars l'aida à les couvrir de genêts verts, chargés de givre, afin d'en rendre la fumée plus forte. — Il durera plus que ton père , plus que moi et que le Gars , dit Barbette d'un air farouche en montrant le feu à son fils. CHAPITRE XXVII. 297 CHAPITRE XXVII. Au moment où la veuve de Galope-Chopine et son fils au pied sanglant regardaient , avec une sombre expression de vengeance et de curiosité , tourbillonner la fumée dont ils venaient d'épaissir la colonne , mademoiselle de Verneuil avait les yeux attachés sur cette roche, et tâchait, mais en vain, d'y découvrir le signal annoncé par le marquis ; car le brouillard , qui s'était insensiblement accru , ensevelissait toute la région sous un voile dont les teintes grises cachaient les masses les plus prochaines du paysage. Elle contemplait tour à tour avec une douce anxiété les rochers , le château , les édifices, qui ressemblaient dans ce brouillard à des brouillards plus noirs encore. Auprès de sa fenêtre , quelques arbres se détachaient de ce fond bleuâtre , comme ces madrépores que la mer laisse entrevoir quand elle est calme. Le soleil donnait au ciel la couleur blafarde de l'argent terni , et ses rayons colo- raient d'une rougeur douteuse les branches nues des arbres où se balançaient encore quelques dernières feuilles. Mais des sentiments trop délicieux agitaient son âme , pour qu'elle vît de mauvais pré- sages dans ce spectacle en désaccord avec le bonheur dont elle se repaissait par avance. Depuis deux jours , ses idées s'étaient étrangement modifiées. L'âpreté , les éclats désordonnés de ses passions avaient lentement subi l'influence de l'égale température que donne à la vie un véri- table amour. La certitude d'être aimée, qu'elle avait été chercher à travers tant de périls , avait fait naître en elle le désir de rentrer dans les conditions sociales qui sanctionnent le bonheur , et dont elle n'était sortie que par désespoir. N'aimer qu'un moment lui sembla de l'impuissance. Puis elle se vit soudain reportée , du fond de la société où le malheur l'avait plongée , dans le haut rang où 298 LES CHOUANS. son père l'avait un moment placée. Sa vanité , comprimée par les cruelles alternatives d'une passion désespérée , s'éveilla , lui fit voir tous les bénéfices d'une grande position. En quelque sorte née mar- quise , épouser M. de Montauran n'était-ce pas pour elle agir et vivre dans la sphère qui lui était propre ? Après avoir connu les hasards d'une vie toute aventureuse, elle pouvait mieux qu'une autre femme apprécier la grandeur des sentiments qui font la famille ; et le mariage , la maternité et ses soins étaient pour elle moins une tâche qu'un repos. Elle aimait cette vie vertueuse et calme , entre- vue à travers ce dernier orage , comme une femme lasse de la vertu peut jeter un regard de convoitise sur une passion illicite. La vertu était pour elle une nouvelle séduction. — Peut-être , dit-elle , en revenant de la croisée sans avoir vu de feu sur la roche de Saint-Sulpice , ai-je été bien coquette avec lui ; mais aussi j'ai su combien je suis aimée. Francine , ce n'est plus un songe ! je serai, ce soir, la marquise de Montauran. Qu'ai-je donc fait pour mériter un si complet bonheur. Oh ! je l'aime , et l'amour seul peut payer l'amour. Néanmoins Dieu veut sans doute me récompenser d'avoir conservé tant de cœur malgré tant de misères , et me faire oublier mes souffrances ; car, tu le sais , mon enfant , j'ai bien souffert. — Ce soir, marquise de Montauran, vous, Marie! Ah! tant que ce ne sera pas fait, moi, je croirai rêver. Qui donc lui a dit tout ce que vous valez ! — Mais , ma chère enfant , il n'a pas seulement de beaux yeux, il a aussi une âme. Si tu l'avais vu comme moi dans le danger ! Oh! il doit bien savoir aimer ; il est si courageux ! — Si vous l'aimez tant , pourquoi souffrez-vous donc qu'il vienne à Fougères? — Est-ce que nous avons eu le temps de nous dire un mot , quand nous avons été surpris. D'ailleurs , n'est-ce pas une preuve d'amour? Et en a-t-on jamais assez! En attendant , coiffe-moi. Mais elle dérangea cent fois par des mouvements comme élec- triques les heureuses combinaisons de sa coiffure , en mêlant des pensées encore orageuses à tous les soins de la coquetterie. En crêpant les cheveux d'une boucle ou en rendant ses nattes plus brillantes , elle se demandait , par un reste de défiance , si le mar- quis ne la trompait pas, et alors elle pensait qu'une semblable CHAPITRE XXVII. 299 rouerie devait être impénétrable puisqu'il s'exposait audacieuse- ment à une vengeance immédiate en venant la trouver à Fougères. En étudiant malicieusement à son miroir les effets d'un regard oblique , d'un sourire , d'un léger pli du front , d'une attitude de colère , d'amour ou de dédain , elle cherchait une ruse de femme , pour sonder jusqu'au dernier moment le cœur du jeune chef. — Tu as raison î Francine , dit-elle , je voudrais comme toi que ce mariage fut fait. Ce jour est le dernier de mes jours nébuleux; il est gros de ma mort ou de notre bonheur. Le brouillard est odieux , ajouta-t-elle , en regardant de nouveau vers les sommets de Saint-Sulpice , toujours voilés. Alors elle se mit à draper elle-même les rideaux de soie et de mousseline qui décoraient la fenêtre, en se plaisant à intercepter le jour, de manière à introduire dans la chambre un voluptueux clair-obscur. — Francine , dit-elle , ôte ces babioles qui encombrent la che- minée , et n'y laisse que la pendule et les deux vases de Saxe dans lesquels j'arrangerai moi-môme les fleurs d'hiver que Gorentin m'a trouvées... Sors toutes les chaises; je ne veux voir ici que le canapé et un fauteuil. Quand tu auras fini, mon enfant, tu brosseras le tapis, de manière à en ranimer les couleurs, puis tu garniras de bougies les bras de cheminée et les flambeaux... Mademoiselle de Verneuil regarda longtemps et avec attention la vieille tapisserie tendue sur les murs de cette chambre. Guidée par un goût inné, elle sut trouver, parmi les brillantes nuances de la haute-lice , les teintes qui pouvaient servir à lier cette antique décoration aux meubles et aux accessoires de ce boudoir par l'har- monie des couleurs ou par le charme des oppositions. La même pensée présida à l'arrangement des fleurs dont elle chargea les vases contournés qui ornaient la chambre. Le canapé fut placé près du feu. De chaque côté du lit , qui occupait la paroi paral- lèle à celle où était la cheminée, elle mit, sur deux petites tables dorées , de grands vases de Saxe, remplis de feuillages et de fleurs , qui exhalèrent les plus doux parfums. ' Elle tressaillit plus d'une fois en disposant les plis onduleux du lampas vert au-dessus du lit , et en étudiant les sinuosités de la draperie à fleurs sous laquelle elle le cacha. De semblables prépa- ratifs ont toujours un indéfinissable secret de bonheur et amènent 300 LES CHOUANS. une irritation si délicieuse , que souvent , au milieu de ces volup- tueux apprêts , une femme oublie tous ses doutes , comme made- moiselle de Verneuil oubliait les siens. N'existe-t-il pas un sentiment religieux dans cette multitude de soins pris pour un être aimé qui n'est pas là pour les voir et les récompenser, mais qui doit les payer plus tard par ce sourire approbateur qu'obtiennent ces gracieux préparatifs, toujours si bien compris? Alors les femmes se livrent pour ainsi dire par avance à l'amour, et il n'en est pas une seule qui ne se dise comme mademoiselle de Yerneuil pensait : — Ce soir je serai bien heureuse ! Alors la plus innocente d'entre elles inscrit cette suave espérance dans les plis les moins saillants de la soie ou de la mousseline ; puis , insensiblement , l'harmonie qu'elle établit autour d'elle imprime à tout une physionomie où respire l'amour. Au sein de cette sphère voluptueuse , pour elle les choses devien- nent des êtres , des témoins ; et déjà elle en fait les complices de toutes ses joies futures. A chaque mouvement , à chaque pensée , elle s'enhardit à voler l'avenir. Bientôt elle n'attend plus , elle n'espère pas ; mais elle accuse le silence , et le moindre bruit lui doit un présage ; enfin le doute vient poser sur son cœur une main crochue , elle brûle , elle s'agite , elle se sent tordue par une pensée qui se déploie comme une force purement physique : c'est tour à tour un triomphe et un supplice, que, sans l'espoir du plaisir, elle ne supporterait point. Vingt fois mademoiselle de Verneuil avait soulevé les rideaux , dans l'espérance de voir une colonne de fumée se lever au-dessus des rochers ; mais le brouillard semblait de moment en moment prendre de nouvelles teintes grises dans lesquelles son imagination finit par lui montrer de sinistres présages. Enfin , dans un moment d'impatience , elle laissa retomber le rideau , en se promettant bien de ne plus venir le relever. Elle regarda d'un air boudeur cette chambre à laquelle elle avait donné une àme et une voix , se demanda si ce serait en vain , et cette pensée la fit songer à tout. — Ma petite, dit-elle à îrancine, en l'attirant dans un cabinet de toilette contigu à sa chambre , et qui était éclairé par un œil de bœuf donnant sur l'angle obscur où les fortifications de la ville se joignaient aux rochers de la Promenade , range-moi cela ; que tout soit propre ! Quant au salon , tu le laisseras , si tu veux, en désordre, CHAPITRE XXVII. 301 ajouta-t-elle en accompagnant ces mots d'un de ces sourires que les femmes réservent pour leur intimité et dont jamais les hommes ne peuvent connaître la piquante finesse. — Ah! combien vous êtes jolie, s'écria la petite Bretonne. — Eh ! folles que nous sommes toutes, notre amant ne sera-t-il pas toujours notre plus belle parure? Francine la laissa mollement couchée sur l'ottomane , et se retira, pas à pas, en devinant que, aimée ou non , sa maîtresse ne livrerait jamais M. de Montauran. 38 302 LES CHOUANS. CHAPITRE XXVIII. — Es-tu sûre de ce que tu me débites-là , ma vieille? disait Hulot à Barbette qui l'avait reconnu en entrant à Fougères. — Avez-vous des yeux? Tenez! regardez les rochers de Saint- Sulpice , là , mon bonhomme, au dret de Saint-Léonard. Corentin tourna les yeux vers le sommet, dans la direction indiquée parle doigt de Barbette; et, comme le brouillard com- mençait à se dissiper, il put voir assez distinctement la colonne de fumée blanchâtre dont la femme de Galope-Chopine avait parlé. — Mais quand viendra-t-il? Hé, la vieille! Sera-ce ce soir ou cette nuit. — Mon bon homme , reprit Barbette , je n'en sais rin. — Pourquoi trahis-tu ton parti? dit vivement Hulot après avoir attiré la paysanne à quelques pas de Corentin. — Ah! monseigneur le général, voyez le pied de mon gars. Hé bien ! il est trempé dans le sang de mon homme tué par les chuins , sous votre respect , comme un veau, pour le punir des trois mots que vous m'avez arrachés , avant-hier, quand je labourais. Prenez mon gars, puisque vous lui avez ôté son père et sa mère; mais faites-en un vrai bleu, mon bon homme , et qu'il puisse tuer beau- coup de chuins. Tenez! voilà sept cents écus, gardez-les lui. En les ménageant il ira loin avec ça, puisque son père a été douze ans à les amasser. Hulot regarda avec étonnement cette paysanne pâle et ridée dont les yeux étaient secs. — Mais toi , dit-il , toi , la mère , que vas-tu devenir ? Il vaut mieux que tu conserves cet argent. — Moi , répondit-elle en branlant la tête avec tristesse , je n'ai plus besoin de rin! Vous me clancheriez ben au fin fond de la tour CHAPITRE XXVIII. 303 de Mélusine(et elle montra une des tours du château), que les chuins sauraient ben m'y venir tuer. Elle embrassa son gars avec une sombre expression de douleur, le regarda , versa deux larmes , le regarda encore et disparut. — Commandant , dit Corentin , voici une de ces occasions qui, pour être mises à profit, demandent plutôt deux bonnes têtes qu'une. Nous savons tout et nous ne savons rien. Faire cerner, dès à présent , la maison de mademoiselle de Verneuil , ce serait la mettre contre nous. Nous ne sommes pas , toi , moi , tes contre- chouans et tes deux bataillons, de force à lutter contre cette fille-là, si elle se met en tête de sauver son ci-devant. Ce garçon est homme de cour et par conséquent rusé ; c'est un jeune homme et il a du cœur. Nous ne pourrions jamais nous en emparer à son entrée à Fougères. Il s'y trouve d'ailleurs peut-être déjà. Faire des visites domiciliaires ? Absurdité î Ça n'apprend rien et ça tourmente les habitants. '' .'iuftuj , , — Je m'en vais , dit Itblot impatienté, donner au factionnaire du poste de Saint-Léonard la consigne d'avancer sa promenade de trois pas de plus , et il arrivera ainsi en face de la maison de made- moiselle de Verneuil. Je conviendrai d'un signe avec chaque senti- nelle ; je me tiendrai au corps-de-garde , et , quand on m'aura signalé l'entrée d'un jeune homme quelconque, je prends un caporal et quatre hommes , et. . . — Et, reprit Corentin en interrompant l'impétueux soldat, si le jeune homme n'est pas le marquis ; si le marquis n'entre pas par la porte; s'il est déjà chez mademoiselle de Verneuil; si , si... Là, Corentin regarda le commandant avec un air de supériorité qu lavait quelque chose de si insultant, que le vieux militaire s'écria : — Mille tonnerres de dieu ! va te promener , citoyen de l'enfer. Est-ce que tout cela me regarde ! Si ce hanneton-là vient tomber dans un de mes corps-de-garde , il faudra bien que je le fusille ; si j'apprends qu'il est dans une maison , il faudra bien aussi que j'aille la cerner , le prendre et le fusiller! Mais du diable-si je me creuse la cervelle pour mettre de la boue sur mon uniforme. — Commandant , la lettie des trois ministres t'ordonne d'obéir à mademoiselle de Verneuil. '^ ^.intjr.no'i u) w] /n :uu — Citoyen , qu'elle vienne elle-même, je verrai ce que j'aurai à faire. 304 LES CHOUANS. — Eh bien ! citoyen , répliqua Corentin avec hauteur , elle ne tardera pas. Elle te dira elle-même l'heure et le moment où le ci-devant sera entré. Peut-être même, ne sera-t-elle tranquille que quand elle t'aura vu poser les sentinelles et cerner sa maison. — Le diable s'est fait homme, se dit douloureusement le vieux chef de demi-brigade , en voyant Corentin qui remontait à grands pas l'Escalier de la Reine où cette scène avait eu lieu , et regagnait la porte Saint-Léonard. — Il me livrera le citoyen Montauran , pieds et poings liés , reprit Hulot , et je me trouverai embêté d'un conseil de guerre à pré- sider.— Après tout, dit-il en haussant les épaules, le Gars est un ennemi de la république ; il m'a tué mon pauvre Gérard, et ce sera toujours un noble de moins. Au diable ! Il tourna lestement sur les talons de ses bottes , et alla visiter tous les postes de la ville en sifflant la Marseillaise. CHAPITRE XXIX. 305 CHAPITRE XXIX. 3IADE3IOISELLE de Vemeuil était plongée dans une de ces médi- tations dont les mystères restent comme ensevelis dans les abîmes de l'àme, et dont les mille sentiments contradictoires ont souvent prouvé à ceux qui en ont été la proie qu'on peut avoir une vie ora- geuse et passionnée entre quatre murs, sans même quitter l'otto- mane sur laquelle se consume alors l'existence. Arrivée au dénouement du drame qu'elle était venue chercher , cette fille en faisait tour à tour passer devant elle les scènes d'amour et de colère qui avaient si puissamment animé sa vie pendant les dix jours écoulés depuis sa rencontre avec le marquis. En ce moment, le bruit d'un pas d'homme retentit dans le salon qui précédait sa chambre, elle tressaillit; la porte s'ouvrit, elle tourna vivement la tête et vit Corentin. — Petite tricheuse ! dit en riant le sbire , l'envie de me tromper vous prendra-t-elle encore? Ah! Marie, Marie! vous jouez un jeu bien dangereux en ne m'intéressant pas à votre partie , en en déci- dant les coups sans me consulter. Si le marquis a échappé à son sort • — Cela n'a pas été votre faute, n'est-ce pas? répondit made- moiselle de Yerneuil avec une ironie profonde. Monsieur, reprit- elle d'une voix grave, de quel droit venez-vous encore chez moi? — Chez vous? demanda-t-il d'un ton amer. — Vous m'y faites songer , répliqua-t-elle avec noblesse ; je ne suis pas chez moi. Vous avez peut-être sciemment choisi cetle maison pour y commettre plus sûrement vos assassinats. Je vais en sortir. J'irais dans un désert pour ne plus voir des des espions. — Cette maison n'est ni à vous ni à moi , répondit Corentin ; 306 LES CHOUANS. elle est au gouvernement. Quant à en sortir, vous n'en ferez rien, ajouta-t-il en lui lançant un regard diabolique. Mademoiselle de Verneuil se leva par un mouvement d'indigna- tion , s'avança de quelques pas ; mais tout à coup elle s'arrêta en voyant Corentin qui releva le rideau de la fenêtre, et se prit à sou- rire en l'invitant à venir près de lui. — Voyez-vous cette colonne de fumée? dit-il avec le calme pro- fond qu'il savait conserver sur sa figure blême , quelque profondes que fussent ses émotions. — Quel rapport peut-il exister entre mon départ et de mauvaises herbes auxquelles on a mis le feu? demanda-t-elle. — Pourquoi votre voix est-elle si altérée? reprit Corentin. Pauvre petite ! ajouta-t-il d'une voix douce , je sais tout. Le marquis vient aujourd'hui à Fougères , et ce n'est pas dans l'intention de nous le livrer que vous avez arrangé si voluptueusement ce boudoir, ces fleurs et ces bougies. 3Iademoiselle de Verneuil pâlit en voyant la mort du marquis écrite dans les yeux de ce tigre à face humaine, et ressentit pour son amant un amour qui tenait du délire. Chacun de ses cheveux lui versa dans la tête une atroce douleur qu'elle ne put soutenir, et elle tomba sur l'ottomane. Corentin resta un moment les bras croisés sur la poitrine , moitié content d'une torture qui le vengeait de tous les sarcasmes et du dédain dont cette femme l'avait accablé, moitié chagrin de voir souffrir une créature dont il lui était impossible de secouer le joug. — Elle l'aime! se dit-il d'une voix sourde. — L'aimer! s'écria-t-elle , eh! qu'est-ce que signifie ce mot? Corentin , il est ma vie , mon âme , mon soufflé ! Elle se jeta aux pieds de cet homme dont le calme l'épouvantait. — Ame de boue , lui dit-elle , j'aime mieux m'avilir pour lui obtenir la vie , que de m'avilir pour la lui ôter. Je veux le sauver au prix de tout mon sang. Parle, que te faut-il? Corentin tressaillit. — Je venais prendre vos ordres, Marie , dit-il d'un son de voix plein de douceur et en la relevant avec une gracieuse politesse. Oui, Marie, vos injures ne m'empêcheront pas d'être tout à vous, pourvu que vous ne me trompiez plus. Vous savez, Marie, qu'on ne me dupe jamais impunément. CHAPITRE XXIX. 307 — Ah! si vous voulez que je vous aime, Gorentin, aidez-moi à le sauver. — Eh bien ! à quelle heure vient le marquis ? dit-il en s'efTorçant de faire cette demande d'un ton calme. — Hélas! je n'en sais rien. Ils se regardèrent tous deux en silence. — Je suis perdue, se disait mademoiselle de Yerneuil. Elle me trompe , pensait Gorentin. — Marie , reprit-il , j'ai deux maximes. L'une , de ne jamais croire un mot de ce que disent les femmes , c'est le moyen de ne pas être leur dupe ; l'autre , de toujours chercher si elles n'ont pas quelque intérêt à faire le contraire de ce qu'elles ont dit, et à se con- duire en sens inverse des actions dont elles veulent bien nous confier le secret. Je crois que nous nous entendons maintenant. — A merveille , répliqua mademoiselle de Yerneuil. Vous voulez des preuves de ma bonne foi ; mais je les réserve pour le moment où vous m'en aurez donné de la vôtre. — Adieu! mademoiselle, dit sèchement Gorentin. — Allons , reprit la jeune fille en souriant , asseyez-vous , mettez-vous là et ne boudez pas, sinon je saurais bien me passer de vous pour sauver le marquis. Quant aux trois cent mille francs que vous voyez toujours étalés devant vous, je puis vous les mettre en or, là, sur cette cheminée, à l'instant où le marquis sera en sûreté. Gorentin se leva , recula de quelques pas et regarda mademoiselle de Yerneuil. — Yous êtes devenue riche en peu de temps , dit-il d'un ton dont l'amertume était mal déguisée. — 31. ^e Monlauran , reprit-elle en souriant de pitié , pourra vous offrir lui-même bien davantage pour sa rançon. Ainsi, prouvez-moi que vous avez les moyens de le garantir de tout danger, et — Ne pouvez-vous pas , s'écria tout à coup Gorentin , le faire évader au moment même de son arrivée , puisque Hulot en ignore l'heure et... Il s'arrêta, comme s'il se reprochait à lui-même d'en trop dire. — Mais est-ce bien vous qui me demandez une ruse? reprit-il en souriant de la manière la plus naturelle. Écoutez, Marie, je suis certain de votre loyauté. Promettez-moi de me dédommager 308 LES CHOUANS. de tout ce que je perds en vous servant , et j'endormirai si bien cette buse de commandant, que le marquis sera libre à Fougères comme à Saint- James. — Je vous le promets , répondit la jeune fille avec une sorte de solennité. — Non pas ainsi, reprit-il; jurez-le moi par votre mère. Mademoiselle de Verneuil tressaillit, et , levant une main trem- blante , elle fit le serment demandé par cet homme dont les manières venaient de changer subitement. — Vous pouvez disposer de moi, dit Corentin. Ne me trompez pas et vous me bénirez ce soir. — Je vous crois , Corentin , s'écria mademoiselle de Verneuil tout attendrie. Elle le salua par une douce inclination de tête et lui sourit avec une bonté mêlée de surprise, en lui voyant sur la figure une expression de tendresse mélancolique. — Quelle ravissante créature ! s'écria Corentin en s'éloignant. Ne l'aurai-je donc jamais, pour en faire à la fois l'instrument de ma fortune et la source de mes plaisirs! Se mettre à mes pieds , elle !.. Oh! oui, le marquis périra. Et si je ne puis obtenir cette femme qu'en la plongeant dans un bourbier , je l'y plongerai. — Enfin, se dit-il à lui-même en arrivant sur la place où ses pas le conduisirent à son insu , elle ne se défie peut-être plus de moi. Cent mille écus à l'instant ! Elle me croit avare. C'est une ruse , ou elle l'a épousé. Corentin , perdu dans ses pensées , n'osait prendre une résolution. Le brouillard que le soleil avait dissipé vers le milieu du jour , reprenait insensiblement toute sa force et devint si épais, que Corentin n'apercevait plus les arbres même à une faible distance. — Voilà un nouveau malheur , se dit-il en rentrant à pas lents chez lui. Il est impossible d'y voir à six pas. Le temps les protège. Surveillez donc une maison gardée par un tel brouillard ! — Qui vive ! s'écria-t-il en saisissant le bras d'un inconnu qui semblait avoir grimpé sur la Promenade, à travers les roches les plus périlleuses. — C'est moi, répondit naïvement une voix enfantine. — Ah! c'est le petit gars au pied rouge. Ne veux-tu pas venger ton père? lui demanda Corentin. — Oui! dit l'enfant. CHAPITRE XXIX. 309 — C'est bien. Connais-tu le Gars ? — Oui. — C'est encore mieux. Eh bien ! ne me quitte pas, sois exact à faire tout ce que je te dirai ; tu achèveras l'ouvrage de ta mère, et tu gagneras des gros sous. Aimes-tu les gros sous ? — Oui. — Tu aimes les gros sous et tu veux tuer le Gars ; je prendrai soin de toi. — Allons , se dit Corentin après une pause , Marie , tu nous le livreras toi-même ! Elle est trop violente pour juger le coup que je m'en vais lui porter; d'ailleurs , la passion ne réfléchit jamais. Elle ne connaît pas l'écriture du marquis; voici donc le moment de tendre le piège dans lequel son caractère la fera donner tête baissée. Mais, pour assurer le succès de ma ruse , Hulot m'est nécessaire , et je cours le voir. En ce moment mademoiselle de Verneuil et Francine délibéraient sur les moyens de soustraire le marquis à la douteuse générosité de Corentin et aux baïonnettes de Hulot. — Je vais aller le prévenir , s'écriait la petite Bretonne. — Folle, sais-tu donc où il est? Moi-même, aidée par tout l'instinct du cœur, je pourrais bien le chercher longtemps sans le rencontrer. Après avoir inventé bon nombre de ces projets insensés si faciles à exécuter au coin du feu , mademoiselle de Verneuil s'écria : — Quand je le verrai , son danger m'inspirera. Puis elle se plut , comme tous les esprits ardents , à ne vouloir prendre son parti qu'au dernier moment, se fiant à son étoile ou à cet instinct d'adresse qui abandonne rarement les femmes. Jamais peut-être son cœur n'avait subi d'aussi fortes contractions. Tantôt, elle restait comme stupide, les yeux fixes , et tantôt, au moindre bruit, elle tressaillait comme ces arbres presque déracinés que les bûcherons agitent fortement avec une corde pour en hâter la chute. Tout à coup une détonation violente , produite par la décharge d'une douzaine de fusils , retentit dans le lointain. Mademoiselle de Verneuil pâlit, saisit la main de Francine et lui dit : — Je meurs ; ils me l'ont tué. Le pas pesant d'un soldat se fit entendre dans le salon. Francine épouvantée se leva et introduisit un caporal. Le républicain , après 39 310 LES CHOUANS. avoir fait un salut militaire à mademoiselle de Verneuil , lui pré- senta des lettres dont le papier n'était pas très-propre. Le soldat, ne recevant aucune réponse de la jeune fille , lui dit en se retirant : — Madame , c'est de la part du commandant. Mademoiselle de Verneuil, en proie à de sinistres pressenti- ments, lisait une lettre écrite probablement à la hâte par Hulot. « Mademoiselle , mes contre-chouans viennent de s'emparer d'un » des messagers du Gars. Parmi les lettres interceptées , celle que » je vous transmets peut vous être de quelque utilité , etc. » — Grâce au ciel , ce n'est pas lui qu'ils viennent de tuer î s'écria- t-elle en jetant cette lettre au feu. Elle respira plus librement et lut avec avidité le billet qu'on venait de lui envoyer ; il était du marquis et semblait adressé à madame du Gua. « Non , mon ange , je n'irai pas ce soir à la Vivetière. Ce soir , » vous perdez votre gageure avec le comte et je triomphe de la répu- » blique en la personne de cette fille délicieuse qui vaut certes » bien une nuit 1 convenez-en ? Ce sera le seul avantage réel que je » remporterai dans cette campagne ; car la Vendée se soumet. Il » n'y a plus rien à faire en France, et nous repartirons sans » doute ensemble pour l'Angleterre ; mais à demain les affaires » sérieuses. » Le billet lui échappa des mains, elle ferma les yeux, garda un profond silence , et resta penchée en arrière , la tête appuyée sur un coussin. Après une longue pause , elle leva les yeux sur la pen- dule qui alors marquait quatre heures. — Et monsieur se fait attendre , dit-elle avec une cruelle ironie. — Oh ! s'il pouvait ne pas venir , reprit Francine. — S'il ne venait pas , dit Marie d'une voix sourde , j'irais au-devant de lui , moi ! Mais non ; il ne peut tarder maintenant. Francine , suis-je bien belle ? — Vous êtes bien pâle ! — Vois , reprit mademoiselle de Verneuil , cette chambre par- fumée , ces fleurs , ces lumières , cette vapeur enivrante , tout ici pourra-t-il bien donner l'idée d'une vie céleste à celui que je veux plonger cette nuit dans les délices de l'amour? — Qu'y a-t-il donc , mademoiselle? — Je suis trahie, trompée, abusée, jouée, rouée, perdue, et CnAi'ITRE XXIX. 311 je veux le tuer, le déchirer. Mais oui , il y avait toujours dans ses manières un mépris qu'il cachait mal , et que je ne voulais pas voir ! Oh! j'en mourrai. — Sotte que je suis, dit-elle en riant, il vient ; j'ai la nuit pour lui apprendre qiue , mariée ou non , un homme qui m'a possédée ne peut plus m'abandonner. Je lui mesurerai la vengeance à l'offense, et il périra désespéré. Je lui croyais quelque grandeur dans l'àme ; mais c'est sans doute le fils d'un laquais ! Il m'a certes bien habilement trompée , car j'ai peine à croire encore que l'homme capable de me livrer à Pille-3Iiche sans pitié , puisse descendre à des fourberies dignes de Scapin. Il est si facile de se jouer d'une femme aimante , que c'est la dernière des lâchetés. Qu'il me tue, bien! mais mentir, lui que j'avais tant grandi. A l'échafaud ! à l'échafaud ! Ah ! je voudrais le voir guillotiner. Suis-je donc si cruelle? Il ira mourir couvert de caresses , de baisers qui lui auront valu vingt ans de vie. — Marie, reprit Francine avec une douceur angélique, comme tant d'autres, soyez victime de votre amant ; mais ne vous faites ni sa maîtresse ni son bourreau. Gardez son image au fond de votre cœur, sans vous la rendre à vous-même cruelle. S'il n'y avait aucune joie dans un amour sans espoir, que deviendrions-nous, pauvres femmes que nous sommes! Ce Dieu, 31arie , auquel vous ne pensez jamais, nous récompensera d'avoir obéi à notre vocation sur la terre : aimer et souffrir ! — Petite chatte, répondit mademoiselle de Verneuil en caressant la main de Francine , comme ta voix est douce et séduisante î Que la raison a d'attraits sous ta forme ! Je voudrais bien t'obéir... — Vous lui pardonnerez ; vous ne le livrerez pas? — Tais-toi, ne me parle plus de cet homme-là. Comparé à lui , Corentin est une noble créature. 3Ie comprends-tu? Elle se leva en cachant sous une figure horriblement calme et l'égarement qui la saisit et une soif inextinguible de vengeance. Sa démarche lente et mesurée annonçait je ne sais quoi d'irrévo- cable dans ses résolutions. En proie à ses pensées, dévorant son injure et trop fière pour avouer le moindre de ses tourments , elle alla au poste delà porte Saint-Léonard pour y demander la demeure du commandant. A peine était-elle sortie de sa maison que Corentin y entra. — Oh ! monsieur Corentin , s'écria Francine , si vous vous 312 LES CHODANS. intéressez à ce jeune homme , sauvez-le ; mademoiselle va le livrer . Ce misérable papier a tout détruit. Corentin prit négligemment la lettre en demandant : — Et où est-elle allée ? — Je ne sais. — Je cours, dit-il , la sauver de son propre désespoir. Il disparut en emportant la lettre, franchit la maison avec rapi- dité , et dit au petit gars qui jouait devant la porte : — Par où s'est dirigée la dame qui vient de sortir ? Le fils de Galope-Chopine fit quelques pas avec Corentin , pour lui montrer la rue en pente qui menait à la porte Saint-Léonard. — C'est par-là , dit-il. En ce moment quatre hommes entrèrent chez mademoiselle de Verneuil, sans avoir été vus ni par le petit gars ni par Corentin. — Retourne à ton poste , répondit l'espion. Aie l'air de t'amuser à faire tourner le locqueteau des persiennes ; mais veille bien et regarde partout , même sur les toits. CHAPITRE XXX. 313 CHAPITRE XXX. CoRENTiN s'élança rapidement dans la direction indiquée par le petit gars , crut reconnaître mademoiselle de Yerneuil au milieu du brouillard, et la rejoignit effectivement au moment où elle atteignait le poste Saint-Léonard. — Où allez-vous ? dit-il en lui offrant le bras : vous êtes pâle , qu'est-il donc arrivé? Est-il convenable de sortir ainsi toute seule , prenez mon bras. — Où est le commandant? lui demanda-t-elle. A peine mademoiselle de Verneuil avait-elle achevé sa phrase , qu'elle entendit le mouvement d'une reconnaissance militaire en- dehors de la porte Saint-Léonard , et distingua bientôt la grosse voix de Hulot au milieu du tumulte. — Tonnerre de dieu! s'écria-t-il , jamais je n'ai vu moins clair à faire la ronde. Ce ci-devant a commandé le temps, je crois. — De quoi vous plaignez-vous? répondit mademoiselle de Ver- neuil en lui serrant fortement le bras. Ce brouillard peut cacher dans ses ténèbres les instruments de la vengeance comme ceux de la perfidie. — Monsieur le commandant , ajouta-t-elle à voix basse, il s'agit de prendre avec moi des mesures telles qu'il ne puisse pas échapper aujourd'hui. Hulot tressaillit. — Est-il chez vous? lui demanda-t-il d'une voix émue. — Non , répondit-elle ; mais vous me donnerez un homme sûr , et je l'enverrai vous avertir de l'arrivée de ce marquis. — Qu'allez-vous faire? dit Corentin avec empressement. Un soldat chez vous l'effaroucherait; mais un enfant, et j'en trouverai un, n'inspirera pas de défiance... — Commandant, reprit mademoiselle de Verneuil , "grâce à ce 314 LES CUOL'ANS. brouillard que vous maudissez , vous pouvez , dès à présent , cerner ma maison. Mettez des soldats partout. Placez un poste dans l'église Saint-Léonard, pour vous assurer de l'esplanade sur laquelle donnent les fenêtres de mon salon. Apostez des hommes sur la Promenade , car, quoique la fenêtre de ma chambre soit à vingt pieds du sol , le désespoir prête quelquefois la force de franchir les distances les plus périlleuses. Écoutez! Je le ferai probablement sortir par la porte de ma maison ; ainsi , ne donnez qu'à un homme courageux la mission de la surveiller ; car, dit-elle en poussant un soupir, on ne peut pas lui refuser de la bravoure , et il se défendra ! — Gudin ! s'écria le commandant. Aussitôt le jeune Fougerais s'élança du mifieu de la troupe dont Hulot était accompagné et qui avait gardé ses rangs à une certaine distance. — Écoute , mon garçon , lui dit le vieux militaire à voix basse. Ce tonnerre de fille nous livre le Gars sans que je sache pourquoi : c'est égal ; ça n'est pas notre affaire. Tu prendras dix hommes avec toi, et tu te placeras de manière à garder le cul-de-sac au fond duquel est la maison de cette fille ; mais , arrange-toi pour qu'on ne voie ni toi ni tes hommes. — Oui , mon commandant; je connais le terrain. — Eh bien ! mon enfant , reprit Hulot , Beau-Pied viendra t'avertir de ma part du moment où il faudra jouer du bancal. Tâche de joindre toi-même le marquis, et, si tu peux le tuer, afin que je n'aie pas à le fusiller juridiquement, tu seras lieutenant dans quinze jours ou je ne me nomme pas Hulot. — Tenez , mademoiselle , voici un lapin qui ne boudera pas , dit-il à la jeune fille en lui montrant Gudin. Il fera bonne garde devant votre maison , et , si le ci-devant en sort ou veut y entrer, il ne le manquera pas. Gudin partit avec une dixaine de soldats. — Savez-vous bien ce que vous faites? disait tout bas Corentin à mademoiselle de Yerneuil. Elle ne lui répondit pas , et vit partir avec une sorte de conten- tement les hommes qui , sous les ordres d'un sous-lieutenant , allè- rent se placer sur la Promenade , et ceux qui , suivant les instruc- tions de Hulot , se postèrent le long des flancs obscurs de l'église Saint-Léonard. CHAPITRE XXX. 315 — Il y a des maisons qui tiennent à la mienne , dit-elle au com- mandant, cernez-les aussi. Ne nous préparons pas de repentir en négligeant une seule des précautions à prendre. — Elle est enragée , pensa Hulot. — Tse suis-je pas prophète? lui dit Corentin à l'oreille. Quant à celui que je vais mettre chez elle , c'est le petit gars au pied sanglant; ainsi Il n'acheva pas. Mademoiselle de Verneuil s'était , par un mou- vement soudain , élancée vers sa maison où il la suivit en sifflant comme un homme heureux. Quand il la rejoignit, elle avait déjà atteint le seuil de la porte où Corentin retrouva le fils de Galope- Chopine. — Mademoiselle, lui dit-il, prenez avec vous ce petit garçon; vous ne pouvez pas avoir d'émissaire plus innocent et plus actif. — Quand tu auras vu le Gars entré , quelque chose qu'on te dise , sauve-toi , et viens me trouver au corps-de-garde. Je te don- nerai de quoi manger de la galette pendant toute ta vie. A ces mots , soufïlés pour ainsi dire dans l'oreille du petit gars, Corentin se sentit presser fortement la main par le jeune Breton qui suivit mademoiselle de Verneuil. — Maintenant , mes bons amis , expliquez-vous quand vous voudrez ! s'écria Corentin , lorsque la porte se ferma. Si tu fais jamais l'amour, mon petit marquis, ce sera dans un tombeau. Mais Corentin ne put se résoudre à quitter de vue cette maison fatale , et se rendit sur la Promenade où il trouva le commandant occupé à donner quelques ordres. Bientôt la nuit vint. Deux heures s'écoulèrent sans que les différentes sentinelles , placées de dis- tance en distance , eussent rien aperçu qui pût faire soupçonner que le marquis avait franchi la triple enceinte d'hommes attentifs et cachés qui cernaient les trois côtés par lesquels la Tour du Pape- gaut était accessible. Vingt fois Corentin était allé de la Promenade au corps-de-garde, vingt fois son attente avait été trompée; et son jeune émissaire n'était pas encore venu le trouver. Abîmé dans ses pensées, le sbire marchait lentement sur la Promenade , en éprou- vant le martyre que lui faisaient subir trois passions terribles dans leur choc : l'amour , l'avarice , l'ambition. Huit heures sonnèrent à toutes les horloges. La lune se levait fort tard ; le brouillard et la nuit enveloppaient alors dans d'effroyables ténèbres les lieux où le 316 LES CHOUANS. drame conçu par cet homme allait se dénouer. Ce fourbe sut impo- ser silence à ses passions , se croisa fortement les bras sur la poi- trine , et ne quitta pas des yeux la fenêtre qui s'élevait comme un fantôme lumineux au-dessus de cette tour. Quand sa marche le con- duisait du côté des vallées, au bord des précipices , il épiait machi- nalement le brouillard sillonné par les lueurs pâles de quelques lumières qui brillaient cà et là dans les maisons de la ville ou des faubourgs , au-dessus et au-dessous du rempart. Le silence pro- fond qui régnait n'était troublé que par le murmure du Nançon , par les coups lugubres et périodiques du beffroi , par les pas lourds des sentinelles ou par le bruit des armes , quand on venait , d'heure en heure, relever les postes. Tout était devenu solennel , les hommes et la nature. — Il fait noir comme dans la gueule d'un loup , dit en ce moment Pille-Miche. — Va toujours , répondit Marche-à-Terre , et ne parle pas plus qu'un chien mort. — J'ose à peine respirer, répliqua le chouan. — Si celui qui vient de laisser rouler une pierre veut que son cœur serve de gaine à mon couteau , il n'a qu'à recommencer , dit Marche-à-Terre d'une voix si basse qu'elle se confondait avec le fris- sonnement des eaux du Nançon. — Mais c'est moi , dit Pille-Miche. — Eh bien! vieux sac à cidre, reprit le chef, glisse sur ton ventre comme une anguille de haie, sinon , nous allons laisser là nos carcasses plus tôt qu'il ne le faudra. — Hé! Marche-à-Terre, dit en continuant l'incorrigible Pille- Miche , qui s'aida de ses mains pour se hisser sur le ventre, et arriva sur la ligne où se trouvait son camarade , à l'oreille duquel il parla d'une voix si étouffée , que les chouans dont ils étaient suivis n'en- tendirent pas une syllabe : — Hé ! 3Iarche-à-Terre , s'il faut en croire notre grande Garce, il doit y avoir un fier butin là-haut. Veux-tu faire part à nous deux? — Écoute , Pille-Miche ! dit Marche-à-Terre en s'arrêtant à plat ventre. Toute la troupe imita ce mouvement , tant les chouans étaient excédés par les difficultés que le précipice opposait à leur marche. CHAPITRE XXX. 317 — Je te connais , reprit Marche-à-Terre , pour être un de ces bons Jean-prend-Tout , qui aiment autant donner des coups que d'en recevoir, quand il n'y a que cela à choisir. Nous ne venons pas ici pour chausser les souliers des morts , nous sommes diables contre diables, et malheur à ceux qui auront les griffes courtes. La grande Garce nous envoie ici pour sauver le Gars. Il est là , tiens, lève ton nez de chien et regarde cette fenêtre au-dessus de la Tour du Papegaut. En ce moment minuit sonna. La lune se leva et donna au brouil- lard l'apparence d'une fumée blanche. Pille-Miche serra violemment le bras de Marche-à-Terre et lui montra silencieusement , à dix pieds au-dessus d'eux , le fer triangulaire de quelques baïonnettes luisantes. — Les bleus y sont déjà , dit Pille-3Iiche ; nous n'aurons rien de force. — Patience , répondit Marche-à-Terre : si j'ai bien tout examiné ce matin , nous devons trouver , au bas de la Tour du Papegaut , entre les remparts de la Promenade , une petite place où l'on met toujours du fumier, et l'on peut se laisser tomber là-dessus comme sur un lit. — Si Saint-Labre , dit Pille-Miche , voulait changer en bon cidre le sang qui va couler, les Fougerais en trouveraient demain une terrible provision. — Chut ! Et Marche-à-Terre couvrit de sa large main la bouche de son ami ; puis un avis sourdement donné par lui courut , de rang en rang, jusqu'au dernier des chouans suspendus dans les airs, parmi les bruyères des schistes. En effet, Corentin avait une oreille trop exercée pour n'avoir pas entendu le froissement de quelques arbustes tourmentés par les chouans , ou le bruit léger des petits fragments de roches qui roulèrent au bas du précipice. Il était alors arrivé jusqu'au bord de l'esplanade. Marche-à-Terre , qui semblait posséder le don de voir dans l'obs- curité , ou dont les sens , continuellement en mouvement, devaient avoir acquis la finesse de ceux des sauvages, avait entrevu Corentin , ou , comme un chien bien dressé, peut-être l'avait-il senti. Alors le diplomate eut beau écouter le silence et regarder de /|0 318 LES CHOUANS. tous ses yeux le mur naturel formé par les schistes , il n'y put rien découvrir. Si la lueur douteuse du brouillard lui permit d'apercevoir quelques chouans , il les prit pour des fragments du rocher , tant ces corps humains gardèrent bien l'apparence d'une nature inerte. Le danger de la troupe dura peu. Corentin fut attiré par un bruit très-distinct qui se fit entendre à l'autre extrémité de la Promenade, au point où cessait le mur de soutènement et où commençait la pente rapide du rocher. In sentier tracé sur le bord des schistes, et qui communiquait à l'Escalier de la Reine, aboutissait précisément à ce point d'intersection. Au moment où Corentin y arriva, il vit une figure s'élever par enchantement , et, quand il avança la main pour s'emparer de cet être fantastique ou réel auquel il ne supposait pas de bonnes intentions, il rencontra les formes rondes et moelleuses d'une femme. — Que le diable vous emporte , ma bonne ! dit-il en murmurant. Si vous n'aviez pas eu affaire à moi , vous auriez pu attraper une balle dans la tête... Mais d'où venez-vous et où allez-vous à cette heure-ci ? Êtes-vous muette ? — C'est cependant bien une femme , se dit-il à lui-même. Le silence devenant suspect , l'inconnue répondit d'une voix qui annonçait un grand effroi : — Ah! mon bon homme, je revenons de la veillée. — C'est la prétendue mère du marquis , se dit Corentin. Voyons ce qu'elle va faire. — Eh bien! allez par là , la vieille , reprit-il à haute voix en fei- gnant de ne pas la reconnaître. A gauche donc , si vous ne voulez pas être fusillée î Il resta immobile ; mais , en voyant madame du Gua se diriger vers la Tour du Papegaut, il la suivit de loin avec une adresse dia- bolique. Pendant cette fatale rencontre , les chouans s'étaient très-habi- lement postés sur les tas de fumier vers lesquels Marche-à-Terre les avait guidés. — Voilà la grande Garce! se dit tout bas Marche-à-Terre, en se dressant sur ses pieds le long de la Tour, comme aurait pu faire un ours. — Nous sommes là , dit-il à la dame. — Bien! répondit madame du Gua. Si tu peux trouver une CHAPITRE SXX. 319 échelle dans la maison dont le jardil^ aboutit à six pieds au-dessous du fumier, le Gars serait sauvé. Vois-tu cet œil-de-bœuf là-haut? il donne dans un cabinet de toilette attenant à la chambre à cou- cher ; c'est là qu'il faut arriver. Ce pan de la Tour, au bas duquel vous êtes, est le seul qui ne soit pas cerné. Les chevaux sont prêts, et, si tu as gardé le passage du Nançon , en un quart-d'heure nous devons le mettre hors de danger, malgré sa folie. Mais, si cette catin veut le suivre, poignardez-la. Corentin apercevant dans l'ombre quelques-unes des formes indistinctes qu'il avait d'abord prises pour des pierres se mouvoir avec adresse , alla sur-le-champ au poste de la porte Saint-Léo- nard, où il trouva le commandant dormant tout habillé sur le lit de camp. — Laissez-le donc , dit brutalement Beau-Pied à Corentin ; il ne fait que de se poser là. — Qu'y a-t-il ? demanda Hulot. — Les chouans sont ici , répondit Corentin. — Impossible , mais tant mieux ! s'écria le commandant , tout endormi qu'il était, au moins l'on se battra. Lorsque Hulot arriva sur la Promenade , Corentin lui montra dans l'ombre la singulière position occupée par les chouans. — Ils auront trompé ou étouffé les sentinelles que j'ai placées entre l'Escalier delà Reine et le château! s'écria le commandant. Ah ! quel tonnerre de brouillard. Mais patience ! je vais envoyer, au pied du rocher , une cinquantaine d'hommes , sous la conduite d'un lieutenant. Il ne faut pas les attaquer là , car ces animaux-là sont si durs, qu'ils se laisseraient rouler jusqu'en bas du précipice, comme des pierres , sans se casser un membre. La cloche fêlée du beffroi sonna deux heures lorsque le comman- dent revint sur la Promenade, après avoir pris les précautions militaires les plus sévères , afin de se saisir des chouans commandés par Marche-à-Terre. En ce moment, tous les postes ayant été doublés, la maison de mademoiselle de Verneuil était devenue le centre d'une petite armée. Le commandant trouva Corentin absorbé dans la contempla- lion delà fenêtre qui dominait la Tour du Papegaut. — Citoyen , lui dit Hulot , je crois que le ci-devant nous embête ; car rien n'a encore bougé. \ 320 LES CHOUANS. — Il est là ! s'écria Corentin en montrant la fenêtre. J'ai vu l'ombre d'un homme sur les rideaux ! Je ne comprends pas ce qu'est devenu mon petit gars. Ils l'auront tué ou séduit. Tiens, com- mandant, vois-tu? voici un homme! marchons! — Je n'irai pas le saisir au lit , tonnerre de dieu ! Il sortira , s'il est entré; alors Gudin ne le manquera pas! s'écria Hulot qui avait ses raisons pour attendre. — Allons , commandant , je t'enjoins , au nom de la loi , de mar- cher à l'instant sur cette maison. — Tu es encore un joli coco , pour vouloir me faire aller. Sans s'émouvoir de la colère du commandant, Corentin lui dit froidement : — Tu m'obéiras ! Puis il tira de sa poche un papier. — Voici un ordre en bonne forme, signé du ministre de la guerre, qui t'y forcera, reprit-il. Est-ce que tu t'imagines que nous sommes assez simples pour laisser cette fiile-là agir comme elle l'entend? — Je prends la liberté, citoyen, de t'envoyer faire... tu me comprends? Suffit. Pars du pied gauche, laisse-moi tranquille, et plus vite que ça. — Mais lis, dit Corentin. — Ne m'embête pas de tes fonctions ! s'écria Hulot indigné de recevoir des ordres d'un être qu'il trouvait si méprisable. En ce moment le fils de Galope-Chopine se trouva au milieu d'eux , comme un rat qui serait sorti de terre. — Le Gars est en route, s'écria-t-il. — Par où... — Par la rue Saint-Léonard. — Beau-Pied , dit Hulot à l'oreille du caporal qui se trouvait auprès de lui , cours prévenir l'adjudant de s'avancer sur la maison et de faire un joli petit feu de file : tu m'entends ? Le caporal partit. — Par file à gauche, en avant sur la Tour, vous autres! s'écria le commandant. CHAPITRE XXXI. 321 CHAPITRE XXXI. Quand les passions arrivent à une catastrophe, elles nous sou- mettent à une puissance d'enivrement bien supérieure aux mesquines irritations du vin ou de l'opium. La lucidité que contractent alors les idées , la délicatesse des sens trop exaltés , produisent les effets les plus étranges et les plus inattendus. Alors , en se trouvant sous la tyrannie d'une même pensée , certaines personnes aperçoivent clairement les objets les moins perceptibles , tandis que les choses les plus palpables sont pour eux comme si elles n'existaient pas. Mademoiselle de Yerneuil était en proie à cette espèce d'ivresse qui fait de la vie réelle une vie semblable à celle des somnambules, lorsqu'après avoir lu la lettre du marquis , elle s'empressa de tout ordonner pour qu'il ne pût échapper à sa vengeance , comme naguère elle avait tout préparé pour une fête d'amour. 3Iais quand elle vit sa maison soigneusement entourée , par ses ordres , d'un triple rang de baïonnettes , une lueur soudaine brilla dans son âme ; elle jugea sa propre conduite et pensa avec une sorte d'horreur qu'elle venait de commettre un crime. Dans un premier mouvement d'anxiété, elle s'élança vivement vers le seuil de sa porte, et y resta pendant un moment immobile , en s'efforçantde réfléchir sans pouvoir achever une idée. Elle doutait si complètement de ce qu'elle venait de faire, qu'elle chercha pourquoi elle se trouvait dans l'antichambre de sa maison , en tenant un enfant inconnu par la main. Devant elle des milliers d'étincelles nageaient en l'air comme des langues de feu. Elle se mit à marcher pour secouer l'hor- rible torpeur dont elle était enveloppée ; mais , semblable à une personne qui sommeille , aucun objet ne lui apparaissait avec sa forme ou ses couleurs vraies. Elle serrait la main du petit garçon avec une violence qui ne lui était pas ordinaire , et l'entraînait par une marche si précipitée, qu'elle semblait avoir racti\ité d'une folle. 322 LES CHODANS. Elle ne vit rien de tout ce qui était dans le salon quand elle le traversa , et cependant elle y fut saluée par trois hommes qui se séparèrent pour lui donner passage. — La voici , dit l'un d'eux. — Elle est bien belle, s'écria le prêtre. — Oui , répondit le premier ; mais comme elle est pâle et agitée ! . . — Et distraite , ajouta le troisième ; elle ne nous voit pas. A la porte de sa chambre , mademoiselle de Yerneuil aperçut la figure douce et joyeuse de Francine , qui lui dit à l'oreille : — Il est là , 3Iarie. Alors mademoiselle de Yerneuil se réveilla , put réfléchir, regarda l'enfant qu'elle tenait , le reconnut et répondit à Francine : — Enferme ce petit garçon , et , si tu veux que je vive , garde-toi bien de le laisser s'évader. En prononçant ces paroles avec lenteur, elle avait fixé les yeux sur la porte de sa chambre , où ils restèrent attachés avec une si effrayante immobilité , qu'on eût dit qu'elle voyait sa victime à tra- vers l'épaisseur des panneaux. Elle poussa doucement la porte et la ferma sans se retourner; car elle aperçut le marquis debout devant la cheminée. Sans être trop recherchée , sa toilette avait un certain air de fête et de parure qui ajoutait encore à l'éclat que presque toutes les femmes trou- vent à leurs amants. A cet aspect, mademoiselle de Yerneuil retrouva toute sa pré- sence d'esprit. Ses lèvres , fortement contractées quoiqu'entr'ou- vertes, laissèrent voir l'émail de ses dents blanches, et dessinèrent un sourire arrêté dont l'expression était plus terrible que volup- tueuse. Elle marcha d'un pas lent vers le jeune homme , et , lui montrant du doigt la pendule, elle lui dit avec une sorte de gaieté : — Un homme digne d'amour vaut bien la peine qu'on l'attende. Mais , abattue par la violence de ses sentiments , elle tomba sur le sopha qui se trouvait auprès de la cheminée. i<-^ Ma chère Marie , que vous êtes séduisante quand vous êtes en colère ! dit le marquis en s'asseyant auprès d'elle , lui prenant une main qu'elle laissa prendre et implorant un regard qu'elle refusait. — J'espère , continua-t-il d'une voix tendre et caressante, que Marie sera daiis un instant bien chagrine d'avoir dérobé sa tête à son heureux mari. CHAPITRE XXXI. 323 En entendant ces mots , elle se tourna brusquement et le regarda dans les yeux. — Que signifie ce regard terrible? reprit-il en riant. Que ta main est brûlante ! mon amour, qu'as-tu? — Mon amour! répondit-elle d'une voix sourde et altérée. — Oui , dit-il en se mettant à genoux devant elle , en lui prenant les deux mains qu'il couvrit de baisers; oui, mon amour, je suis à toi pour la vie. Elle le poussa violemment et se leva. Ses traits se contractèrent ; elle rit comme rient les fous et lui dit : — Tu n'en crois pas un mot , homme plus fourbe que le plus ignoble scélérat. Elle sauta vivement sur le poignard qui se trouvait auprès d'un vase de fleurs , et le fit briller à deux doigts de la poitrine du jeune homme surpris. — Bah ! dit-elle en le jetant , je ne t'estime pas assez pour te tuer! Ton sang est même trop vil pour être versé par des soldats , et je ne vois pour toi que le bourreau. Ces paroles furent péniblement prononcées d'un ton bas, et elle trépignait des pieds , comme un enfant gâté qui s'impatiente. Le marquis s'approcha d'elle en cherchant à la saisir. — Ne me touchez pas ! s'écria t-elle en se reculant par un mouvement d'horreur. — Elle est folle, se dit le marquis au désespoir. — Oui , folle ! répéta-t-elle ; mais pas encore assez pour être ton jouet. Que ne pardonnerais-je pas à la passion ! mais vouloir me posséder sans amour, et récrire à cette... — A qui donc ai-je écrit? demanda-t-il. — A cette femme chaste qui voulait me tuer. Là, le marquis pâlit, serra le dos du fauteuil qu'il tenait, de manière à le briser et s'écria : — Si madame du Gua a été capable de cette noirceur... Mademoiselle de Yerneuil chercha la lettre , ne la retrouva plus, appela Francine , et la Bretonne vint. — Où est cette lettre ? — Monsieur Corentin l'a prise. — Corentin! Ah! je comprends tout ; il a fait la lettre et m'a trompée comme il trompe , avec un art diabolique. Après avoir jeté un cri perçant, elle alla tomber sur le sopha , 324 LES CHOUANS. et un déluge de larmes sortit de ses yeux. Le doute comme la cer- titude était horrible. Le marquis se précipita aux pieds de sa maî- tresse , la serra contre son cœur en lui répétant dix fois ces mots , les seuls qu'il pût prononcer : — Pourquoi pleurer, mon ange? où est le mal? Tes injures ne sont-elles pas de l'amour; ne pleure pas, je t'aime ! je t'aime toujours ! Tout à coup il se sentit presser par elle avec une force surnatu- relle, et, au milieu de ses sanglots : — Tu m'aimes donc! dit-elle. — Tu en doutes encore ! répondit-il d'un ton plein de mélan- colie. Elle se dégagea brusquement de ses bras et se sauva comme effrayée et confuse , à deux pas de lui. — Si j'en doute ! s'écria-t-elle. Elle vit le marquis sourire avec une si douce ironie, que les paroles expirèrent sur ses lèvres. Elle se laissa prendre par la main et conduire jusque sur le seuil de la porte. Mademoiselle de Ver- neuil aperçut au fond du salon un autel dressé à la hâte pendant son absence. Le prêtre était en ce moment revêtu de son costume sacerdotal. Des cierges allumés jetaient sur le plafond un éclat aussi doux que l'espérance. Elle reconnut dans les deux hommes qui l'avaient saluée le comte de Bauvan et le chevalier de Renty , deux témoins choisis par M. de Montauran. — Me refuseras-tu toujours ? lui dit tout bas le marquis. A cet aspect, elle fit tout à coup un pas en arrière pour regagner sa chambre, tomba sur les genoux , leva les mains vers le marquis et lui cria : — Ah ! pardon , pardon , pardon î Sa voix s'éteignit , sa tête se pencha en arrière , ses yeux se fer- mèrent, et elle resta entre les bras du marquis et de Francine comme si elle eût expiré. Quand elle ouvrit les yeux, elle ren- contra le regard du jeune chef, un regard plein d'une amoureuse bonté. — Marie , patience! cet orage est le dernier , dit-il. — Le dernier, répéta-t-elle. Francine et le marquis se regardèrent avec surprise ; mais elle leur imposa silence par un geste. — Appelez le prêtre , dit-elle, et laissez-moi seule avec lui. Ils se retirèrent. — Mon père, dit-elle au prêtre qui apparut soudain devant elle, CHAPITRE XXXI. 325 mon père , dans mon enfance , un vieillard à cheveux blancs , sem- blable à vous, me répétait souvent qu'avec une foi bien vive on obte- nait tout de Dieu; est-ce vrai? — C'est vrai , répondit le prêtre. Tout est possible à celui qui a tout créé. Alors mademoiselle de Verneuil se précipita à genoux avec un incroyable enthousiasme. — O mon Dieu! dit-elle dans son extase, ma foi en toi est égale à mon amour pour lui ! inspire-moi ! Fais ici un miracle ou prends ma vie. — Vous serez exaucée, dit le prêtre. Mademoiselle de Verneuil vint s'offrir à tous les regards en s'ap- puyant sur le bras de ce vieux prêtre à cheveux blancs. Une émotion profonde et secrète la livrait à l'amour d'un amant , plus brillante qu'en aucun jour passé; car une sérénité pareille à celle que les peintres se plaisent à donner aux martyrs imprimait à sa figure un caractère imposant. Elle tendit la main au marquis , et ils s'avancèrent ensemble vers l'autel où ils s'agenouillèrent. Ce mariage qui allait être béni à deux pas du lit nuptial ; cet autel élevé à la hâte ; cette croix , ces vases , ce calice , apportés secrètement par un prêtre ; cette fumée d'encens répandue sous des corniches qui n'avaient encore vu que la fumée des repas ; ce prêtre qui ne portait qu'une étole par-dessus sa soutane; ces cierges dans un salon; tout formait une scène touchante et bizarre qui achève de peindre ces temps de triste mémoire où la discorde civile avait renversé les institutions les plus saintes. Alors les cérémonies religieuses avaient toute la grâce des mystères : les enfants étaient ondoyés dans les chambres où gémissaient encore les mères , comme autrefois le Seigneur allait, simple et pauvre, consoler les mourants; puis les jeunes filles recevaient pour la première fois le pain sacré dans le lieu même où elles jouaient la veille. L'union du marquis et de mademoiselle de Verneuil allait être consacrée, comme tant d'autres unions, par un acte contraire à la législation nouvelle ; mais , plus tard , ces mariages , bénis pour la plupart au pied des chênes , furent tous scrupuleusement reconnus. Le prêtre , qui conservait ainsi les anciens usages jusqu'au dernier moment , était un de ces hommes fidèles à leurs principes, au fort des orages. Sa voix pure du serment exigé par la république ne 41 32G LES CHOUANS. répandait à travers la tempête que des paroles de paix. Il n'attisait pas , comme l'avait fait l'abbé Gudin, le feu de l'incendie; mais il s'était, avec beaucoup d'autres , voué à la dangereuse mission d'ac- complir les devoirs du sacerdoce pour les âmes restées catholiques. Afin de réussir dans ce périlleux ministère, il usait de tous les pieux artifices nécessités par la persécution , et le marquis n'avait pu le trouver que dans une de ces excavations qui , de nos jours encore, portent le nom de la cachette du prêtre. La vue de sa figure pâle et souffrante inspirait si bien la prière et le respect , qu'elle suffisait pour donner à cette salle mondaine l'aspect d'un saint lieu. L'acte de malheur et de joie était tout prêt. Avant de commen- cer la cérémonie , le prêtre demanda, au milieu d'un profond silence, les noms de la fiancée. — Marie Nathalie , fille de mademoiselle Blanche d'Hautcfeuille et de Victor Amédée, duc de Verneuil. — Née? — Le 11 décembre 1774. — Où? — A Alençon. — Je ne croyais pas , dit tout bas le comte au chevalier , que Montauran ferait la sottise de l'épouser ! La fille naturelle d'un duc , fi donc ! Si c'était du roi , encore passe ! Les noms du marquis avaient été remplis à l'avance. Les deux amants signèrent et les témoins après. La cérémonie commença. En ce moment , mademoiselle de Verneuil entendit seule le bruit des fusils et celui de la marche lourde et régulière des soldats qui venaient sans doute relever le poste de bleus qu'elle avait fait placer dans l'église; alors elle tressaillit et leva les yeux sur la croix de l'autel. — La voilà une sainte , dit tout bas Francine. — Qu'on me donne de ces saintes-là et je serai diablement dévot , ajouta le chevalier à voix basse. Lorsque le prêtre fit à mademoiselle de Verneuil la question d'usage , elle répondit par un oui accompagné d'un soupir profond. Elle se pencha à l'oreille de son mari et lui dit : — Dans peu vous saurez pourquoi j'ai manqué au serment que j'avais fait de ne jamais vous épouser. Lorsqu'après la cérémonie , l'assemblée passa dans une salle où CUAPITIIE XXXI. 327 le dîner avait été servi , et au moment où les convives s'assirent , Jéréraie arriva tout épouvanté. La pauvre mariée se leva brusque- ment , alla au-devant de lui , suivie de Francine , et , sur un de ces prétextes que les femmes savent si bien trouver , elle pria le marquis de faire tout seul, pendant un moment, les honneurs du repas, et emmena le domestique avant qu'il eût commis une indis- crétion qui serait devenue fatale. — Ah! Francine! se sentir mourir et ne pas pouvoir dire : — Je meurs!., s'écria mademoiselle de Verneuil qui ne reparut plus. Cette absence pouvait trouver sa justification dans la cérémonie qui venait d'avoir lieu. A la fin du repas , et au moment où l'in- quiétude du marquis était au comble , Marie revint dans tout l'éclat du vêtement des mariées. Sa figure était joyeuse et calme, tandis que Francine qui l'accompagnait avait une terreur si pro- fonde empreinte sur tous les traits , qu'il semblait aux convives voir dans ces deux figures un tableau bizarre où l'extravagant pin- ceau du Salvator Rosa aurait représenté la vie et la mort se tenant par la main. — Messieurs , dit-elle au prêtre , au chevalier et au comte , vous serez mes hôtes pour ce soir ; car il y aurait trop de danger pour vous à sortir de Fougères. Cette bonne fille que voici a mes instruc- tions et conduira chacun de vous dans son appartement. — Pas de rébellion, dit-elle au prêtre qui allait parler; j'es- père que vous ne désobéirez pas à une femme, le jour de ses noces ! Une heure après , elle se trouva seule avec son amant dans la chambre voluptueuse qu'elle avait si gracieusement disposée. Ils arrivèrent enfin à ce lit fatal où , comme dans un tombeau , se brisent tant d'espérances ; où le réveil à une belle vie est si incer- tain ; où meurt , où naît l'amour , suivant la portée des caractères qui ne s'éprouvent que là. Marie regarda la pendule et se dit : — Six heures à vivre. 328 LES CHOUANS. — J'ai donc pu dormir, s'écria la marquise , réveillée en sursaut par un de ces mouvements soudains qui nous font tressaillir lors- qu'on a fait la veille un pacte en soi-même , afin de s'éveiller le lendemain à une certaine heure. — Oui , j'ai dormi , répéta-t-elle, en voyant , à la lueur des bougies , que l'aiguille de la pendule allait bientôt marquer deux heures du matin. Elle se retourna et contempla son époux. Le marquis dormait, la tète appuyée sur une de ses mains , à la manière des enfants , et de l'autre il serrait celle de sa maîtresse en souriant à demi, comme s'il se fut endormi au milieu d'un baiser. — Ah ! se dit-elle à voix basse , il a le sommeil d'un enfant ! Mais pouvait-il se défier de moi , de moi , qui lui dois un bonheur sans nom! Elle le poussa légèrement ; il se réveilla et acheva de sourire. Il baisa la main qu'il tenait, et regarda cette malheureuse femme avec des yeux si étincelants que, n'en pouvant soutenir le volup- tueux éclat , elle déroula lentement ses larges paupières , comme pour s'interdire à elle-même une dangereuse contemplation ; mais, en voilant ainsi le feu de ses regards , elle excitait si bien le désir en paraissant s'y refuser, que , si elle n'avait pas eu de profondes terreurs à cacher, son mari aurait pu l'accuser d'une trop grande coquetterie. Ils relevèrent ensemble leurs têtes charmantes, et se firent mutuellement un signe de reconnaissance plein des plai- sirs qu'ils avaient goûtés; mais, après un rapide examen du déh- cieux tableau que lui offrait la figure de sa femme , le marquis , attribuant à un sentiment de mélancolie les nuages répandus sur CHAPITRE XXXI. 329 le front de Marie , lui dit d'une voix douce : — Pourquoi cette ombre de tristesse, mon amour? Elle se jeta sur le sein du marquis et pleura. — Pauvre Alphonse, où crois -tu donc que je t'aie mené? demanda-t-elle en tremblant. — Au bonheur. — A la mort. Puis, tressaillant d'horreur, elle s'élança hors du lit; le marquis étonné la suivit ; sa femme l'amena près de la fenêtre. Après un geste délirant qui lui échappa , elle releva les rideaux de la croisée, et lui montra du doigt, sur la place, une vingtaine de soldats. La lune ayant dissipé le brouillard , éclairait de sa blanche lumière les habits , les fusils , l'impassible Corentin qui allait et venait comme un chacal attendant sa proie , et le commandant , les bras croisés , immobile , le nez en l'air, les lèvres retroussées , attentif et chagrin. — Eh ! laissons-les , Marie , et reviens. — Pourquoi ris-tu? Alphonse, c'est moi qui les ai placés-là. — Tu rêves? — Non. Ils se regardèrent un moment ; le marquis devina tout , et , la serrant dans ses bras : — Va ! je t'aime toujours , dit-il. — Tout n'est donc pas perdu! s'écria 3Iarie. — Alphonse? dit-elle après une pause. — Eh bien ? — Il y a de l'espoir. En ce moment , ils entendirent distinctement le cri sourd de la chouette. Francine sortit tout à coup du cabinet de toilette. — Pierre est là , dit-elle avec une joie qui tenait du délire. 330 LES CHOUANS. CHAPITRE XXXII. La marquise et Francine revêtirent M. de 3Iontauran d'un cos- tume de chouan avec cette étonnante promptitude qui n'appar- tient qu'aux femmes. Lorsque la marquise vit son mari occupé à charger les armes que Francine apporta , elle s'esquiva lestement après avoir fait un signe d'intelligence à sa fidèle Bretonne. Fran- cine conduisit alors le marquis dans le cabinet de toilette attenant à la chambre , et le jeune chef, en voyant une grande quantité de draps fortement attachés , put se convaincre de l'active sollicitude avec laquelle la Bretonne avait travaillé à tromper la vigilance des soldats. — Jamais je ne pourrai passer par-là , dit le marquis en exami- nant l'étroite baie de l'œil-de-bœuf. En ce moment une grosse figure noire en remplit entièrement l'ovale, et une voix rauque, bien connue de Francine, cria douce- ment : — Dépêchez-vous , mon général ; ces crapauds de bleus se remuent. — Oh ! encore un baiser, dit une voix tremblante et douce. Le marquis, dont les pieds atteignaient l'échelle libératrice, mais qui avait encore une partie du corps engagée dans l'œil-de- bœuf, se sentit pi-essé par une étreinte de désespoir. Il jeta un cri en reconnaissant ainsi que sa femme avait pris ses habits de chouan. Il voulut la retenir; mais elle s'arracha brusquement de ses bras , et il se trouva forcé de descendre. Il gardait à la main un lambeau d'étoffe, et la lueur de la lune venant à l'éclairer soudain, il s'aperçut que ce lambeau devait appartenir au gilet qu'il avait porté la veille. — Halte! feu de peloton. Ces mots , prononcés par Hulot au milieu d'un silence qui avait quelque chose d'horrible , rompirent le charme sous l'empire duquel CnAPITRE XXXII. 331 semblaient être les hommes et les lieux. Une salve de balles arriva du fond de la vallée jusqu'au pied de la Tour, et succéda à la décharge que firent les bleus placés sur la Promenade. Le feu des républicains n'offrit aucune interruption et fut horrible, impi- toyable. Les victimes ne jetèrent pas un cri. Entre chaque décharge le silence était sombre et effrayant. Corentin ayant cependant entendu tomber du haut de l'échelle un des personnages aériens qu'il avait signalés au commandant , soupçonna quelque piège. — Pas un de ces animaux-là ne chante , dit-il à Hulot : ces deux amants sont bien capables de nous amuser ici par quelque ruse, tandis qu'ils se sauvent peut-être d'un autre côté... L'espion , impatient d'éclaircir le mystère , envoya le fils de Galope-Chopine chercher des lumières. La supposition de Corentin avait été si bien comprise de Hulot , que le vieux soldat , préoccupé par le bruit d'un engagement très-sérieux qui avait lieu au poste de Saint-Léonard , s'écria : — C'est vrai : ils ne peuvent pas être deux. Et il s'élança vers le corps-de-garde. — On lui a lavé la tête avec du plomb , mon commandant , lui dit Beau-Pied qui venait à sa rencontre ; mais il a tué Gudin et blessé deux hommes. Ah ! l'enragé ! il avait enfoncé trois rangées de lapins, et aurait gagné les champs sans le factionnaire de la porte Saint-Léonard qui l'a embroché avec sa baïonnette. En entendant ces paroles, le commandant inquiet se précipita dans le corps-de-garde; il vit sur ce lit de camp le corps ensanglanté que l'on venait d'y placer, s'approcha du prétendu marquis, et leva le chapeau qui en couvrait la figure. — Je m'en doutais , s'écria-t-il en tombant sur une chaise et se croisant les bras avec force , elle l'avait , sacré tonnerre , gardé trop longtemps. Tous les soldats restèrent immobiles , car l'action du comman- dant avait fait dérouler les longs cheveux noirs d'une femme. Tout à coup le silence fut interrompu par le bruit d'une multitude armée. Corentin entra dans le corps-de-garde en précédant quatre soldats , qui , sur leurs fusils placés en forme de civière , portaient M. de 3Iontauran auquel plusieurs coups de feu avaient cassé les cuisses. Le marquis fut déposé sur le lit de camp , auprès de sa 332 LES CHOUANS. femme ; il l'aperçut et lui saisit la main par un geste convulsif . La mourante tourna péniblement la tète , reconnut son mari , frissonna par une secousse horrible à voir, et murmura ces paroles d'une voix presque éteinte : — Un jour sans lendemain! tu l'avais dit toi-même. — Portez-les à l'hôpital voisin! s'écria Corentin. Hulot prit le sbire par le bras , de manière à lui laisser l'em- preinte de ses ongles dans la chaire , et lui dit : — Puisque ta besogne est finie par ici , fiche-moi le camp , et regarde bien la figure du commandant Hulot , pour ne jamais te trouver sur son passage , si tu ne veux pas qu'il te fourre son bancal dans le ventre. Et déjà le vieux soldat tirait son sabre hors du fourreau. — Voilà encore un de mes honnêtes gens qui ne feront jamais fortune , se dit Corentin , quand il fut hors du corps-de-garde. FIN. -{m-^L ^fl**. :V*'i^ laâ )ç j> ■ I : > %. # i».-